À présent, elle revenait par des routes enneigées sous un ciel bas mais calme et un temps relativement doux. Deux ans s’étaient écoulés sans qu’elle les vît vraiment passer, un peu comme dans un rêve parce que la Lorraine lui avait été aimable et accueillante !

Elle retrouvait intacte son impression d’agréable surprise en franchissant la frontière du duché souverain : c’était presque un autre monde tant la vie dans ce pays semblait facile. La rude splendeur de la Bretagne que Marie aimait tant semblait aux antipodes de cette contrée souriante. De vignes en champs de blé ou autres céréales, la Lorraine étalait une étonnante prospérité. L’air sentait bon la mirabelle mûre, et dans les villages dont presque toutes les maisons montraient des carreaux aux fenêtres, on ne voyait guère de misère.

Ce fut mieux encore à Nancy, grande cité riche et commerçante où l’imposant palais ducal s’ouvrit largement pour elle et où le duc Charles IV et la duchesse Nicole la reçurent en parente privilégiée. Ce qu’elle était, son mariage avec Chevreuse, prince lorrain issu de la maison de Guise, ayant fait d’elle leur cousine.

À dire vrai le plaisir – au moins apparent – montré par la duchesse Nicole en l’accueillant se nuança rapidement d’une certaine méfiance quand elle s’aperçut que son époux tombait amoureux de la nouvelle venue et que son mariage plutôt harmonieux jusqu’à l’arrivée de la sirène s’en allait tranquillement à vau-l’eau… Car Marie, sevrée d’amour depuis trop longtemps, n’eut aucune peine à faire de Charles son amant.

Loin d’être déplaisant, d’ailleurs ! À vingt et un ans – cinq de moins qu’elle et quatre de moins que sa femme –, c’était un beau garçon blond, grand, maigre mais bien musclé, doté d’une figure osseuse animée par des yeux bleus assez vifs et ornée d’un long nez. Aimable, bavard, peu fiable, volontiers brouillon au point qu’en lui donnant sa fille Nicole en mariage, le duc Henri son oncle – en fait, Charles n’était à tout prendre que prince consort, Nicole étant la Duchesse en titre – avait soupiré sans la moindre illusion : « Vous verrez que cet étourdi perdra tout !… » Charles, amoureux ardent, avait ce qu’il fallait pour séduire sa belle cousine et non seulement elle ne fit rien pour le décourager mais, au contraire déploya amplement ses grâces et se retrouva bientôt plus souveraine que la Duchesse.

Ce furent alors des fêtes, des joutes, des bals, des concerts, des ballets, des comédies, des chasses à n’en plus finir : « En moins de rien, elle brouilla toute la Cour et c’est elle qui donna commencement au mauvais ménage du duc Charles et de la duchesse sa femme car le duc était devenu amoureux d’elle et, lui ayant donné un diamant qui venait de sa femme et que sa femme connaissait fort bien, elle l’envoya le lendemain à la duchesse[1]. » Son orgueil, en effet, ne supporta pas qu’on lui offre les dépouilles de celle dont elle prenait le mari. Quoi qu’il en soit, si la pauvre Nicole conservait encore l’ombre d’une illusion, celle-ci se dissipa aussitôt. Quant à Marie, on ne put éviter de la taxer d’un brin de cruauté : il eût été plus simple de refuser le diamant…

Quasiment intronisée favorite officielle, la duchesse de Chevreuse savourait avec volupté cette atmosphère de fête perpétuelle dont elle était la reine. Cette bouffée d’encens, même pas toujours sincère, lui montait à la tête, elle était délicieuse à respirer mais ne lui faisait pas oublier la cour de France et la place éminente qu’elle occupait naguère auprès de la Reine. Naturellement, elle en voulait à mort au roi Louis et au cardinal de Richelieu, et, une fois bien assurée de son emprise sur le duc de Lorraine, elle se hâta de se réintroduire dans le jeu passionnant de la politique.

D’Anne d’Autriche, inconsolable du départ de son amie, elle recevait de longues lettres tristes. Marie lui manquait et elle ne le cachait pas. En outre, la jeune duchesse d’Orléans était enceinte alors qu’elle-même ne voyait toujours pas se dessiner le moindre espoir d’un enfant. Cela entraînait une angoisse permanente qui allait croissant à mesure que le temps passait : que l’épouse de Monsieur[2] mît au monde un fils et la répudiation se profilerait à l’horizon ! Le courage de Marie, la vivacité de Marie lui faisaient si cruellement défaut qu’elle avait à plusieurs reprises demandé sa grâce au Roi. Sans le moindre succès bien sûr.

