— Moi j’y étais, Madame ma mère, et j’espère vous avoir représentée de façon fort convenable, s’écria une voix juvénile qui se rapprochait.

Et Marie eut soudain devant elle sa fille Charlotte qui, en riant de ses dents blanches, lui faisait sa révérence. Elle avait seize ans : elle était ravissante, blonde comme un champ de blé avec les immenses yeux outremer de Marie. Elle semblait avoir hérité de la vitalité de sa mère, dansant plus qu’elle ne marchait et riant à tout bout de champ. Que cette jolie créature fût sa fille stupéfiait Marie tout en lui inspirant de l’orgueil : celle-là, elle en était sûre, était vraiment de son sang… Encore ne savait-elle pas jusqu’à quel point !

Les quelques jours que l’on passa tous ensemble à Dampierre furent délicieux, même si les mines confites du jeune duc de Luynes et de son épouse tentèrent vainement d’y mettre un bémol. Marie raconta ses aventures. Une version expurgée, naturellement, mais que sa belle-fille assaisonnait à la dérobée de signes de croix aussi rapides que furtifs qui mettaient Marie en joie et lui donnaient envie d’en dire davantage. Cependant, elle s’abstint par respect pour le reste de son auditoire. Elle parla longuement avec Charlotte, découvrit que sa fille ne rêvait que de la suivre, plus longuement encore avec Herminie que les années avaient transformée en une charmante jeune femme. Un peu ronde peut-être mais cela ne devait pas déplaire à son époux. Tel qu’il était, le couple filait le parfait amour et Marie, avec un soupçon d’envie considérait cette plante rarissime éclose en son absence sous son propre toit : un couple heureux, soudé par un amour mutuel évident et solide. Aussi se garda-t-elle d’y apporter la moindre touche d’ombre en reprochant à Herminie de ne pas l’avoir rejointe. C’était son sort, apparemment, de voir ses suivantes la quitter pour plus haut qu’elle : après la mort de Chalais, Elen du Latz avait rejoint Dieu par le truchement des Ursulines de Nantes. Quant à l’ancienne terreur des couvents de Lorraine, c’était l’amour qui la lui avait prise. Elle se consola de bon cœur : en Charlotte, elle trouvait une compagne idéale et plus proche d’elle que quiconque. Aussi laissa-t-elle les Malleville reprendre le chemin de leur château du Cotentin où, à les entendre, il faisait si bon vivre. Puis n’y pensa plus : la page était tournée, et elle avait largement de quoi s’occuper.



Revenue rue Saint-Thomas-du-Louvre, elle commença par se rendre auprès de Monsieur, devenu Lieutenant général du royaume ainsi que l’exigeait le protocole de cour. Il vivait à présent au palais du Luxembourg, hérité de sa défunte mère, avec Marguerite, sa nouvelle duchesse d’Orléans qu’à la veille de sa mort Louis XIII lui avait enfin permis d’épouser officiellement : cela ne faisait jamais que la troisième bénédiction nuptiale pour ces deux-là, les précédentes, celles de Nancy et de Malines, ayant été déclarées non valables !

Ce que Marie voulait savoir, c’était ce que pensait le Prince de la Régente et de son Ministre mais, pour une fois, Gaston resta dans une réserve prudente : il en était encore à attendre dans quel sens le vent allait tourner. En revanche, Marie retrouva la jeune épousée avec plaisir : elle l’avait connue fillette au palais de Nancy et reçut d’elle l’assurance qu’elle serait toujours la bienvenue au Luxembourg.

Elle en sortait quand, regagnant son carrosse, elle se trouva soudain nez à nez avec César de Vendôme qu’elle n’avait pas revu depuis que, ensemble, ils animaient le « parti de l’Aversion », destiné à empêcher Monsieur d’épouser Mademoiselle de Montpensier. Il y avait à cela une raison simple : durant tout ce temps, le séduisant bâtard d’Henri IV et de Gabrielle d’Estrées n’avait quitté le donjon de Vincennes où son frère, le Grand Prieur, avait trouvé la mort, que pour divers refuges, comme l’Angleterre ou autres lieux d’exil d’où l’avait ramené le double trépas de Richelieu et de Louis XIII. Il était devenu une sorte de curiosité, depuis le temps que l’on parlait de lui sans jamais le rencontrer. Et c’est à grand fracas qu’il avait enfin réintégré son magnifique hôtel du faubourg Saint-Honoré[23]. Il parut enchanté de revoir Marie :

— Ma chère Duchesse, lui dit-il, vous êtes plus belle que jamais ! Et j’espère que vous nous rapportez intact cet esprit vif qui savait nous galvaniser jadis car en vérité nous en avons un énorme besoin !

Se gardant de lui retourner son compliment parce qu’il ne possédait plus que des traces de son ancienne splendeur physique, Marie lui offrit son plus charmant sourire :

— Besoin de moi ? Mais… pourquoi ?

— Voilà une question qui m’étonne venant de vous. N’êtes-vous pas allée au Louvre ? N’avez-vous pas rencontré la Régente ?

— Si fait ! Cependant, je n’ai pas reçu l’accueil que j’étais en droit d’espérer après tant d’années d’aveugle dévouement Elle m’a « conseillé » de me retirer à la campagne afin de ne point contrister les alliés du royaume par une présence aussi notoirement attachée à l’Espagne ! C’est à n’y rien comprendre… Elle tourne le dos à son pays bien-aimé ?

