Chacune de ces paroles tombait comme une pierre sur les illusions de la pauvre Elen qui écoutait de toutes ses oreilles. Son beau rêve n’aurait pas duré longtemps car même si ce grand seigneur avait été libre, il n’aurait jamais tendu sa main à une fille de petite noblesse, fût-elle bretonne.

Que Kensington fût marié ou non importait peu à Marie. Pour elle, les serments échangés devant un prêtre n’avaient qu’une importance relative. Ce qui l’inquiétait davantage c’était l’éventuel puritanisme de cet homme qu’elle s’était déjà juré de séduire. Auprès de lui aucun autre n’existait, même ce sublime Buckingham, et elle savait que sa vie, à elle, n’aurait plus jamais le moindre sel si elle ne parvenait pas à lui inspirer une passion au moins égale à celle qui la brûlait. Elle rencontrerait sans doute une résistance car ces gens-là passaient pour mépriser la chair et ses plaisirs mais la victoire n’en serait que plus grisante. Peut-être conviendrait-il seulement de changer sa tactique habituelle, les armes à employer contre un tel homme ne pouvaient pas être les mêmes que celles employées pour réduire un Chevreuse, et elle se félicita d’avoir, pour ce soir, choisi une robe somptueuse assurément mais modestement décolletée sans aller tout de même jusqu’à imiter Elen qui, elle, était, Dieu sait pourquoi, revenue à la fraise. Simple hypocrisie à l’usage du Roi dont Marie veillait soigneusement à ne pas exciter la colère toujours latente. Aussi avait-elle adopté depuis quelque temps un comportement sage et digne – dont son époux émerveillé s’attribuait le mérite ! –, réservant les éclats de sa gaieté pour les instants où elle était seule avec Anne d’Autriche ou en compagnie de Louise de Conti et d’Antoinette du Vernet. Il ne s’agissait pas de donner à Sa Sévère Majesté le moindre prétexte à lui faire quitter la Cour. Quant à Kensington, si elle réussissait à ne pas l’effaroucher, elle était persuadée d’être assez forte pour l’amener à ses pieds. Le regard plein d’admiration dont il l’avait enveloppée tout à l’heure et qui ne l’avait plus quittée était lourd d’enseignement…

Elen aussi avait saisi ce regard alors qu’il n’avait pas eu l’air de la voir. Elle en ressentit une peine amère mais s’efforça de se réconforter en se disant que Henry était trop gentilhomme pour la reconnaître publiquement, ce qui eût provoqué des explications gênantes pour elle. Peut-être finalement était-il venu au Louvre caché dans la foule avec ses compagnons afin de vérifier si elle lui avait dit la vérité sans imaginer une seconde qu’il allait être reconnu et obligé à lever l’incognito. Il lui avait dit qu’il partait le lendemain pour l’Espagne et c’était vrai. Alors peut-être suffisait-il de se montrer patiente et d’attendre la suite qu’il pensait donner à leurs relations. Même s’il ne pouvait plus être question de mariage, l’amour demeurait possible ! Quant à ce regard, après tout il ne tirait pas à conséquence : presque tous les hommes en posaient un semblable sur la Duchesse la première fois qu’ils la voyaient et si le beau Henry était puritain, il ne pouvait que fuir une femme pourvue d’une si désastreuse réputation. Cela empêcha néanmoins Elen de trouver le sommeil.

Marie ne dormit pas davantage sans se douter un instant de ce qui se passait chez la Reine. L’imprudence de Montmorency était en train de prendre les dimensions d’une affaire d’Etat. Au lieu de se rendre chez sa femme, Louis XIII était allé déverser sa bile chez sa mère. Celle-ci, trop heureuse de la tournure prise par l’événement, feignit de prendre la défense de sa belle-fille, sachant bien que c’était le meilleur moyen d’attiser la fureur du Roi. Anne était jeune, un peu inconséquente, néanmoins sans malice. Elle aimait jouer avec le feu, mais comment imputer un crime à une jeune et jolie femme ? La sagesse viendrait avec l’âge, etc. Le résultat fut que Louis pria la Florentine d’aller sermonner son épouse. Ce que celle-ci fit d’autant plus volontiers qu’elle adorait mettre l’Espagnole dans son tort. Or la Reine refusa la mercuriale avec hauteur. Marie de Médicis retourna se plaindre à son fils qui, cette fois, exigea de la coupable qu’elle présente des excuses à sa belle-mère. Autrement dit personne ne dormit beaucoup au Louvre cette nuit-là…

Quand au matin Mme de Chevreuse se présenta au petit lever de la Reine, elle lui trouva mauvaise mine et les yeux gonflés tandis, que Doña Estefania, visiblement d’une humeur de dogue, l’aidait à enfiler sa chemise de batiste brodée d’or et ses bas de soie rouge et blanche. Autour d’elles, les dames gardaient un silence prudent. En apercevant son amie Anne se mit à pleurer, ce qui déclencha un flot de paroles en espagnol chez la duègne mais elle ne fit pas signe à Marie de s’approcher. Du coup celle-ci rejoignit Mme de Lannoy, la dame d’honneur occupée à examiner avec Mme Bertaut, femme de chambre, le contenu d’un coffre à robes, sans doute pour se donner une contenance parce que cela ne relevait absolument pas de ses fonctions.

