— Pour... l’amour du ciel ! Qui... qui êtes-vous, vous-même ?
— La propriétaire de cette maison.
L’inconnue haussa les épaules, les yeux toujours rivés au visage de Marianne.
— Ce n’est pas possible ! Votre nom ?
— Vous n’avez pas l’impression d’intervertir un peu les rôles ? Il me semble que c’est plutôt à moi d’interroger ? Mais je veux bien vous répondre. On m’appelle Maria-Stella. Je suis cantatrice et, dans quelques jours, je me ferai entendre à l’Opéra. Vous êtes satisfaite ? Ne bougez pas.
Mais, sans plus prêter la moindre attention au pistolet braqué sur elle, l’étrange femme ferma les yeux et passa sur son front une main qui tremblait :
— Je suis folle ! murmura-t-elle... J’ai dû rêver ! J’ai cru... mais ce n’est qu’une fille d’Opéra !
Le ton, inexprimablement méprisant, réveilla la colère de Marianne.
— Vous dépassez les bornes ! Une dernière fois, je vous prie de me dire qui vous êtes et ce que vous venez chercher ici. Il n’y a plus de portrait à voler.
Un sourire dédaigneux passa sur les lèvres minces de l’inconnue, si pâles et si étroites qu’elles semblaient inexistantes.
— Comment savez-vous que c’est moi ?
— Ce ne peut être que vous ! Où l’avez-vous mis ?
— Cela ne vous regarde pas. Ce portrait m’appartient. C’est un souvenir de famille !
— De famille ? (Cette fois, c’était au tour de Marianne d’être surprise :) De quelle famille ?
— De la mienne, bien sûr ! Je ne vois pas bien en quoi cela peut intéresser une chanteuse italienne, mais cet hôtel est celui de ma famille. Je dis « est » car vous pourriez bien ne pas le garder longtemps. On dit qu’en l’honneur de son prochain mariage avec la nièce de Marie-Antoinette, Napoléon songerait à faire rendre gorge à ceux qui ont acheté des biens d’émigrés.
— C’est pour cela sans doute que vous souhaitiez mettre le feu à cette maison ?
— Je ne voulais pas qu’une demeure où les Asselnat ont vécu et souffert servît de cadre aux ébats d’une fille de théâtre ! Quant à mon nom...
— Je vais vous le dire, coupa Marianne qui avait enfin compris qui était devant elle : vous vous appelez Adélaïde d’Asselnat. Et je vais vous dire autre chose encore : tout à l’heure, quand je suis entrée, vous m’avez regardée avec une sorte de terreur parce que vous avez été frappée par une ressemblance.
— Peut-être, mais c’était une illusion.
— Allons donc ! Regardez-moi mieux ! (Et Marianne, saisissant à son tour le chandelier d’argent, l’approcha de son visage :) Regardez ma figure, mes lèvres, mon teint ! Allez chercher le portrait que vous avez enlevé et mettez-le auprès de moi. Vous verrez bien que je suis sa fille !
— Sa fille ? Mais comment...
— Sa fille, vous dis-je, la fille de Pierre d’Asselnat, marquis de Villeneuve, et d’Anne Selton ! Je ne m’appelle pas Maria-Stella, ce n’est qu’un nom de guerre. Je m’appelle Marianne-Elisabeth d’As...
Elle n’eut pas le temps d’en dire plus. Mlle Adélaïde avait sans doute eu, pour la journée, plus que son compte d’émotion. Avec un petit soupir, elle venait de glisser sur le tapis du salon, sans connaissance.
Non sans peine, Marianne était parvenue à hisser la vieille fille sur l’un des canapés près de la cheminée. Après quoi, elle avait secoué le feu de son mieux, allumé quelques bouquets de bougie afin d’y voir plus clair et s’était rendue à la cuisine, au sous-sol, pour y chercher de quoi ranimer sa cousine. La mélancolie de la soirée s’était envolée comme par miracle. A tout prendre, c’en était un que la découverte de cette extraordinaire Adelaïde qu’elle croyait confinée dans les profondeurs de l’Auvergne sous l’œil de la police impériale, un œil qui semblait manquer de vigilance. Elle s’était d’ailleurs promis de plaider la cause de sa cousine auprès de l’Empereur, mais, égoïste comme toutes les amoureuses, elle l’avait un peu oubliée dans les jours enchantés du Trianon. Cependant, elle était heureuse tout à coup, comme d’un cadeau de fête, de cette Asselnat, grise et poussiéreuse comme une araignée, qui lui tombait du ciel.
Tout en déposant sur un plateau une bouteille de vin, des verres, des assiettes et, à tout hasard, une terrine de pâté qu’elle avait trouvée dans le garde-manger et une grosse miche de pain, elle se surprit à chantonner l’air de La Vestale qu’elle étudiait pour l’heure présente. En même temps, elle cherchait à se souvenir de ce que lui avaient dit le duc d’Avaray d’abord, Fouché ensuite, concernant cette turbulente parente. « Une vieille folle, avait dit le premier, amie de Mirabeau, de La Fayette... » – « Une relation peu souhaitable dans votre situation », avait dit le deuxième. De tout cela et de ce qu’elle avait vu, Marianne concluait qu’Adélaïde n’était vraiment pas une personne ordinaire, et cela lui plaisait.
