Quand elle s’éveilla du profond sommeil où elle avait sombré vers la fin d’une nuit inoubliable, il faisait grand jour et quelqu’un frappait à sa porte à coups redoublés. Elle se hâta d’enfiler la chemise qu’elle trouva près du lit avec ses pantoufles et courut à la porte où était Anna.
— Eh bien, mademoiselle Elen, on peut dire que vous dormez bien ! Qu’est-ce qui vous a pris de vous enfermer comme ça ?
En effet, elle avait dû tourner la clef pour ouvrir :
— Je… je ne sais ! répondit-elle en passant sa main sur ses yeux. Hier soir, je suis allée visiter le jardin et j’ai été surprise par l’orage qui m’a trempée de la tête aux pieds. Je suis rentrée en courant et j’ai dû fermer sans m’en rendre compte…
— C’est une chose qui peut arriver à tout le monde. Habillez-vous vite, Madame la Duchesse vous réclame…
— Comment va-t-elle ce matin ?
— Mieux qu’hier je crois. Elle se plaint cependant d’une migraine…
— J’arrive, assura la jeune fille en refermant le battant que d’instinct elle avait seulement entrebâillé pour cacher l’intérieur de sa chambre aux yeux aigus d’Anna. En se retournant, elle vit que la pièce, dans un ordre parfait, était exactement comme elle l’avait quittée avant sa promenade. Non seulement Henry avait disparu mais aussi les traces de lui et de ce qu’il avait fait disposer. Plus de fruits, plus de vin d’Alicante, plus de veilleuses parfumées. Seuls les vêtements mouillés de la jeune fille restaient disposés sur deux chaises…
En dépit de sa promesse de se hâter, elle s’assit sur le bord du lit pour essayer de comprendre. Comment Holland avait-il fait pour sortir et tout enlever sans passer par la porte ni par la fenêtre ? Elle n’avait pourtant pas rêvé. Son corps chantait encore de bonheur et, quand elle se regarda au miroir, le cerne de ses yeux rappelait indiscrètement ce qu’elle venait de vivre…
Après une toilette rapide, elle s’habilla, se coiffa et se passa sous les yeux un peu de lait d’amandes pour faire tenir une couche de poudre. Mais ces soins étaient inutiles. Marie que son mal de tête mettait de mauvaise humeur ne la regarda même pas, se contentant de lui rappeler quelle devait être auprès d’elle dès son réveil, après quoi elle la chargea de veiller à ce qu’on lui prépare un bain, et finalement réclama un médecin dans l’espoir qu’une petite saignée apaiserait sa douleur. Le rite quotidien de la toilette se déroula dans une atmosphère d’orage vraiment inhabituelle : Marie refusait l’une après l’autre les robes qu’on lui présentait, l’une ne convenant pas à son teint pâle, l’autre la serrant trop, la troisième lui paraissant mal nettoyée. Tant et si bien qu’elle décida de ne voir personne. Surtout pas Lord Holland quand il viendrait s’enquérir de sa santé :
— J’ai une mine affreuse, confia-t-elle à Elen. Je ne veux pas qu’il me voie ainsi ! Dis-lui que j’ai… que j’ai mes vapeurs !
Commission dont la jeune fille se chargea volontiers lorsqu’elle rejoignit leur hôte au seuil de l’appartement, en prenant soin de s’exprimer à haute et intelligible voix. Avec un sourire de connivence à Elen, Henry assura la Duchesse de ses regrets, de ses souhaits de meilleure santé en parlant un peu plus fort après quoi il chuchota :
— Cette nuit je vous rejoindrai…
— Comment avez-vous fait, ce matin ?
— Il y a une issue secrète… j’emprunterai ce chemin !… Puis moins bas : Priez Madame la Duchesse de me faire savoir ce que je peux faire pour lui être agréable ! Je suis prêt à exaucer le moindre de ses souhaits…
— Je n’en doute pas, soupira Marie quand Elen fut revenue auprès d’elle. Malheureusement il ne peut rien pour ce que je désire le plus : être débarrassée au plus vite de ce sacré marmot !…
— Oh, Madame ! Votre enfant !…
Préférant ne pas répondre, Marie se contenta de hausser les épaules en fermant les yeux. Ce matin elle se sentait d’humeur à déclarer la guerre au monde entier, furieuse de cette impression – nouvelle pour une femme chez qui grossesse et maternité n’avaient jamais posé le moindre problème ! – d’être prise au piège alors qu’elle aurait dû exulter de bonheur d’être dans cette ravissante demeure pratiquement seule avec Holland. Même l’idée qu’une autre femme, « sa femme », la partageait normalement avec lui ne la troublait pas : elle était de celles pour qui l’amour, souverain maître, balaye tout, remplace tout. Et voilà qu’elle se retrouvait quasiment malade aux approches d’un accouchement, elle dont la facilité à mettre ses enfants au monde faisait rire Charles de Luynes :
— Vous n’y mettez pas plus de façon qu’une poule qui pond son œuf ! Savez-vous à qui vous me faites penser ? A la Jacotte des Muides, à Luynes. Quand son onzième enfant s’est annoncé, elle était en train de cueillir des cerises. Les douleurs l’ayant prise elle est allée se coucher, elle a fait son petit… et le lendemain elle retournait cueillir ses cerises, laissant le marmot à sa fille aînée ! Ce n’est pas le comportement d’une noble dame.
