— Je ne suis sûre de rien mais il faut que je voie la Reine. Elle m’appelle, tu comprends ? Elle a besoin de moi. Mais tout se passera bien, j’en suis certaine…
— Si vous le dites… N’empêche que…
— Tout ira bien, tu verras…
Le vendredi venu, Madame de Chevreuse qui, pour d’obscures raisons, s’était levée du mauvais pied après une nuit « détestable en tous points » annonça à ses femmes qu’elle irait dormir la nuit suivante dans le pavillon de l’île pour y être plus au calme. Il fallait donc y faire du feu et préparer le lit. Herminie demanda alors si elle devait y suivre la Duchesse :
— Ce serait peut-être plus convenable, susurra-t-elle, un rien acide. Madame la Duchesse, toute seule au milieu de l’étang !
— C’est justement de cela que j’ai besoin, m’entends-tu ?
— Ouuuu… i ! Comptez-vous y passer l’hiver, ma cousine ?
La moutarde monta au nez de Marie. Au diable la curieuse !
— Je compte y rester jusqu’à ce que l’on ait fait disparaître du grenier les rats qui ont mené cette nuit la sarabande au-dessus de ma tête. Tu as d’autres objections à formuler ?
— Oh non ! Ce que j’en disais…
L’œil bleu de Marie noircit d’un seul coup. Cette gamine n’allait pas se mettre en tête de veiller sur elle… donc de la surveiller ? Auquel cas il faudrait aviser. En attendant, elle prit quelques précautions, s’accordant une sieste dans la chaise longue du salon de musique en vue de la nuit blanche passée à cheval qui l’attendait, soupa confortablement mais sans s’alourdir et finalement quitta le château, précédée de deux laquais porteurs de flambeaux qui l’accompagnèrent jusqu’au pont de bois reliant l’île au parc. À cet endroit elle les renvoya, gardant seulement l’un des luminaires, et alla s’enfermer dans son refuge dont elle commença par tirer soigneusement les rideaux des trois fenêtres donnant sur l’eau où un rayon de lune se brisait en éclats sous le souffle d’un vent léger. Le reste du bâtiment était entouré d’arbres qui l’isolaient davantage encore de la rive.
Changer de vêtements lui prit peu de temps. Ce fut plus long d’emprisonner ses cheveux dans une résille à larges mailles pour les fixer au sommet de la tête sous le feutre gris qu’elle coiffa de façon fort cavalière avant de jeter sur ses épaules le manteau d’uniforme. La veille, elle avait pris soin de venir cacher là une épée et une dague qu’elle attacha au baudrier et finalement, après un coup d’œil au miroir qui lui renvoya le reflet d’un joli petit mousquetaire un peu jeune sans doute en dépit de l’ombre de moustache naissante qu’elle s’était dessinée, elle s’adressa un sourire radieux et sortit du pavillon, le ferma avec précaution et déposa la clé sur l’entablement de la porte.
La nuit était belle, assez froide mais dépourvue d’humidité. Elle emplit ses poumons de son air vif puis courut en direction de la grille du parc où elle trouva Peran qui l’attendait, tenant en bride un puissant cheval à la robe sombre qui hennit à son approche : elle reconnut Lancelot.
— Tu n’as rien oublié ? demanda-t-elle tandis que Peran se remettait de sa surprise devant sa transformation.
— Non. Rien. Les pistolets sont chargés et vous avez un sac de munitions. Quand pensez-vous être de retour ?
— Vers quatre heures du matin si mon expédition réussit. Tu as l’intention de m’attendre ?
— Pas vous mais Lancelot : il sera sûrement en nage et il faudra lui éviter le froid du petit matin…
— Je sais combien tu aimes tes chevaux, fit Marie en riant, mais tu pourrais penser à moi aussi ?
— J’y ai pensé : il y a un flacon d’eau-de-vie dans la sacoche !
— Je devrais pourtant savoir qu’on ne peut jamais te prendre en défaut, admit Marie attendrie. À plus tard !
Sautant en selle avec autant d’aisance qu’un garçon, elle fit volter Lancelot puis le lança à fond de train sur le chemin qui, par « la vallée de l’Yvette, Saclay, Jouy-en-Josas, Vanves et Montrouge gagnait le faubourg Saint-Jacques », une route campagnarde peuplée de maisons paysannes et de quelques couvents dont le plus important était le Val-de-Grâce.
Quand trois heures plus tard Marie arriva devant l’entrée principale donnant sur une demi-lune plantée d’ormes, elle vit La Porte sortir de derrière un tronc et venir prendre son cheval par la bride.
— Pas trop fatiguée ?
— Non, le duc de Lorraine est un forcené de cheval. J’ai beaucoup galopé en sa compagnie.
Elle sauta en effet à terre avec aisance. Gardant Lancelot en main, le serviteur de la Reine la guida vers le grand mur de clôture coiffé d’une épaisse fourrure de lierre jusqu’à une porte basse que l’on distinguait à peine et dont la hauteur permettait de justesse le passage d’un cheval non monté, souleva le heurtoir de bronze pour frapper trois coups rapides et deux lents. La porte s’ouvrit aussitôt sur une forme féminine enveloppée d’une vaste mante noire qui ne pouvait être une moniale : des barrettes de diamants brillaient dans ses cheveux sombres. À la vue du faux mousquetaire, elle eut une exclamation de joie :
— Dieu soit loué, Duchesse, vous êtes venue !
