Mme de Chevreuse n’y était pas venue depuis que, jeune fille, elle accompagnait la Reine-mère quand elle venait au Petit-Luxembourg avec ses enfants pour leur montrer les animaux de la ferme qu’elle y avait installés – poules, lapins, canards, chiens, ânes, etc. – et leur permettre de courir dans le jardin. Lorsque son carrosse arriva en haut de la rue de Tournon, elle fut impressionnée par l’importance et l’élégance du bâtiment : le grand corps de logis était achevé et couvert mais toutes les fenêtres n’étaient pas posées. Dans la cour, deux hommes discutaient avec une animation frisant la dispute. Elle reconnut Florent d’Argouges, le trésorier de la Reine-mère, et Salomon de Brosse. Un peu à l’écart, sur les marches du perron, M. de Richelieu les observait, un demi-sourire à ses lèvres minces, mais ce fut lui qui vint accueillir Marie à sa descente de voiture.
— Madame la duchesse de Chevreuse ? Quelle aimable surprise ! Sa Majesté sera enchantée… autant que je le suis moi-même !
— Votre Eminence est bien bonne ! murmura Marie qui dut faire un rapide effort pour se souvenir que le titulaire de « l’évêché-crotté » de Luçon était à présent un prince de l’Eglise et que c’était à elle de baiser l’anneau orné d’un rubis qu’il portait sur son gant. Je ne pensais pas lui faire un tel plaisir !
— On peut être prêtre et sensible à la présence de la plus belle dame de la Cour. La Reine-mère est dans la Grande Galerie avec M. Rubens… mais laissez-moi vous guider ! Il y a encore des passages difficiles.
Le ton était aimable, la courtoisie entière ; pourtant Marie ne put s’empêcher de penser qu’une curiosité se cachait derrière et que le Cardinal espérait certainement saisir quelques bribes de la conversation entre deux femmes dont l’une, surtout, avait le verbe haut. Néanmoins ce que Marie voulait savoir ne relevait pas du secret d’Etat.
Guidée par lui, elle monta à l’étage où s’affairaient plusieurs corps de métier, traversa une imposante pièce carrée enrichie d’une magnifique cheminée de marbre blanc et d’or destinée à devenir la chambre de la maîtresse des lieux et déboucha dans la longue galerie de l’Ouest dont une pièce était encore inachevée. La Reine-mère s’y trouvait en compagnie du peintre flamand dont Richelieu avait mentionné le nom d’une façon naturelle parce que sa célébrité était acquise. Proche de la cinquantaine, c’était un homme de belle mine et de taille imposante avec un visage plein et coloré, vêtu avec une richesse en rapport avec son renom. Il était occupé à présenter à Marie de Médicis, assise dans un fauteuil d’ébène qui avait peine à contenir sa vaste personne augmentée du vertugadin et des amples jupes, trois tableaux plus hauts que larges, posés sur des toiles à même le sol du précieux parquet. La Reine-mère, son menton grassouillet appuyé sur sa main, les examinait avec attention.
Il s’agissait de peintures appartenant à une série de vingt-quatre destinées à décorer cette même galerie et dont le sujet unique était la vie de Marie de Médicis. Somptueusement vêtue ou un rien dénudée – une épaule et un sein, pas plus ! –, elle y figurait au milieu d’allégories dodues voire débordantes et d’angelots copieusement nourris, mais les couleurs d’une extraordinaire fraîcheur en étaient admirables.
— Celui-ci, disait l’artiste avec un solide accent flamand, représente…
— Mon couronnement ! C’est aisé à voir. Et celui-là ?
— Régence et gouvernement de la Reine.
— A merveille… mais cet autre ?
— Comme Votre Majesté peut le voir, il s’agit de l’apothéose du roi Henri IV, son auguste époux…
Elle fronça le nez et avança sa lèvre inférieure :
— Vous pourriez peut-être le réunir au précédent ? Après tout, et puisque j’ai commandé une série pour le Roi destinée à la galerie de l’Est, cela risque de faire double emploi… Quand pensez-vous avoir terminé ?