— Vous me préféreriez allant de pâmoisons en vomissements ? Mille tonnerres, monsieur mon époux, je vous fais de beaux enfants ! Cela devrait vous suffire…
Or, cette fois elle se sentait la bouche pâteuse, la tête lourde et en venait à se tourmenter : le bébé à venir serait-il moins beau, moins fort que ses demi-frères et sœurs ?
Sans rien en dire Elen s’inquiétait elle aussi. La compote de la veille était-elle pour quelque chose dans l’état si peu normal de la Duchesse ? Sûre à présent de l’amour de Henry, elle répugnait à acheter son bonheur au prix de la santé de Marie. Et même si elle frissonnait déjà en pensant à la nuit à venir, elle se promit de le supplier de ne pas renouveler l’expérience… Mais elle n’eut pas le temps de lui en parler.
Vers midi, une barge royale rouge et or à tendelet de soie montée par une douzaine de rameurs vint s’amarrer à l’appontement au bas des jardins de Chiswick. Elle amenait la comtesse de Buckingham, mère de George, porteuse d’une invitation pour Mme de Chevreuse : la reine Henriette-Marie, afin d’honorer un couple particulièrement cher, désirait que son « amie » vint accoucher à Hampton Court…
Holland vit arriver la dame sans aucun plaisir. S’il s’entendait bien avec Katherine, la jeune duchesse, il détestait la « chère Maman » de son ami.
La cinquantaine atteinte, l’ex-Marie Beaumont était encore une femme d’une grande beauté – son fils avait de qui tenir ! – mais aussi d’une astuce infernale et d’une ambition démesurée. Après les politesses de la porte, elle écouta à peine les représentations du Comte sur l’état de santé précaire de Marie et lui fit entendre que son avis ne l’intéressait pas, qu’elle devait joindre sur-le-champ la future mère et diriger son transport – un élégant brancard porté par quatre valets la suivait – dans la barge d’abord puis dans l’appartement que l’on apprêtait pour elle.
Le discours qu’elle tint à Marie fut à peu près le même, à cette différence près que sans attendre sa réponse, elle ordonna aux femmes de celle-ci de préparer son départ :
— Il ne saurait en être question, protesta la Duchesse. Veuillez répondre à Sa Majesté la Reine que je suis trop souffrante pour bouger d’ici où je me sens parfaitement bien…
— Vous serez encore mieux à Hampton Court et, au moins, vous serez auprès de votre époux dont nul ne comprend qu’il vous ait autorisée à venir en ce lieu… en l’absence de Lady Holland !
— J’ai peine à croire que Sa Majesté vous ait chargée de me dire cela ! La reine Henriette-Marie qui me connaît depuis longtemps a pour moi trop d’amitié…
— Qui dit autre chose, madame ? J’ajoute que le Roi vous en montre plus encore parce que l’ordre a été donné par lui mais il était plus convenable que l’invitation vînt de son épouse. Et un ordre du Roi ne se discute pas ! Fussiez-vous mourante que je vous sortirais d’ici ! Allons, mesdames, que l’on s’active !
Il fallut bien en passer par là. Tellement furieuse qu’elle en oubliait son malaise, Mme de Chevreuse, suivie de ses femmes et de ses coffres à bagages, fut portée dans la barge avec tout le soin et toutes les précautions voulus, et eut à peine le temps d’adresser un adieu rapide à Henry. Debout sur l’embarcadère, la mine sombre et les bras croisés, il regarda le somptueux bateau décoller du bord et commencer sa remontée du fleuve sous l’impulsion vigoureuse de ses rames dorées…
Assise près d’elle qui gardait à présent un silence de mauvais augure, Elen regarda s’élargir le ruban d’eau qui la séparait de Henry. Pour seul viatique, elle emportait les quatre mots qu’il avait réussi à lui murmurer :
— Je saurai vous retrouver…
Si durant le trajet Mme de Chevreuse n’échangea pas trois paroles avec la « vieille Buckingham », l’accueil dont elle bénéficia en arrivant à Hampton Court la réconcilia avec l’existence. On la reçut comme si elle appartenait à la famille royale. L’appartement qu’on lui destinait était le plus beau après celui de la Reine, donnant sur le bassin et les parterres fleuris de ce palais de briques roses construit au siècle précédent par le cardinal Wolsey, offert par lui à la jalousie de Henry VIII – ce qui ne l’avait pas sauvé – et dont la Barbe Bleue britannique et sa fille, la grande Elizabeth, avaient fait un séjour à la fois fastueux et séduisant… Une armée de servantes, dont trois nourrices, plus le médecin de la Reine prirent soin de l’invitée. Claude, toujours installé à Richmond, vint la voir deux fois mais son écuyer Damloup fit le chemin deux fois par jour pour avoir des nouvelles.
Henriette-Marie retrouva avec Marie le ton joyeux de naguère, ce dont la pauvre petite reine avait certainement plus besoin que celle-ci. Buckingham vint aussi avec des fleurs et des fruits rares et même Mgr de La Mothe-Houdancourt avec de bonnes paroles. Ce qui ne l’avait pas empêché quelques jours plus tôt d’envoyer à Richelieu un courrier venimeux où il stigmatisait la conduite de la Duchesse en général, le séjour chez Holland en particulier, sans se priver pour autant de jeter le ridicule sur le mari dont il déclarait qu’il « servait de fable aux étrangers aussi bien qu’aux Français… »
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