S'efforçant de raisonner froidement, la jeune fille se décida à faire la seule chose qui lui parût compatible avec sa dignité en apaisant un peu son humiliation : fermer sa porte à clef, se coucher, éteindre les chandelles et dormir... ou du moins faire semblant, car elle savait bien que sa colère comptait une grande part de chagrin et que ce chagrin ne lui permettrait guère de sommeil.
Tout autour d'elle, la maison était silencieuse. Par la fenêtre entrouverte, les bruits de la campagne endormie parvenaient jusqu'à elle. Le cri d'un engoulevent attardé se fit entendre dans la profondeur des forêts. Marianne marcha vers la porte, poussa le verrou et, arrachant sa robe de chambre, courut se jeter dans son lit. Mais elle avait à peine reposé sa tête brune sur l'oreiller de dentelles – après avoir jeté à terre d'un geste plein de rancune celui qui avait été destiné à Francis – qu'on gratta doucement à la porte.
Son cœur sauta dans sa poitrine et elle se figea sur place, incapable de décider aussitôt de ce qu'elle allait faire. Elle était partagée entre la rancune qui lui soufflait de faire semblant de dormir et de laisser la porte close et l'amour qui la poussait à courir, les bras ouverts, au-devant de celui qu'elle avait tant attendu. Le grattement reprit, accompagné d'un léger tapotement. Marianne n'y tint plus. Se laissant glisser à bas de son lit, elle courut, pieds nus, jusqu'à la porte, l'ouvrit... et recula avec une exclamation de surprise. Sur le seuil se tenait, non pas Francis, mais Jason Beaufort.
— Puis-je entrer un instant ? fit l'Américain avec un bref sourire qui fit briller un instant ses fortes dents blanches. Il faut que je vous parle.
Prenant brutalement conscience de l'extrême minceur de sa chemise de nuit qui ne cachait pratiquement rien de son corps, Marianne fondit sur sa robe de chambre avec un cri d'horreur et s'en drapa précipitamment. Quand elle eut disparu sous les flots de dentelles et de batiste, elle se rassura suffisamment pour faire face à cette visite inattendue. Elle était si furieuse d'avoir été surprise ainsi que sa voix trembla de colère en demandant :
— Apparemment, l'inconvenance d'une visite à pareille heure ne vous apparaît guère, monsieur, sinon vous n'auriez pas osé frapper à ma porte.
Que pourriez-vous avoir à dire qui soit assez intéressant pour vous justifier ? J'attends mon époux et...
— Justement, je suis venu vous dire qu'il ne viendrait pas... du moins pas ce soir !
D'un seul coup toutes les angoisses de Marianne lui revinrent et elle se reprocha aussitôt, comme un crime, de les avoir repoussées. Il était arrivé quelque chose à son Francis ! Mais elle n'eut pas le temps de formuler ses craintes : l'Américain avait lu dans ses yeux.
— Non ! fit-il, il ne lui est rien arrivé de grave.
— Alors, vous l'avez fait boire plus que de raison et il est ivre ?
Sans attendre plus longtemps une permission qui ne venait pas, Jason entra et referma soigneusement la porte derrière lui sans prendre garde au froncement de sourcils de Marianne. Il fut dans la chambre avant même qu'elle se fût aperçue qu'il était entré. Ensuite, il lui fit face et se mit à rire.
— Quel genre d'éducation avez-vous donc reçue, madame ? Selon vous, la seule chose qui puisse retenir un mari au seuil de la chambre nuptiale c'est l'ivrognerie ? Où diable vous a-t-on appris les bonnes manières ?
— Qu'est-ce que mon éducation peut bien vous faire ? s'écria la jeune fille exaspérée par le rire de l'Américain. Dites-moi seulement ce qui est arrivé à Francis et allez-vous-en !
Jason fit la grimace et se mordit les lèvres.
— L'hospitalité non plus n'est pas votre fort apparemment ! Pourtant, ce que j'ai à vous dire est assez long... et un peu difficile. Vous permettez ?
Avec un petit salut ironique, il alla s'asseoir dans un grand fauteuil de tapisserie placé au coin de la cheminée, étendit devant lui avec satisfaction ses longues jambes bottées, puis leva les yeux sur la jeune fille.
Debout au pied du lit, frémissante et les bras croisés sur sa poitrine, elle luttait visiblement contre une fureur grandissante qui faisait de ses yeux de vertes pierreries. Un instant l'intrus la considéra, songeur, ému malgré lui par tant de jeunesse, peut-être aussi par quelque chose de plus trouble et de plus secret. Cette fille avait la grâce animale d'un pur-sang, mais avec une féminité chaude qui atteignait certaines fibres profondes de l'Américain. Il se souvenait aussi, non sans plaisir, du spectacle charmant et si fugitif qu'elle lui avait offert tout à l'heure, lorsque la porte s'était ouverte. Mais à mesure qu'il la contemplait, une sorte de rage se levait en lui, rage contre Francis Cranmere, contre lui-même aussi qui se trouvait, par sa propre faute, autant que par celle de l'Anglais, dans une situation impossible.