De son côté, Claude de Chevreuse s’était livré à quelques timides tentatives dans ce sens, proposant même que sa femme se retire en Auvergne ou dans le Bourbonnais où il s’engageait à veiller sur elle. Le danger de mort qu’elle avait couru et la crainte qu’elle pût l’en croire l’auteur l’avaient bouleversé. Le Roi ayant plus ou moins accepté sa proposition, il fit même le voyage à Nancy pour porter la nouvelle à Marie et conclure avec elle une sorte de paix conjugale. Qu’on lui accorda : l’occasion était trop belle pour la jeune femme de reprendre son ascendant sur son mari. Marie ouvrit ses bras et son lit à des retrouvailles, passionnées de la part de Claude : il y avait si longtemps qu’il n’avait goûté aux charmes de l’enchanteresse qu’il retomba en son pouvoir comme par le passé. Mais quand il voulut la ramener, ce fut une autre chanson, les plaisirs rustiques de la France profonde ne la tentaient absolument pas. Ce qu’elle voulait, c’était rentrer au moins dans son cher Dampierre. Hors de cela rien n’était possible, et si Chevreuse désirait retrouver avec elle les joies de l’existence à deux, il lui fallait agir dans ce sens-là. Qu’il prenne langue avec la Reine et qu’ils joignent leurs efforts ! Elle-même ne quitterait la Lorraine qu’une fois certaine de son avenir…

Et Claude était reparti l’oreille basse, avec pour seule consolation d’être accompagné un bout de chemin par Marie qui avait décidé de quitter Nancy où sa position devenait inconfortable : son ménage à trois commençait à indisposer des gens plus attachés à leur Duchesse qu’elle ne l’avait supposé. Aussi choisit-elle de s’installer à une vingtaine de lieues de la capitale, à Bar-le-Duc, fief nominal de la duchesse Nicole pour lequel l’hommage était dû au roi de France : une question encore en suspens. Au printemps 1627, Charles de Lorraine se rendit d’ailleurs à Paris pour en discuter et, en même temps, essayer de plaider la cause de sa maîtresse. Sans plus de succès que les autres et au retour, il vint chercher des consolations dans les bras de Marie pour laquelle on avait choisi l’une des plus belles demeures de la ville haute, pourvue d’un jardin d’où l’on découvrait les méandres de la rivière Onzain. L’endroit était charmant, discret et infiniment plus agréable que l’appartement en plein palais ducal où l’on risquait toujours d’entrer en collision avec la duchesse Nicole au détour d’un couloir.

L’échec de ses deux négociateurs rendit Marie furieuse. Elle décida qu’il était temps pour elle de prendre en main ses propres intérêts et de préparer une nouvelle coalition contre la France de Richelieu. Les circonstances étaient favorables à une belle intrigue : à Paris d’abord, où la Reine pouvait respirer plus à l’aise, car, après dix mois de mariage, Madame, duchesse d’Orléans, était morte en donnant naissance à une vigoureuse petite fille, Anne-Marie-Louise d’Orléans que l’on appellera un jour la Grande Mademoiselle. Mais personne ne l’eût alors imaginé et ce qui comptait, c’est qu’elle n’était qu’une fille : Anne d’Autriche était sûre de rester sur le trône sans trop de soucis, Monsieur n’ayant aucune envie de s’encombrer d’une nouvelle épouse avant un bon moment.

Dans la haute noblesse, les ferments de révolte étaient à l’œuvre : on avait appris en septembre la mort bizarre du maréchal d’Ornano au donjon de Vincennes. La version officielle était une crise d’urémie, mais dans sa « chambre bleue » la marquise de Rambouillet, reine des beaux esprits et des précieuses, déclarait sans se gêner que le cachot qu’on lui avait donné « valait son pesant d’arsenic ». Autre tragédie, survenue au lendemain de la mort de Madame, l’incorrigible duelliste, Montmorency-Bouteville, avait porté au bourreau sa tête obstinée : il s’était battu contre le marquis de Beuvron en pleine place Royale, à deux heures de l’après-midi et devant le texte de l’édit interdisant le duel. Le Cardinal s’était montré impitoyable et le jeune fou avait été exécuté, à la consternation indignée des Montmorency et d’une bonne partie de la noblesse. Madame de Chevreuse s’ingénia alors à réveiller la cabale aristocratique assoupie depuis la mort de Chalais. Elle écrivit beaucoup, assistée du duc de Lorraine, et de nombreux messagers coururent les grands chemins ranimant le feu qui couvait aux quatre coins du royaume. Un plan prit forme : tandis que Charles de Lorraine marcherait sur Paris avec ses troupes, le comte de Soissons et le duc de Savoie envahiraient la Provence et le Dauphiné. Quant aux chefs protestants, Rohan et Soubise, ils s’empareraient du Languedoc, au mépris des traités, en réveillant la guerre de religion.

Mais pour cette dernière partie du programme l’aide de l’Angleterre était nécessaire et Marie reprit sa correspondance avec le duc de Buckingham toujours aussi enragé d’avoir été exclu de France et empêché d’y poursuivre ses amours avec la reine Anne si maladroitement compromises dans le jardin d’Amiens[3]. Le beau George poussa l’armement des navires qu’il voulait lancer sur les côtes de France tandis que de toute part le bruit des armes se faisait entendre. En résumé, la duchesse de Chevreuse était prête à précipiter la moitié de l’Europe sur le royaume de Louis XIII afin de pouvoir revenir au Louvre en triomphatrice, fût-ce dans les bagages de l’ennemi. La Reine, tenue au courant par leur correspondance, ne demandait pas mieux que d’applaudir. Et le mauvais coup faillit bien réussir.