Les yeux encore emplis des grâces languides d'Ivy St Albans, Marianne soupira de regret. Elle s'efforçait de retrouver un peu d'assurance en se disant que Francis l'avait choisie, demandée, qu'il fallait y voir le signe certain qu'elle lui plaisait. Seulement, il ne lui avait encore jamais dit qu'il l'aimait, il n'avait eu encore aucun élan de passion vers elle. Il est vrai qu'il n'en avait guère eu le temps... Tout avait été si vite ! Cependant, Marianne était au seuil de cette nuit troublante comme au bord d'un pays inconnu, plein d'embûches à demi devinées, appréhendées. Les livres qu'elle aimait étaient plutôt discrets sur le chapitre des nuits de noces ! La jeune épousée en sortait rougissante, les yeux modestement baissés, mais avec une immuable lumière intérieure, dont, pour le moment, Marianne cherchait vainement la provenance.

Elle se détourna du miroir, sourit à Mrs Jenkins qui n'avait laissé à personne le soin de préparer sa « petite » pour cette grande nuit et ramassait maintenant les vêtements épars. Celle-ci lui rendit son sourire.

— Vous êtes très belle, miss Marianne, fit-elle d'un air encourageant, et vous allez sûrement être très heureuse. Il ne faut pas être si triste !

— Je ne suis pas triste, Jenkins... seulement nerveuse ! Savez-vous si ces messieurs ont quitté la salle à manger ?

— Je vais voir !

Les bras chargés de jupons et de dentelles, Mrs Jenkins sortit tandis que Marianne allait machinalement jusqu'à la fenêtre. La nuit était noire, sans une étoile au ciel. De longues écharpes de brume traînaient comme des fantômes à travers le parc. On ne voyait à peu près rien, mais la jeune fille n'avait pas besoin de voir pour reconstituer les pelouses de Selton Hall, leur immensité bleu-vert que l'automne n'avait qu'à peine touchée. Elle savait qu'elles se perdaient au loin, dans l'ombre épaisse des chênes séculaires. Au-delà, c'étaient les collines calmes, les profondes forêts du Devon où il faisait si bon galoper à la queue du renard ou sur la trace du cerf. Marianne aimait ce temps brumeux qui annonçait l'hiver, les veillées autour des feux de bois où l'on grillait des châtaignes, les courses folles, chaussées de lames d'argent, sur les étangs glacés, entre les roseaux tout blancs de givre, tout ce qui avait été son simple bonheur d'enfant et de jeune fille. Ce vieux domaine, cette campagne anglaise aux douces collines de terre rouge, qui s'étaient refermés comme deux bras vigoureux sur son enfance orpheline,

Marianne n'avait encore jamais compris, aussi bien que ce soir, à quel point elle les aimait. Elle aurait voulu, au seuil de cette nuit qui allait la donner à Francis, pouvoir courir encore jusque dans la forêt parce que les arbres savaient lui communiquer une force profonde contre laquelle se brisaient l'inquiétude et la peur. Et, à cette heure troublante, la jeune fille savait bien qu'elle avait peur, affreusement peur de « le » décevoir, d'être jugée trop gauche ou pas assez belle. Si encore Francis l'avait, une fois, une seule fois, prise dans ses bras ! S'il lui avait murmuré ces mots d'amour qui font naître la confiance et mourir la pudeur !... Mais non, il s'était toujours montré courtois, affectueux, certes, mais jamais encore Marianne n'avait vu, dans le regard gris de son fiancé, cet éclair de passion qu'elle désirait tant y allumer. Sans doute, cette nuit allait les lui apporter, les mots qui bouleversent et délivrent, les gestes qui caressent et soumettent en même temps. La jeune fille les attendait avec une fièvre qui lui séchait la bouche, glaçait ses mains et ses pieds. Jamais, certainement, fille n'avait été à ce point prête à devenir l'esclave adorante et soumise d'un époux, car Marianne s'avouait tout bas que pour l'amour de Francis elle était prête à tout !

Evidemment, elle ne savait pas très bien ce que cela voulait dire « appartenir à quelqu'un ». Tante Ellis n'était plus là pour le lui apprendre, en admettant qu'elle l'ait jamais su elle-même, et la vieille Jenkins en était bien incapable, mais elle devinait confusément que, de cet abandon, devait découler une métamorphose si complète que ses pensées mêmes pouvaient s'en trouver modifiées.

Aimerait-elle autant demain la campagne et les arbres, si Francis ne les aimait pas ?

Le léger grincement de la porte qui s'ouvrait la tira de sa rêverie. Jenkins revenait et Marianne, délaissant la fenêtre, se retourna brusquement et lui fit face.

— Alors, demanda-t-elle, où en sont-ils ? Nos invités se sont-ils déjà retirés dans leurs chambres ?

Mrs Jenkins ne répondit pas tout de suite. Elle ôta ses lunettes et se mit à les essuyer avec soin. La jeune fille pensa, aussitôt, que quelque chose n'allait pas. Jenkins faisait toujours cela lorsqu'elle ne savait que répondre et devait choisir ses mots.

— Eh bien ? s'impatienta Marianne.