Cependant, son muet examen était venu à bout de la patience de Marianne qui éclatait.
— Monsieur, lança-t-elle impétueusement, je vous avertis que si vous ne quittez pas ma chambre immédiatement je vous fais jeter dehors, sinon par mon époux, puisque vous m'annoncez qu'il ne viendra pas, mais par mes gens !
— A votre place, je n'en ferais rien. Nous sommes déjà, votre époux, vous-même et votre serviteur, dans une situation assez délicate sans que vous y ajoutiez le scandale d'un esclandre nocturne. Laissez donc vos gens dormir en paix et écoutez-moi. Venez vous asseoir là, dans ce fauteuil. Je vous l'ai dit, il faut que je vous parle très sérieusement et je vous demande de m'écouter avec patience.
Toute trace de raillerie avait disparu. Le regard bleu du marin avait pris une dureté de pierre. Il ordonnait et Marianne, machinalement, lui obéit. Elle vint lentement s'asseoir en face de lui comme il le lui prescrivait, s'obligeant au calme. Son instinct lui disait qu'il se passait quelque chose qui exigerait d'elle un plein contrôle de ses réactions. Elle prit une profonde respiration :
— Je vous écoute, dit-elle froidement. Mais soyez bref ! Je suis lasse.
— Il n'y paraît pas. Ecoutez-moi, lady Cranmere – et il appuya intentionnellement sur le nom – ce que j'ai à vous apprendre vous paraîtra peut-être étrange, mais je vous crois capable de faire face sans trembler à certains événements... inattendus !
— Trop aimable ! Où avez-vous pris cette bonne opinion de moi ? persifla Marianne qui tentait de dissimuler, sous une ironie de commande, son inquiétude grandissante.
Où donc cet homme voulait-il en venir ?
— Grâce à la vie sans douceur que je mène, je sais juger la qualité d'un être ! riposta Beaufort sèchement.
— Alors, veuillez abandonner les circonlocutions et aller droit au but. Que cherchez-vous à m'apprendre ?
— Voici. Votre époux et moi, nous avons joué ce soir.
— Au whist ? je sais... et durant des heures, je pense !
— En effet. Nous avons joué et Francis a perdu !
Un léger dédain arqua les belles lèvres de la jeune fille. Elle croyait savoir où l'Américain voulait en venir. Ce n'était que cela ? Une simple question d'argent.
— Je ne vois pas en quoi cela me regarde. Mon époux a perdu... il paiera, voilà tout !
— Il a déjà payé, mais il n'est pas seul en cause. Paierez-vous, vous aussi ?
— Que voulez-vous dire ?
— Que lord Cranmere a non seulement perdu tout ce qu'il possédait, ce qui n'était guère, mais aussi tout ce que vous lui apportiez en dot.
— Quoi ? s'écria Marianne devenue toute pâle.
— Il a perdu votre fortune, vos terres dont il était désormais le dépositaire, ce château lui-même avec ce qu'il contenait... et plus encore ! jeta Beaufort avec une sorte de rage qui frappa la jeune fille.
Elle se leva mais ses jambes vacillèrent et elle dut se retenir aux bras de son fauteuil. Elle avait tout à coup l'impression de plonger en pleine folie, en plein désordre. Les murs de sa chambre, eux-mêmes, semblaient avoir perdu leur stabilité pour se lancer dans une sarabande échevelée.
Certes, elle avait souvent entendu sa tante et l'abbé de Chazay évoquer, à mots couverts et pour la déplorer, la folle passion du jeu qui possédait la jeunesse anglaise, les parties interminables et acharnées au cours desquelles des fortunes changeaient de mains, les paris absurdes sur les choses les plus invraisemblables et pour lesquels on mettait en jeu jusqu'à sa propre vie. Mais il ne lui était jamais venu à l'idée que Francis, avec sa noblesse, son sang-froid et l'extraordinaire maîtrise de lui-même, pût se laisser aller à de telles folies. Ce n'était pas possible ! Cela ne pouvait pas être possible ! A aucun prix !
Elle toisa Beaufort, d'un regard chargé de rancune et de mépris.
— Vous mentez ! articula-t-elle aussi calmement qu'elle put. Mon époux est incapable d'une chose pareille !
— Qu'en savez-vous ? Depuis combien de temps connaissez-vous l'homme que vous avez épousé aujourd'hui ?
— Ma tante le connaissait depuis l'enfance. Cela me suffit !
— Qui peut se vanter de connaître les raisons profondes de l'engouement d'une femme ? Je suppose que lady Selton n'avait jamais entendu parler de la passion du jeu qui habite Francis Cranmere. Quoi qu'il en soit, ajouta l'Américain avec un ton de voix plus dur, je ne vous ai pas menti. Votre époux vient de perdre au jeu tout ce que vous possédiez... et plus encore !
Marianne avait écouté le marin avec une impatience croissante. Sa désinvolture, le regard insistant de ses yeux bleus lui déplaisaient, mais la fin de sa phrase éveilla en elle un souvenir.
— C'est la seconde fois que vous prononcez ces paroles incompréhensibles. Que voulez-vous dire avec votre « et plus encore » ?
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