Marie, elle, exultait. Après sa première entrevue avec l’Anglais, Anne l’avait appelée auprès d’elle dans sa chambre et sans témoins.

— Eh bien, madame, s’était-elle exclamée du fond de sa révérence, n’avais-je pas raison ? Le Duc n’est-il l’homme du monde le plus merveilleux qui soit ?

Spontanément, la Reine lui tendit ses deux mains qu’elle baisa :

— Ah, ma « chevrette[16] », vous aviez absolument raison. Jamais il ne m’a été donné de rencontrer quelqu’un qui lui ressemble. Même dans Amadis de Gaule ! Aucun héros ne l’approche.

— Encore ne pouvait-il devant une telle assistance laisser parler son cœur. Il est tout à vous ce cœur qu’il ouvre grand devant moi et il faudrait l’entendre lorsqu’il évoque Votre Majesté ! Cet homme-là est dévoré par une passion à nulle autre pareille !

— Tant que cela ? émit Anne dont le visage s’empourpra. N’est-ce pas un peu… excessif ?

— Pas quand il s’agit de vous, madame. Vous êtes plus belle que jamais ! Surtout depuis ce tantôt ! Vous rayonnez… preuve que vous n’êtes pas vraiment insensible à un amour sincère et passionné.

— Peut-être, Marie, peut-être… mais s’il a su me toucher je vous défends formellement de le lui dire. Une femme peut, sans manquer au devoir, se laisser adorer mais ne peut en donner témoignage. En Espagne les dames ne pèchent pas en écoutant des déclarations d’amour. Jamais cependant elles n’y répondent… quels que puissent être leurs sentiments… quand elles sont mariées bien sûr. En outre, je suis reine…

Marie se mit à rire :

— Je pourrais vous parler de reines à qui il est arrivé d’écouter leur cœur et d’en ressentir grand bonheur…

L’entrée de Doña Estefania, qui se méfiait de Mme de Chevreuse comme de la peste, interrompit le dangereux entretien que celle-ci n’essaya pas de reprendre. Elle en savait assez comme cela et, de retour au logis, elle n’eut rien de plus pressé que de mettre Holland au courant :

— Elle l’aime déjà, j’en jurerais et je crois en vérité qu’il peut tout espérer. A condition de faire preuve d’un peu de retenue : il s’est comporté tout à l’heure comme s’ils étaient seuls et… comment dire ? Comme s’ils se connaissaient depuis toujours, ou encore se rejoignaient après une très longue absence. Je pense sincèrement qu’ils sont faits l’un pour l’autre.

— Malheureusement nous n’avons pas beaucoup de temps ! Ni beaucoup de possibilités. Comment leur ménager des instants de solitude ?

— Il me semble que vous savez vous montrer un maître en la matière ! ironisa Marie.

— Votre époux a les idées larges… ce qui n’est pas le cas du roi Louis. Savez-vous s’il honore souvent la couche de la Reine ?

— Souvent non mais relativement régulièrement, même si l’on a un peu l’impression qu’il accomplit une corvée. Ce qu’il veut, c’est un enfant. Ce qui ne l’empêche pas d’être jaloux comme un Espagnol !

— Les jaloux sans amour sont les plus redoutables. Il ne s’agit pas de faire répudier Anne d’Autriche mais… de lui donner une ombre de bonheur tout en nous assurant une position privilégiée. La santé du Roi n’est pas des meilleures et si sa femme devenait régente, nos conseils seraient les plus écoutés…

— Nos conseils ? Songeriez-vous à vous établir ici ?

— Vous savez que c’est impossible, mais je viendrai souvent et je saurai vous guider.

— Vous parlez comme si Buckingham devait lui aussi disparaître ? observa Marie quand même un peu surprise.

— George est une merveille mais c’est une bulle de savon. Il est tellement mégalomane que son orgueil finira par l’étouffer. Vous devriez le voir en face du Cardinal, jetant feux et flammes, bouillonnant d’impatience devant la réserve glacée de l’autre. C’est de celui-là qu’il faudrait se méfier si le Roi venait à défuncter…

Marie haussa des épaules insouciantes :

— Il serait vite effacé. La Reine ne l’aime pas… et moi non plus.

Cependant la date du départ approchait, attendue avec impatience par Louis XIII et son ministre, avec angoisse par Anne d’Autriche et ses amis.

Il avait été convenu que la Reine accompagnerait sa petite belle-sœur jusqu’à Boulogne, mais son époux étant toujours souffrant, le Conseil, par la voix du secrétaire d’Etat Brienne, lui suggéra de rester au chevet du malade.

— Il vous en saura gré, madame !

— Je n’en suis pas certaine. En outre, la reine d’Angleterre tient à ma présence. Je partirai donc avec elle.

Un ordre marital eût été fort mal vu. On se contenta en haut lieu de modifier l’itinéraire prévu : Marie de Médicis et sa belle-fille ne rejoindraient Henriette-Marie et son dangereux mentor qu’à Montdidier. Encore M. de Putange, écuyer de la Reine, et La Porte, son « portemanteau », reçurent-ils en sous-main des ordres formels : en aucun cas Mylord Buckingham ne devait être laissé seul avec Anne d’Autriche.