— Presque tous se sont retirés, milady, articula enfin la femme de charge en rechaussant ses lunettes.

— Presque tous ? Qui donc est encore en bas ?

— Votre époux... et cet étranger, l'homme d'Amérique.

Mécontente, la jeune mariée serra les lèvres. Quel intérêt avait donc cet Américain pour retenir Francis à une heure où il n'aurait dû songer qu'à sa jeune femme ? Jason Beaufort était certainement la dernière personne dont elle souhaitât entendre parler à cet instant.

— Ils s'attardent autour des flacons de porto ?

— Non. Ils sont dans le salon de jeu.

— Ils jouent ? A cette heure-ci ?

Mrs Jenkins écarta les bras en signe d'impuissance devant la mine incrédule de Marianne. Celle-ci ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais se ravisa. Lentement, elle tourna sur ses talons, revint vers la fenêtre. Même à la vieille Jenkins qui l'avait élevée, elle ne voulait pas montrer sa déception. Comment Francis pouvait-il s'attarder à une stupide partie de cartes, alors qu'elle l'attendait, tremblante d'une émotion qui lui serrait l'estomac et lui donnait mal au cœur.

— Il joue ! fit-elle entre ses dents, il joue et moi je l'attends !...

Un début de colère se mêlait à sa déception. Tante Ellis attachait beaucoup de prix à la courtoisie et elle n'eût jamais toléré que Francis allât jouer avec un ami au soir de ses noces, et cela ne se faisait pas non plus dans les romans. C'était un mince incident, bien sûr, mais cet incident accusait le vide laissé par la vieille demoiselle et l'isolement de sa nièce.

« Je n'ai plus que lui, songea-t-elle amèrement. Comment ne le comprend-il pas ? J'ai tellement... tellement besoin de lui ! »

Rageusement, elle serra ses paupières pour retenir les larmes qui montaient. La patience n'étant pas sa vertu dominante, elle dut lutter contre l'envie soudaine de courir en bas et d'arracher son époux à la compagnie de Beaufort, tant l'irritait la pensée qu'il perdait son temps avec lui. Il était déjà bien assez pénible que l'Américain eût été invité à passer la nuit au château. Marianne avait l'impression qu'il faisait peser sur la maison, sinon une menace, du moins une gêne. Cela pouvait venir, peut-être, de l'antipathie qu'il lui inspirait, mais, bien qu'elle essayât de se raisonner, la sensation d'une ombre sur Selton Hall demeurait.

— Voulez-vous que je vous aide à vous coucher ? demanda derrière elle la voix timide de Mrs Jenkins. Il serait mieux... plus convenable, que vous soyez au lit quand lord Francis viendra.

— Quand il viendra ? lança rageusement Marianne, viendra-t-il seulement ?

Elle souffrait à la fois dans son orgueil et dans son amour.

Fallait-il qu'elle comptât bien peu aux yeux de Francis ! Peut-être, après tout, avait-il une autre conception de l'amour très différente de celle d'une fille de dix-sept ans... Mais elle eut pitié de Jenkins qui la regardait avec tristesse.

— Je n'ai pas envie de dormir, ajouta-t-elle avec une assurance qu'elle était bien loin d'éprouver. J'aime mieux rester debout. Mais, vous, ma bonne Jenkins, allez vous coucher. Moi, je vais... je vais lire un peu...

A l'appui de ses paroles, elle prit, au hasard, un livre dans une petite bibliothèque, s'installa dans un fauteuil et adressa à Mrs Jenkins un sourire, dont celle-ci ne fut pas dupe. Elle connaissait trop Marianne pour ne pas la deviner lorsqu'elle tentait ainsi de donner le change à elle-même, comme aux autres. Mais il était bon que la petite lady fît preuve de dignité à un moment où, selon Mrs Jenkins, son époux en manquait quelque peu. Elle n'insista donc pas, fit une révérence et après un solennel « bonne nuit, milady », accompagné d'un bon sourire, se retira.

A peine eut-elle disparu que Marianne lançait le livre dans un coin et se mettait à pleurer à chaudes larmes.

Une partie de cartes pouvait-elle vraiment durer aussi longtemps ? Deux heures plus tard, Marianne avait fait tout ce que la déception et un énerve-ment grandissant pouvaient lui inspirer. Elle avait arpenté sa chambre jusqu'à ce que ses jambes en  tremblent, déchiqueté son mouchoir entre ses dents, pleuré longtemps aussi, ce qui l'avait obligée à se bassiner le visage pour effacer la trace de ses larmes. Maintenant, les yeux secs, mais les joues brûlantes, elle s'avouait qu'elle avait peur, simplement peur...

C'était inexplicable, ce retard ! Aucune partie de cartes ne pouvait le justifier un soir de noces. Peut-être était-il arrivé quelque chose à Francis et, dans l'imagination de la jeune fille, les plus folles suppositions vinrent s'échafauder, l'une après l'autre... Il était malade, peut-être ? Une folle envie de courir en bas voir ce qu'il en était s'empara d'elle, enfantine, impérieuse. Mais au seuil de la porte, un reste d'amour-propre la retint. Si réellement Francis était tout bêtement dans le salon, à jouer au whist, elle se couvrirait de ridicule.