Marie reconnut la marquise du Fargis, dame d’atour, avec qui elle s’était liée d’amitié depuis ce que l’on appelait à présent la conspiration de Chalais. Épouse du dernier ambassadeur de France en Espagne, cette jeune et jolie femme pleine d’entregent, facilement intrigante et qui entretenait des relations avec tous les milieux de la Cour, constituait à elle seule une sorte de service de renseignements précieux. Dans les débuts Marie s’en méfiait et même redoutait qu’elle ne prît sa place auprès de la Reine, mais cette mauvaise impression s’était dissipée et elle l’appréciait d’autant plus à présent que depuis le départ de Madame de Chevreuse – celle-ci l’avait appris à Nancy ! – elle assumait seule les escarmouches avec Madame de Lannoy, la revêche dame d’honneur.
On s’embrassa et, tandis que La Porte emmenait Lancelot se réconforter à l’écurie, Madame du Fargis conduisit Marie à travers le jardin dépouillé par l’hiver au fond duquel se silhouettait une masse de bâtiments où ne brillait aucune lumière. En revanche, les flammes d’un chandelier se montraient entre les plis mal tirés des rideaux d’un pavillon avançant sur le jardin et composé seulement de deux pièces : un salon au rez-de-chaussée et, à l’étage, une chambre prolongée d’une petite terrasse. C’était le logis que la Reine s’était fait construire. On y accédait par une porte-fenêtre qui s’ouvrit devant la visiteuse.
Anne d’Autriche était là. Assise dans un imposant fauteuil auprès de la cheminée, la tête appuyée au dossier, elle avait laissé échapper de ses mains le livre qu’elle avait dû prendre pour l’aider à patienter et regardait les flammes d’un air absent, mais elle se redressa instantanément quand le courant d’air libéré par l’ouverture vint jusqu’à elle.
— Aux ordres de Votre Majesté ! fit Marie en la saluant du chapeau dont les plumes balayèrent le tapis dans le meilleur style masculin.
La Reine se mit à rire et vint vers elle les bras tendus :
— Marie ! Le Ciel seul sait à quel point vous me manquiez ! Ces derniers temps vos lettres se faisaient si rares !
— Depuis l’arrestation de Lord Montaigu la prudence l’exigeait, Madame, mais le temps me durait à moi aussi !
Les deux femmes s’embrassèrent puis Anne tint, un instant, son amie à bout de bras pour l’examiner :
— Quel charmant mousquetaire vous faites ! Non seulement vous n’avez pas changé mais je vous trouve embellie !
Marie répondit que la réciproque était vraie bien qu’elle ne le fût pas tout à fait. Certes, la Reine possédait toujours ses magnifiques yeux verts, son teint si clair qu’il ne prenait pas les ombres et cette grâce majestueuse qui signait en elle l’infante élevée dans le hiératisme, mais cet éclat semblait estompé par un voile de tristesse. Elle en conclut qu’il était urgent de remettre les choses en ordre.
Sans plus de façon, elle s’installa devant l’en-cas préparé pour elle – quelques tranches de pâté de volaille, des confitures et du vin – cependant qu’Anne venait s’asseoir en face d’elle pour attendre, un verre en main, qu’elle se fût restaurée. Ce qui ne prit pas beaucoup de temps, justement parce que Marie n’en avait pas de reste…
— Eh bien, dit-elle enfin, où en sommes-nous ?
— À ceci : Monsieur vient de rentrer à Paris.
— Il a quitté l’armée ?
— Dès l’instant où on lui refusait le commandement, il estimait n’avoir rien à y faire. Sur la route de Lyon que le Roi voulait éviter à cause d’une épidémie de peste, il s’en est détaché pour rester dans sa principauté de la Dombes. Quand Louis atteignit Grenoble et lui envoya un messager pour le rappeler, il prit le chemin du retour en disant qu’il était plus décidé que jamais à épouser la petite Gonzague !
— Il fallait s’y attendre ! Sans l’autorisation du Roi, le père de Marie-Louise refusera son approbation. Le père en question est pour le moment enfermé dans Casal, attendant que le Roi vienne briser le siège. Il n’aura guère envie de le contrarier.
— En admettant qu’il en ait seulement la possibilité… Reste notre Régente ! Si la Reine Mère donne son accord, il pourra toujours dire qu’on lui a forcé la main. Voir sa fille devenir la seconde dame du royaume ne devrait pas le chagriner.
La Reine eut une crispation des lèvres comme chaque fois qu’il était fait une allusion, même détournée, à son apparente incapacité à donner un Dauphin à la France.
— Mais la Reine Mère ne donnera pas son accord : elle est, elle aussi, farouchement opposée à ce mariage…
— Si Gaston d’Orléans est revenu, cela ne durera pas. Des cajoleries et…
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