— Quand les soldats sortiront, nous nous lancerons en avant, dit-elle, afin de profiter de la trouée. Je veux arriver jusqu’à la grille.
— C’est de la folie, Marianne ! Nous allons être piétinés, écrasés. Ces gens n’ont aucune raison de nous faire place.
— Ils ne s’en apercevront même pas. Allez attacher les chevaux et rejoignez-moi. Il faut faire vite.
En effet, comme Arcadius s’éloignait en courant vers l’entrée d’une grande auberge bien éclairée, toutes les cloches de la ville se mirent à sonner. Le cortège devait entrer dans Compiègne. En même temps, une énorme acclamation monta vers le ciel noir. Les grilles du palais s’ouvrirent et laissèrent passer le bloc puissant des grenadiers qui, l’arme au bras, s’avancèrent en bon ordre et fendirent la foule en deux, formant une double haie au milieu de laquelle allaient passer les voitures. Marianne alors s’élança, Jolival sur ses talons. Profitant du reflux de la foule, elle parvint, en se glissant derrière le dos des grenadiers, jusqu’aux grilles du château. Il y eut bien quelques protestations, quelques horions même pour ce jeune homme insolent qui osait vouloir la première place, mais elle était insensible à tout. D’ailleurs, les premiers hussards débouchaient en trombe sur la place, retenant à pleins poings leurs montures écumantes. La foule hurla, d’une seule voix :
— Vive l’Empereur !...
Marianne grimpa sur le mur bas où s’enchâssaient les lances dorées des grilles, s’agrippant au fer mouillé. Entre elle et le grand perron sur lequel s’alignaient des laquais en livrée verte portant des torches dont les flammes s’effilochaient dans l’air froid, il n’y avait plus qu’un vaste espace vide. En un instant, les fenêtres du château se peuplèrent d’une foule brillante, les terrasses des toits furent envahies, un orchestre s’installa sur la galerie qui dominait les grilles, un autre quelque part sur la place, un autre encore aux fenêtres d’une maison patricienne. Partout jaillissaient des torches. Il y eut un grand bruit qu’enfla jusqu’à l’assourdissement un vigoureux roulement de tambour.
Entre la haie de grenadiers, des pages, des écuyers, des officiers et des maréchaux, parurent au grand galop un carrosse, puis un autre, et encore un autre. Le cœur de Marianne battait à se rompre sous le drap mouillé de son habit. Elle regardait, avec des yeux agrandis, le large perron garni de tapis, sous le grand fronton triangulaire, se couvrir de femmes en robes à traîne, dont les diadèmes jetaient des feux multicolores, d’hommes en grands costumes, rouges et or ou bien bleus et argent. Elle aperçut même quelques officiers autrichiens, en grande tenue blanche, la poitrine constellée de décorations. Quelque part, une horloge sonna 10 heures.
Alors, dans un grand tumulte de cris et de vivats, apparut enfin la berline à huit chevaux que Marianne connaissait si bien déjà. Les cuivres, sur la galerie, attaquèrent : « Veillons au salut de l’Empire ! », tandis que la voiture, comme portée par l’enthousiasme populaire, franchissait enfin les grilles larges ouvertes et décrivait une courbe pleine d’élégance. Les valets de pied se précipitèrent, les porteurs de torches descendirent jusqu’au pavé de la cour, les tambours battirent tandis que, sur le perron, les révérences courbaient jusqu’au sol les satins et les brocarts des robes de cour. Les yeux noyés de larmes qu’elle ne pouvait plus retenir, Marianne vit Napoléon sauter à terre puis se tourner, rayonnant, vers celle qui était encore dans la voiture et l’aider à descendre avec tous les soins et toutes les tendres précautions d’un amant attentif. Une brusque fureur sécha les larmes de Marianne à constater que l’archiduchesse était toute rouge et que son absurde chapeau à plumes de perroquet donnait fortement de la bande. De plus, elle avait une attitude curieuse, plutôt gênée.