— Eh oui ! Pour plaire à ce faquin de Mazarin que lui a légué Richelieu, son pire ennemi cependant. Et il est le premier des Ministres, choyé par elle, écouté par elle, prôné par elle alors qu’après la mort du Roi mon frère, nous avons tous cru qu’allait commencer le règne de François de Beaufort, mon fils dont j’aurais juré qu’elle était éprise !

— Ah oui ? Contez-moi cela ! fit-elle, vivement intéressée tout à coup. N’oubliez pas que j’arrive pour ainsi dire de la lune…

— Dans ce cas accordez-moi l’hospitalité de votre carrosse ! Je vous accompagne jusque chez vous après quoi il me ramènera ici. Je préviens mes gens.

Un instant plus tard, ils descendaient ensemble la rue de Tournon et César expliquait à Marie que, depuis longtemps, Beaufort son cadet était épris de la Reine. N’étant pas frappé d’exil et combattant même dans les armées du Roi où sa vaillance faisait merveille, il était vu d’un œil assez doux par Anne d’Autriche à chacun de ses retours…

— Il est pourtant l’amant de ma belle-mère, Marie de Montbazon ?

— Certes… et d’autres aussi. François ne compte plus ses maîtresses mais au fond de son cœur, seule existait la Reine, même si la jalousie de mon royal frère obligeait à la prudence…

— Vous voulez dire qu’il aurait été… son amant ? souffla Marie abasourdie.

Vendôme prit un air fin qui ne lui allait pas du tout :

— Je ne dis rien… sinon que Mademoiselle de Hautefort, si elle voulait rompre son silence, pourrait peut-être nous en apprendre plus ! Quoi qu’il en soit, à la mort du Roi, elle a confié ses enfants et elle-même à mon fils qu’elle proclamait « le plus honnête homme de France ». Elle ne voyait que par lui et il entrait chez elle à toute heure. Il en était assez fier, ce qui l’a conduit à une belle sottise : un matin, il a pénétré dans l’appartement de la Reine sans se faire annoncer comme cela lui arrivait fréquemment. Or, elle était au bain et, au milieu de ses femmes, elle l’a chassé avec de grands cris de fureur… et, à partir de ce moment, s’est rapprochée de ce cuistre d’italien ! Vous devinez la douleur, l’indignation de Beaufort ? Il a juré de tirer la Régente des griffes de ce Cardinal pour rire qui n’est même pas gentilhomme ! Au moins l’autre, Richelieu, était un seigneur… Vous devriez vous entendre avec François : je sais qu’il vous admire énormément…

— De loin alors ? fit Marie en riant. Il y a si longtemps qu’il ne m’a vue qu’il ne doit plus savoir à quoi je ressemble. Mais dites-moi ce qu’il cherche, lui ? ajouta-t-elle plus sérieusement. Est-ce le gouvernement ? Veut-il être le premier des Ministres ?

— Non. L’Amirauté lui suffirait comme à moi de retrouver mon gouvernement de la Bretagne. La mer est l’élément favori de mon fils et, à condition qu’il y ait aux commandes un autre personnage que ce triste sire…

— Le marquis de Châteauneuf lui agréerait-il ?

— Pourquoi pas ? Il est des nôtres et il est temps que la Régente nous rende, à nous les Grands, ce que Richelieu nous a volé…

— En ce cas je recevrai avec plaisir Monsieur le duc de Beaufort…

Il vint le soir même et Marie eut un éblouissement. Il était superbe. Beau tel un héros de roman avec ses longs cheveux d’un blond nordique, son regard bleu étincelant, son visage énergique mais volontiers souriant, son corps d’athlète et certaine désinvolture séduisante au possible. Ce n’était pas un intellectuel – loin de là, mais Marie non plus ! – il cultivait volontiers le calembour et mettait facilement un mot à la place d’un autre. Galant et courtois de nature il pouvait être d’une effroyable grossièreté mais les femmes en raffolaient et le peuple qui l’appellerait bientôt « le roi des Halles » l’adorait.

Marie, pour sa part, eût apprécié peut-être un intermède avec ce magnifique garçon de vingt-sept ans mais elle sentit qu’à tenter de le séduire elle perdrait son temps : quelqu’un d’autre occupait son esprit et son cœur. Pour tâter le terrain, elle parla de Madame de Montbazon et il sourit à l’image évoquée. Puis elle parla de la Reine et François de Beaufort se ferma comme une huître avec, dans le regard, un reflet douloureux qui la renseigna : il aimait Anne d’Autriche. Elle en eut confirmation en évoquant Mazarin car alors il donna libre cours à sa colère :

— Ce rustre, ce faquin, ce plat valet qui ose traiter d’égale à égal la plus noble des reines, comment n’en a-t-on pas encore débarrassé le Louvre ?

— Vous ne l’aimez pas beaucoup, dirait-on ? fit Marie suave.

— Je le hais, je l’exècre ! Sans lui je serais…

Il s’arrêta au bord du mot que la prudence, ou la pudeur, lui faisait retenir. Mais Marie était impitoyable :