Rubens s’apprêtait à défendre son point de vue mais dut y renoncer pour faire face à la nouvelle exigence qu’il sentait poindre.
— Madame, madame ! Votre Majesté doit songer que le travail est énorme et que dans mon atelier d’Anvers où j’ai cependant trente assistants et élèves…
— Ventre Saint-Gris, comme disait feu le roi Henri. Pourquoi donc faire un tel chemin ? Venez travailler ici avec le monde qu’il vous faudra ! Ce n’est pas la place qui manque ! Vos ouvrages sont magnifiques et me plaisent mais comme vous pouvez le constater les travaux de ce palais avancent vite et je veux pouvoir m’installer dans une demeure achevée à tous égards. Je vous donne… six mois !
— Six mois ? Miséricorde !
— Ne l’implorez pas en vain, monsieur Rubens ! coupa le cardinal de Richelieu. Songez que cette œuvre magnifique portera votre réputation au pinacle… et que vous avez tout intérêt à satisfaire Sa Majesté ! Vous devriez suivre son conseil et travailler ici. Puis se tournant vers Marie de Médicis : J’ai l’immense plaisir d’amener Mme la duchesse de Chevreuse à Votre Majesté !
La Reine-mère s’extirpa de son fauteuil et ouvrit les bras :
— Ah, Maria !… Comme c’est gentil… mais aussi imprudent ! En fait, je suis très fâchée !
— Je cherche en vain en quoi j’ai eu le malheur de déplaire à la Reine ? marmotta celle-ci du fond de sa révérence. Je venais seulement m’inquiéter de sa santé pour l’avoir trouvée pâle hier au soir !
— Si j’étais pâle, c’est de colère ! Qu’est-ce qu’il te prend de pousser ce jeune fat de Montmorency dans les affections de ma bru ?
— Moi ?… Je ne pousse personne, madame ! Si Montmorency est amoureux de Madame Anne je n’y suis pour rien.
— Cela vaudrait mieux pour toi. Tu n’es déjà pas si bien avec le Roi mon fils et tu devrais veiller davantage sur elle. Jeune et inconséquente comme elle est, elle a besoin de conseils avisés… surtout si elle éprouvait quelque sentiment pour le Duc… Il faudrait qu’elle apprenne à se faire violence… à dissimuler faute de pouvoir éteindre la flamme de ce fol. D’autant que les hommes séduisants sont de plus en plus nombreux à la Cour, tu ne trouves pas ?
— Mon Dieu… Non ! émit la jeune femme, fermement décidée à jouer les idiotes si besoin était.
— Vraiment ? Alors apprends-moi donc qui sont ces splendides gentilshommes avec lesquels toi et ton époux vous entreteniez hier au Louvre après le ballet ? Je ne crois pas en avoir jamais vu d’aussi beaux ! Tu devrais me les présenter…
— Eux ?… Ah !… Des voyageurs anglais que mon seigneur Claude a déjà rencontrés à Londres et qui, passant par Paris, sont venus applaudir le spectacle…
— A merveille… mais ils ont certainement un nom ?
— J’ai du mal à me rappeler ces noms anglais. Il me semble que l’un s’appelait…
— Mylord Buckingham et Mylord Kensington, intervint Richelieu. Quant au troisième, je ne pense pas me tromper en avançant qu’il s’agissait du prince de Galles…
— Puisque Votre Eminence a l’air de tout savoir, riposta Marie, furieuse, elle devrait savoir qu’ils sont venus incognito.
— Incognito ! s’écria la Reine-mère déjà en selle sur ses grands chevaux. Et pourquoi incognito ?
