Elle s’arrêta brusquement et une profonde rougeur envahit son visage sans beauté. Marianne comprit la gêne qui lui venait et eut un instant d’inquiétude. Cette femme qui, jusque-là, n’avait été pour elle qu’une entité assez vague, elle découvrait qu’elle lui était soudain presque chère. Peut-être à cause de ce sang commun qui coulait dans leurs veines, plus certainement à cause de l’étrange vie qu’avait menée Adélaïde, une vie hors des conventions, qui l’avait même menée jusqu’en prison. Elles devaient pouvoir se comprendre. Aussi Marianne décida-t-elle d’en finir une bonne fois avec les faux-fuyants.

— Je ne suis pas une fille d’Opéra, dit-elle gentiment. Je n’ai même encore jamais chanté en public, sauf dans quelques salons. Si j’ai choisi d’être cantatrice, c’est parce que je veux pouvoir vivre libre. Je fais mes débuts dans quelques jours. Est-ce que cela vous choque terriblement ?

Adélaïde réfléchit un moment sans que le nuage qui s’était étendu sur son visage se dissipât :

— Non, dit-elle enfin. Je crois que je peux comprendre cela. Mais on a dit que la nouvelle propriétaire de cette maison était tout particulièrement protégée par l’Empereur et...

— Je l’aime ! coupa Marianne nettement. Et je suis sa maîtresse. Cela aussi, il faudra que vous le compreniez. A moins que ce ne soit trop difficile.

— Eh bien ! au moins, on peut dire que vous ne mâchez pas vos mots ! fit Adélaïde en retrouvant son souffle un instant coupé par la déclaration de Marianne. Que vous l’aimiez ne m’étonne pas, j’ai été comme vous, jusqu’à ce divorce stupide ! Je ne lui pardonne pas son archiduchesse.

— Il a bien fallu que, moi, je la lui pardonne ! Il lui faut un héritier.

— Il pouvait en avoir autrement. Le sang des Habsbourg ne vaut rien. On devrait le savoir en France. Mais cet imbécile a la tête tournée ! Qu’espère-t-il obtenir, en fait de rejeton, en mélangeant son beau sang pur et riche de noble Corse avec ce vieux sang affaibli par trop de mariages consanguins et par l’hérédité ? Ce que lui apporte Marie-Louise, c’est l’héritage de Jeanne la Folle et de Philippe II. Il y a là de quoi se réjouir ! Mais, au fait, expliquez-moi donc comment vous, Française avec du sang anglais, vous vous retrouvez italienne ?

Marianne poussa un soupir et, à son tour, se versa un verre de vin. Elle avait besoin de se remettre, ne fût-ce que d’avoir entendu Adélaïde traiter Napoléon d’imbécile avec tant de désinvolture.

— C’est un peu long, vous savez ?

— Bah ! riposta la vieille fille en s’installant plus commodément, j’ai tout mon temps ! Et si vous me permettez de goûter à ce pâté... J’ai toujours faim ! conclut-elle triomphalement. Et j’adore les histoires !

Comme si elles s’étaient connues de tout temps, les deux femmes s’installèrent de part et d’autre de la petite table et attaquèrent, à la fois, le petit souper et l’histoire de Marianne. Jamais celle-ci ne s’était sentie aussi bien ni aussi en confiance. Elle avait hâte maintenant de tout dire à cette bizarre vieille fille, dont les yeux bleus, pleins de malice, la regardaient avec une sympathie spontanée. Les mots lui venaient sans difficulté. Il lui semblait qu’en racontant à Adélaïde tout ce qu’elle avait souffert, elle le racontait aussi aux esprits de sa maison. C’était à tous les Asselnat passés qu’elle se confessait et elle découvrait qu’en même temps tout ce qu’elle avait pu amasser de fiel et de rancœur se retirait d’elle comme une maladie. Une seule crainte : qu’Adélaïde la prît pour une folle. Mais la vieille demoiselle en avait vu bien d’autres. Elle se contenta, quand Marianne eut terminé, de tapoter amicalement la main de sa jeune cousine posée sur la table et de soupirer.

— Dire que je pensais avoir eu une vie passionnante ! Si vous continuez de ce pas, ma chère enfant, je ne sais pas jusqu’où vous pourrez aller ! Mais ce sera intéressant de vous observer.

Presque timidement, Marianne leva les yeux et demanda :

— Vous n’êtes pas scandalisée ? Vous ne me condamnez pas ? J’ai peur d’avoir fait bon marché de mon honneur !

— Vous ne pouviez pas faire autrement ! D’ailleurs, en bonne justice, c’est l’honneur de lady Cranmere qui a souffert. Marianne d’Asselnat s’est contentée de suivre son cœur. Vous ne voudriez pas que je pleure sur un honneur anglais ? Surtout celui d’un aussi triste sire.

Elle se leva tout à coup, secoua sa robe grise où s’attachaient quelques miettes. Puis, regardant la jeune femme d’un air songeur, elle demanda :

— Cet Américain... vous êtes bien sûre de ne pas l’aimer ?

Quelle idée passait par la tête d’Adelaïde ? Pour quoi cette question apparemment si saugrenue ? Est-ce qu’elle n’avait pas compris ce que Marianne lui avait dit ou bien avait-elle de Jason une image particulière ? Un instant, la haute silhouette du marin envahit le paisible salon, apportant l’air violent de l’Océan, mais Marianne la repoussa.

— L’aimer ? Comment le pourrais-je ? J’ai pour lui de l’amitié maintenant, une certaine reconnaissance, mais je vous ai dit qui j’aimais.

— Bien sûr ! A trop regarder le soleil on ne voit plus rien, pas même en soi !... Je ne sais pas si vous vous en rendez compte, mais vous m’avez décrit un homme extraordinairement séduisant. Et si j’avais été à votre place...