Le 2 juin, Henriette-Marie et sa suite – dont le couple Chevreuse – plus Buckingham quittaient Paris au grand soulagement de Louis et de Richelieu exaspérés par les rapports et les bruits qui n’avaient cessé de leur parvenir. Certes, les deux « amoureux » ne pouvaient se rencontrer qu’en public au milieu des fêtes successives. Outre celle du Luxembourg, il y avait eu concert à l’hôtel de Rambouillet pour faire entendre la célèbre Mlle Paulet, cantatrice et beauté fameuse, surnommée la « Lionne » et dont on ne comptait plus les amants[17]. Richelieu lui-même avait donné un souper fastueux au Petit Luxembourg qu’il devait à la générosité de la Reine-mère. D’autres encore où l’on se voyait, où l’on réussissait malgré tout à se parler. Le Duc ne cachait pas sa passion. Quant à la Reine…

Le 1er juin au soir, elle avait appelé Mme de Chevreuse dans son cabinet privé et celle-ci, en la rejoignant, vit qu’elle était nerveuse, agitée et qu’elle avait pleuré. Elle voulut la réconforter mais Anne coupa court :

— Vous partez demain et nous avons peu de temps devant nous. Vous savez combien Mylord est désolé de regagner l’Angleterre. Il assure qu’il ne pourra y survivre que si je lui donne un gage de… de…

— De votre amitié ? avança Marie de son air le plus innocent.

— Ne faites pas la sotte ! Vous savez pertinemment ce que j’en pense : si une honnête femme pouvait aimer un autre homme que son mari, il eût été le seul qui pût me plaire…

— Sans doute, je le sais. Mais lui ?

Anne détourna la tête, gênée en dépit de son intimité avec sa « chevrette ».

— Je le lui ai dit hier. Il en a montré une joie inimaginable, jurant même qu’il ne quitterait la France que je ne lui ai donné…

— … un témoignage auquel il pourrait accrocher ses rêves jusqu’à votre prochain revoir ?…

— Je ne crois pas que ce revoir soit si proche. Lui non plus peut-être…

— Pour cela, madame, vous pouvez lui accorder pleine confiance : il remuera ciel et terre et bouleversera s’il le faut la politique des deux royaumes pour avoir le bonheur de baiser vos belles mains…

— C’est ce que je crains. Aussi dans l’espoir de lui apporter quelque apaisement, je me suis résolue à lui donner ce qu’il demande…

— Oh, vous allez le combler de bonheur ! Qu’avez-vous choisi ? Un mouchoir ?

— Non, un mouchoir peut se déchirer, se perdre… Je préfère un objet pouvant convenir aussi bien à un homme qu’à une femme…

Marie observa alors qu’il y avait sur une table voisine l’un des coffres à bijoux de la Reine. Celle-ci y prit un écrin de velours noir dans lequel étaient six ferrets sertis de diamants qu’elle tendit à son amie :

— Tenez, ma chevrette ! Portez-le-lui et dites qu’en échange je le supplie instamment de garder la plus grande prudence quand nous nous rencontrerons au cours du voyage.

— Il va en être si heureux ! Mais… n’est-ce pas le Roi qui jadis vous a donné ces bijoux ? fit Marie qui lorsqu’il s’agissait de joyaux faisait preuve d’une science et d’une mémoire infaillibles.

— Si mais il y a longtemps qu’il ne doit plus guère s’en souvenir. De plus, je possède tant de parures que l’absence de ces ferrets ne se remarquera pas.

Au reçu du présent, « Steenie » fut transporté de joie et Mme de Chevreuse eut toutes les peines du monde à l’empêcher de les faire coudre immédiatement sur l’un de ses habits.

— Si vous ne me promettez de ne les porter qu’une fois revenu en Angleterre, je vous les reprends pour ne vous les rendre qu’en Albion !

— Vous ne serez pas si cruelle ! s’écria-t-il en serrant le coffret contre sa poitrine.

— Oh, que si ! Je ne suis pas seule à connaître les joyaux de la Reine. Ceux-ci seraient vite identifiés… J’ai votre parole ?

— Il le faut bien.


Il avait convenu que le Roi escorterait sa sœur jusqu’à Compiègne mais quand, le lendemain, à cinq heures du soir, Henriette-Marie prit place dans une litière en velours rouge brodé d’or comme les harnachements des deux solides mulets qui la portaient, ce fut Paris qui usant d’un ancien privilège fournit les compagnies d’archers à cheval, les cinq cents bourgeois, montés eux aussi, plus le Prévôt des Marchands, les Echevins et les Quarteniers. En dépit de l’apparat dont on l’entourait, Henriette-Marie était si frêle, si gracieuse et si touchante que plus d’un œil se mouillait en la voyant partir pour un pays dont le peuple pensait volontiers qu’il était habité par des sauvages ayant renié le Christ et sur lequel régnaient des gens dégoulinants de perles et de diamants comme « Bouquinquant » lui-même, qui venait derrière le cortège parisien avec les ambassadeurs et la suite de carrosses et de cavaliers.

A mi-chemin de Saint-Denis, les gens de la capitale se retirèrent pour laisser place à l’escorte royale, Louis XIII monta auprès de sa petite sœur cependant que la déjà fameuse compagnie des Mousquetaires enveloppait l’attelage. Mal remis de sa maladie mais tenant essentiellement à donner cette ultime marque d’affection à Henriette-Marie, Louis XIII était pâle et triste plus qu’à son habitude, mais il faisait d’héroïques efforts pour sourire à celle qui s’en allait et que, peut-être, il ne reverrait plus.