— Parce qu’ils ne font que traverser la France en route pour Madrid. Le Prince a eu l’idée tellement romantique de voir de près l’Infante qu’il espère l’épouser. L’ambassadeur espagnol à Londres a dû lui en faire un portrait idyllique…
— Ridicule ! hurla Marie de Médicis hors d’elle. Feu mon époux souhaitait l’alliance anglaise pour notre fille Henriette-Marie ! A quoi songe le roi Jacques ?
— D’après les rapports que j’en ai, je le crois sincèrement désolé, malheureusement il vieillit. Il est entièrement sous la coupe de Mylord Buckingham, son favori affiché, et du prince Charles qui en a fait son meilleur ami.
— Où allons-nous si les souverains se laissent mener par de vulgaires favoris, déclara dignement la Reine-mère, ce qui fit sourire Marie : la chère femme avait décidément effacé de son souvenir les Concini, mari et femme.
— Ce sont des choses qui arrivent, fit Richelieu philosophe, mais peut-être serait-il bon, pendant leur absence, de contrebalancer l’influence de Gondemar, l’ambassadeur d’Espagne, en envoyant à Londres une sorte d’ambassadeur extraordinaire doublé d’un… parent du Roi ? Dans ce rôle Monseigneur le duc de Chevreuse pourrait réussir à merveille. Le roi Jacques a de l’amitié pour lui…
— Eh bien, proposez cela à mon fils !
Richelieu baissa les paupières et frotta ses longues mains l’une contre l’autre d’un air gêné :
— Sa Majesté ne m’a pas encore rappelé au Conseil mais l’avis d’une mère tendrement aimée…
Marie décida qu’il était temps d’intervenir :
— Si le prince Charles est amoureux de l’Infante et s’il gagne le cœur de celle-ci, toutes vos manigances seront inutiles !
— Fais attention à ce que tu dis, Maria ! Une reine ne manigance pas !
— Précautions serait plus juste, émit doucement le Cardinal. Le Prince et son ami sont deux jeunes fous et l’on n’aime guère les fous à Madrid. Moins encore si le duc d’Olivares, le tout-puissant ministre du roi Philippe IV, recevait un écho discret sur la présence en Espagne de ces deux trublions.
— Ces trois ! corrigea Marie. Son Eminence oublie…
— Le vicomte Kensington ? Pas le moins du monde, mais ce huguenot convaincu est hostile au mariage espagnol et je serais fort étonné que le prince le tolère jusqu’en Castille !
Marie de Médicis retrouva aussitôt sa bonne humeur :
— Le Roi, décidément, n’a pas de meilleur serviteur que vous, mon ami ! Il faudra qu’un jour il en prenne conscience ! Je lui parlerai de votre idée au sujet de Chevreuse…
Ainsi approuvé, Richelieu prit une mine modeste qui ne trompa pas Marie. Elle venait de mesurer à quel point un homme aussi renseigné pouvait devenir un redoutable adversaire… à moins que, devenu un ami, elle ne réussît à s’en faire un instrument. Qu’il la trouvât belle ne faisait aucun doute. Elle était trop habituée aux regards des hommes pour se tromper sur leur expression. Qu’il soit prêt à la servir était plus problématique. Elle sentait en lui une force redoutable en dépit de l’humilité qu’il affectait devant sa bienfaitrice, la Reine-mère. Il y avait là-dessous un immense orgueil et un appétit de puissance qui ne se contenteraient pas de demi-mesures. Comme par exemple remettre le pouvoir à la Florentine en ne conservant que les apparences. Et s’il y parvenait resterait à savoir quel camp il se choisirait. A tout hasard et puisque cela ne tirait pas à conséquence, elle opta pour le sourire. Quant à son idée d’expédier Claude en Angleterre, elle n’était pas si bête au bout du compte ! Marie, pour sa part ne pouvait qu’approuver un resserrement des liens avec le pays de ce Kensington dont elle ne pouvait s’empêcher de rêver un peu trop souvent.
"Marie des intrigues" отзывы
Отзывы читателей о книге "Marie des intrigues". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Marie des intrigues" друзьям в соцсетях.