— Eh bien ?

— Eh bien !... Je crois que j’aurais payé la dette de jeu de mon stupide époux ! Rien que pour voir ! Il doit savoir aimer, celui-là... et il est certainement follement amoureux de vous !

Brusquement, elle éclata de rire devant la mine abasourdie de Marianne qui se demandait si elle avait bien entendu et s’écria :

— Ne me regardez pas ainsi ! On jurerait que vous avez vu le Diable ! Sachez seulement ceci, ma belle : je ne suis pas aussi vieille fille que vous l’imaginez... et il y a du bon dans les temps troublés, croyez-moi ! Sans la Révolution, je serais encore chanoinesse d’un très noble moutier, mais peut-être morte d’ennui ! Grâce à elle, j’ai pu découvrir que la vertu n’avait pas autant de charmes qu’on voulait bien le dire et j’ai quelques souvenirs parfumés que je vous conterai plus à loisir quand nous nous connaîtrons mieux. Retenez seulement ceci : on a toujours eu le sang chaud dans la famille. Vous ne déparez pas la collection ! Sur ce, je vous donne le bonsoir.

La foudre tombant sur Marianne ne l’eût pas stupéfiée davantage. Elle découvrit que tout ce qu’elle avait pu imaginer d’Adélaïde ne correspondait qu’à la moitié de la vérité et que tout était à recommencer. Le simple fait qu’elle ait évoqué Beaufort avait suffi à l’implanter de nouveau, tenace et envahissant, dans l’esprit de Marianne qui cependant s’obstinait à l’en rejeter. Pour quelle raison ? Un doute étrange venait à Marianne. Aurait-elle pu aimer l’Américain ? Décidément, elle était encore bien jeune et avait encore beaucoup à apprendre !... Mais comme Mlle d’Asselnat se dirigeait d’un pas ferme vers l’escalier des cuisines, elle l’arrêta :

— Mais... où allez-vous ?

— A la cave, mon enfant. J’ai oublié de vous dire qu’elle communiquait avec celle de la maison de Mme Atkins. Une circonstance que j’ai découverte depuis peu, mais que j’ai trouvée bien commode depuis que vous avez fait changer les serrures ! Bonsoir.

De nouveau elle se mettait en marche. Marianne l’arrêta d’un cri :

— Ma cousine !

Ce n’était qu’un mot, mais il renfermait un monde. En Adélaïde, Marianne avait tout à coup l’impression de retrouver un peu sa tante Ellis et ce cri, c’était son besoin de chaleur familiale qui l’avait poussé. Adélaïde s’arrêta au seuil du salon, comme si quelque chose l’avait atteinte et, lentement, se retourna, le visage tendu :

— Eh bien ?

— Pourquoi... pourquoi continuer à vivre chez une amie quand il y a cette maison, qui est nôtre... et qui est si grande pour moi ? J’ai... tant besoin d’une présence... de votre présence ! Je vais demander votre grâce à l’Empereur et nous pourrions...

Elle fut incapable d’en dire plus. Il y eut un silence. Le regard bleu et le regard vert se croisèrent, s’accrochèrent avec une intensité qui se passait de mots. Etait-ce une illusion, ou bien est-ce qu’une larme avait brillé sous les paupières de la vieille fille ? Elle tira son mouchoir et se moucha vigoureusement.

— Il faut pourtant bien que j’aille déménager ? murmura-t-elle. Il n’y a toujours rien au-dessus de cette cheminée et c’est affreusement triste !

Arrangeant de son mieux son chignon croulant, peut-être pour se donner une contenance et lutter mieux contre son émotion, Mlle Adélaïde se dirigea d’un pas ferme vers la cave.

Demeurée seule, Marianne jeta autour d’elle un regard triomphant. Il lui sembla que, tout à coup, la maison renaissait vraiment, que les murs se mettaient à vivre et adoptaient enfin leur décor rénové. Le cercle était fermé. La maison avait retrouvé son âme et Marianne son foyer.


Six jours plus tard, le 19 mars, les abords du théâtre Feydeau étaient encombrés de voitures qui déversaient sous les grandes arches rondes de l’ancien théâtre de Monsieur une foule extrêmement élégante : femmes emmitouflées de fourrures précieuses, sous lesquelles, par instants, fulguraient les joyaux, têtes couronnées de fleurs, de plumes et de diamants, hommes dont les immenses manteaux cachaient de somptueux uniformes, ou le frac noir constellé de décorations. Malgré la pluie persistante, qui depuis plusieurs jours noyait Paris, tout ce que la capitale française comptait de distingué par le rang ou la fortune se pressait aux portes du célèbre théâtre.

Le choix du théâtre Feydeau était récent et dû, surtout, aux dimensions de la salle, plus importante que celle de l’Opéra de la rue de la Loi. De plus, il était apparu qu’une cantatrice italienne se trouverait plus à son aise sur une scène traditionnellement réservée à la Comédie-Italienne, puis à l’Opéra-Comique, que sur celle de l’Opéra où les ballets formaient le principal du spectacle. Danseurs et danseuses n’aimaient guère qu’on leur prît le devant de la scène, tandis que le théâtre Feydeau était, réellement, le temple du bel canto. Et Picard, le directeur de l’Opéra, s’il avait éprouvé quelque regret en songeant à la fabuleuse recette qu’il allait manquer, s’était consolé en évoquant la foule d’ennuis qu’il n’aurait pas manqué d’essuyer de la part de l’insupportable Auguste Vestris, le « dieu » de la danse, que l’âge n’améliorait pas et qui régnait en despote sur un théâtre qu’il considérait comme son bien propre.