— Que s’est-il donc passé ? chuchota-t-elle.

De mœurs austères, Mme de Lannoy ne raffolait pas de Marie mais elle reconnaissait qu’en sa présence, on s’ennuyait un peu moins. Elle leva les yeux au plafond :

— Un vrai drame. Avez-vous vu un gentilhomme quelconque traversant l’antichambre ?

— Non. Pourquoi ?

— Le Roi a interdit qu’aucun homme soit admis chez la Reine hors de sa présence. Sauf les ecclésiastiques, bien sûr !

— Doux Jésus ! Allons-nous de ce fait vivre au Louvre comme à l’Escurial ?

— Il y paraît !

— C’est à cause de M. de Mont…

— Chut ! Il y a des noms qu’il vaut mieux ne pas prononcer en ce moment. Ce que je sais est que le Duc doit être en route pour son château de Chantilly.

— Cela fera au moins plaisir à sa femme, mais un tel drame pour si peu de chose ! Il n’y avait pas de quoi fouetter un chat !

La voix grondeuse de « Stefanille » réclamant, avec son furieux accent espagnol, du silence au nom de la Reine souffrant de la tête, mit fin à l’entretien. Le ballet des femmes de chambre reprit dans une atmosphère digne d’un couvent troublé parfois – oh, à peine ! – par un soupir. Etant donné les nouveaux ordres, il n’y eut pas de grandes entrées ce matin-là et quand la toilette fut achevée, on fut tout droit entendre la messe, après quoi Anne d’Autriche déjeuna seule, son époux étant parti tôt le matin chasser à Saint-Germain. Pas une seule fois elle n’avait adressé la parole à Marie – aux autres non plus d’ailleurs – et celle-ci, n’ayant plus de charge officielle, choisit d’écourter sa visite. Elle savait bien que l’humeur sombre de la Reine ne durerait que jusqu’au moment où elle remarquerait l’absence de son amie et en sentirait le manque. On allait sans doute prier beaucoup dans les heures à venir et Marie, peu portée sur la religion, n’avait pas la moindre envie d’y prendre part. Elle s’éclipsa discrètement suivie des yeux par l’escadron envieux des filles d’honneur qui osaient à peine respirer…

Pour essayer d’en apprendre davantage sur les événements de la nuit, elle descendit chez la Reine-mère mais n’y trouva que sa dame d’honneur, Mme de Guercheville : Sa Majesté était allée visiter le chantier du palais qu’elle se faisait construire sur la rive gauche de la Seine en compagnie de son chancelier, autrement dit le tout nouveau cardinal de Richelieu. La présence de ce personnage en qui elle devinait une force contraire n’enchantait pas Marie, mais Mme de Guercheville ayant ajouté que Sa Majesté était d’une humeur charmante, elle décida d’aller la rejoindre, rentra à l’hôtel de Chevreuse par les jardins, commanda son carrosse, laissa Elen assise au coin du feu rêver sur une broderie qui n’avait guère avancé depuis la veille, demanda Malleville, ne le trouva pas – il s’absentait souvent ces temps-ci et elle se promit de lui en toucher un mot dès qu’elle pourrait mettre la main sur lui ! –, et finalement partit pour s’en aller visiter ce qui promettait d’être la plus belle résidence de Paris[11].

Il y avait déjà un moment qu’elle était en construction.

Lorsqu’elle s’était retrouvée veuve en 1610, Marie de Médicis s’était préoccupée de se procurer un logement à elle, plus commode que le vieux Louvre dont elle s’était arrangée tant bien que mal, et surtout plus champêtre et mieux aéré. Son choix s’était porté sur la propriété du duc de Luxembourg rue du Vaux-Girard, qu’elle convainquit assez aisément le Duc de lui vendre. Cet hôtel était pourvu d’un joli jardin mais celui-ci, comme d’ailleurs le bâtiment, lui paraissant insuffisant, elle se mit en devoir d’agrandir son pré carré en achetant toutes les terres qu’elle put trouver autour, après quoi elle envoya un courrier à la grande-duchesse de Toscane, sa tante, pour la prier de lui faire relever les plans du cher palais Pitti, à Florence, où elle avait passé son enfance. Ceux-ci furent remis à l’architecte en vogue du moment, le grand Salomon de Brosse, petit-neveu d’Androuet du Cerceau que la Reine-mère avait déjà employé pour son château de Montceaux en Brie et qui achevait le château de Coulommiers tout en exécutant les plans du parlement de Bretagne à Rennes.

Salomon de Brosse sut adapter le modèle proposé aux traditions purement françaises et, le 2 avril 1615, Marie de Médicis posait glorieusement la première pierre accompagnée de trois médailles d’or et de trois médailles d’argent tandis que pour mieux surveiller les travaux l’architecte s’installait avec son fils Paul dans l’ancien hôtel ducal, déjà rebaptisé Petit-Luxembourg[12].

Malheureusement la construction eut à pâtir des démêlés entre la Reine-mère et Louis XIII et, durant leurs « guerres », les travaux furent complètement arrêtés trois ans. A présent la propriétaire entendait les mener tambour battant afin que son beau palais fût le symbole de sa « gloire » retrouvée et d’une puissance qu’elle espérait reconquérir entièrement sur son fils.