En tout cas, folle ou pas, dangereuse ou pas, Marianne était fermement décidée à essayer de s’attacher cet unique vestige de sa famille. Quand elle revint au salon avec son plateau, elle constata que les quelques claques administrées par elle avant de sortir avaient produit leur effet. Mlle Adélaïde avait les yeux ouverts et, assise au bord du canapé où Marianne l’avait étendue, elle regardait autour d’elle avec la mine effarée de quelqu’un qui a vu un fantôme. Elle leva un œil méfiant sur la silhouette, blanche et souriante, qui s’approchait d’elle.
— Vous vous sentez mieux, ma cousine ? demanda Marianne en posant son plateau sur une petite table.
La vieille fille releva d’un geste machinal une longue mèche qui lui tombait dans les yeux et tendit la main vers le vin que lui offrait Marianne. Elle en avala un plein verre avec une aisance qui dénotait une certaine habitude, puis poussa un soupir de soulagement.
— Maintenant, oui, ça va mieux ! Ainsi, vous êtes sa fille ? Je ne devrais même pas vous poser cette question : vous lui ressemblez tellement ! Sauf les yeux. Ceux de Pierre étaient noirs et les vôtres...
— J’ai les yeux de ma mère.
Une expression de colère crispa le maigre visage d’Adélaïde.
— Ceux de l’Anglaise ! Je sais !
— Est-ce que... vous n’aimez pas ma mère ?
— Je déteste les Anglais. Et je n’ai jamais voulu la connaître. Quel besoin avait-il d’aller chercher une épouse chez nos ennemis héréditaires ?
— Il l’aimait ! fit Marianne doucement. Est-ce que cela ne vous paraît pas une raison suffisante ?
Mlle Adélaïde ne répondit pas, mais sa mine renseigna la jeune femme plus qu’une longue explication. Elle devina le drame de la fille laide, amoureuse en secret d’un cousin trop beau et qui le voit un jour s’éprendre d’une jeune fille si ravissante que toute lutte est désormais impossible. Elle comprit pourquoi Adélaïde d’Asselnat avait désormais vécu en marge de sa famille, pourquoi elle avait cherché des amis dans les milieux intellectuels où s’élaboraient les grandes idées révolutionnaires. L’éclat de Versailles qui seyait si bien au jeune couple devait blesser cet oiseau de nuit qui avait aspiré les idées nouvelles comme un voyageur assoiffé l’eau fraîche d’une source rencontrée par hasard. Mais, n’avait-elle pas...
— Qu’avez-vous fait pendant la Terreur ? demanda brusquement Marianne qu’un soupçon affreux venait d’effleurer.
L’amour incompris de la vieille fille ne l’avait-il pas poussée à s’associer à ceux qui avaient fait un bain de sang d’une révolution qui eût pu être belle ? Mais les candides yeux bleus qui la regardaient n’eurent pas une ombre. Adélaïde haussa les épaules.
— Que pouvais-je faire ? J’ai été me terrer en Auvergne. Les grands esprits qui avaient tant travaillé au bonheur du peuple étaient devenus les ennemis de la Convention. Pour les hommes de Robespierre, je n’étais plus qu’une aristocrate, donc un gibier de guillotine. Il a bien fallu que je m’en aille. Ma maison du Marais a été donnée à un cordier du faubourg Saint-Antoine qui en a fait une écurie. Et puis, je savais que je n’avais rien à craindre de nos paysans de Villeneuve, tous fermement attachés à la famille. Je croyais bien y finir mes jours, mais, quand Bonaparte est devenu Napoléon Ier, j’ai voulu voir ce que c’était au juste que cet homme-là qui traînait la victoire après lui comme un chien obéissant. Je suis revenue vivre à Paris.
— Dans cet hôtel ?
— Non. C’était impossible. J’y venais souvent pour penser à... ceux qui n’étaient plus. C’est ainsi que j’ai retrouvé dans un comble le fameux portrait. Votre père avait dû le dissimuler parce que ce tableau trop guerrier ne pouvait qu’évoquer aux yeux de votre rnère les incessants combats avec l’Angleterre. Et j’aimais venir ici. Malgré la misère qui y régnait, je m’y sentais chez moi.
— Où habitiez-vous ?
— Chez une amie, qui est morte il y a trois mois, ce qui m’a obligée à chercher un autre domicile. Mais, chez elle, j’avais connu quelqu’un qui habite la maison voisine et qui a bien voulu me louer deux pièces.
Elle s’arrêta et, brusquement, elle eut un sourire, le premier, mais si incroyablement jeune et si chargé de malice que Marianne en resta bouche bée. D’un seul coup, la cousine poussiéreuse avait vingt ans !
— ... et je vais bien vous surprendre, acheva-t-elle, mais ma logeuse est anglaise ! C’est cette fameuse Mme Atkins qui tenta de sauver, elle aussi, la famille royale et surtout le malheureux petit roi Louis XVII. Mon nom l’a attirée vers moi et son extraordinaire bonté m’a fait oublier sa nationalité.
— Mais enfin, vous étiez bien dans cette maison ? Ne fût-ce que tout à l’heure. Je vous ai entendue descendre du grenier. Je suppose que vous connaissiez la cachette.
— Bien sûr, je la connaissais. Elle a été faite il y a si longtemps ! Et j’ai tant joué ici toute petite ! Les Asselnat n’ont pas toujours été très obéissants et, parfois, ils ont eu maille à partir avec le Roi... ou avec le Régent, comme ce fut le cas. La cachette était utile. Je m’y suis réfugiée quand vous êtes arrivée avec ces gens qui vous accompagnaient. Mais je n’ai pas vu votre visage. Vous portiez un voile. Ce que j’ai pu souffrir en pensant que cette vieille demeure toute pleine de souvenirs pour moi allait appartenir à une fille d’Opéra !
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