Debout, Marie-Louise avait une demi-tête de plus que son fiancé. Ils formaient un couple bizarrement discordant, elle avec sa lourde mollesse germanique, lui avec son teint pâle, son profil romain et toute la vitalité nerveuse, à fleur de peau, qu’il devait à son sang méditerranéen. La seule chose peut-être qui ne choquât pas, c’était la différence d’âge, la carrure de Marie-Louise lui ôtant toute la fragilité de la grande jeunesse. De toute façon, ni l’un ni l’autre ne semblait s’en apercevoir. Ils se contemplaient d’un air ravi qui donna soudain à Marianne des envies de meurtre. Comment cet homme qui, voici peu de jours, l’avait aimée avec tant de passion, lui avait juré, avec l’accent même de la sincérité, qu’elle seule régnait sur son cœur, pouvait-il regarder cette grande génisse blonde, avec cette mine d’enfant à son premier cadeau de Noël ? Furieusement, la jeune femme enfonça ses ongles dans la paume de sa main et grinça des dents pour ne pas hurler de douleur et de rage.
Là-bas, la nouvelle venue embrassait les femmes de la famille impériale : la ravissante Pauline, qui ne cachait qu’à peine son envie de rire en contemplant le fameux chapeau, la sage Elisa et son sévère profil de Minerve, la brune beauté de la reine d’Espagne, la grâce blonde de la reine Hortense dont la robe de soie blanche, les perles au doux éclat et l’élégance sans défaut rappelaient le fantôme de sa mère et juraient effroyablement avec la vêture de Marie-Louise.
Un instant, Marianne s’oublia elle-même pour se demander quels pouvaient être au juste les sentiments de la douce fille de Joséphine, en face de cette femme qui osait venir s’asseoir sur le trône, encore chaud, de sa mère ? N’était-ce pas une bien inutile cruauté de la part de Napoléon que de l’avoir obligée à se trouver là pour accueillir cette étrangère au seuil d’un palais français ? Bien inutile... mais bien dans la manière de l’Empereur. Ce n’était pas la première fois que Marianne constatait combien sa bonté naturelle pouvait se teinter d’une sorte de froide inhumanité.
— Me laisserez-vous enfin vous conduire à la chaleur, dans une auberge ? fit tout près d’elle la voix amicale d’Arcadius, ou bien souhaitez-vous passer la nuit accrochée à cette grille ? Il n’y a plus rien à voir.
Avec un frisson, Marianne constata qu’en effet, hormis les voitures, les valets et les palefreniers, qui déjà entraînaient les attelages vers les écuries, la cour était vide, les fenêtres refermées. Sur la place, la foule se retirait des grilles, presque à regret, avec la lenteur d’une marée descendante. Elle tourna vers Arcadius un visage où les larmes n’avaient pas encore séché.
— Vous pensez que je suis folle, n’est-ce pas ? murmura-t-elle.
Il eut un bon sourire et glissa un bras fraternel autour des épaules de la jeune femme.
— Je pense que vous êtes jeune, merveilleusement... cruellement jeune ! Vous vous jetez sur tout ce qui peut vous blesser avec l’aveuglement d’un oiseau affolé. Quand vous serez plus âgée, vous apprendrez à éviter les griffes de fer que la vie sait si bien disposer au long des routes humaines pour meurtrir et déchi-rer, vous apprendrez à fermer les yeux, les oreilles pour au moins préserver vos illusions et votre paix intérieure. Mais il est encore trop tôt.
L’hôtellerie du Grand-Cerf était pleine à craquer lorsque Marianne et Jolival y pénétrèrent et, tout d’abord, l’hôte qui courait dans tous les sens avec des allures de poule affolée ne voulait même pas les écouter. Il fallut qu’Arcadius se fâchât, arrêtât le bonhomme en plein vol en empoignant la serviette nouée qu’il portait autour du cou et l’immobilisât d’une main ferme :
— Pas tant de précipitations, mon ami ! Il y a un temps pour chaque chose et je vous serais reconnaissant de m’écouter. Madame que voici, ajouta-t-il en désignant Marianne qui, d’un geste las avait ôté son chapeau et libérait ses cheveux, est, comme vous pouvez le voir, recrue de fatigue, affamée et trempée. Et... comme elle tient de fort près à Sa Majesté, vous allez tout de suite vous montrer aimable et lui trouver un endroit où se reposer, se restaurer et se sécher, fût-ce votre propre chambre. Entre les doigts minces mais plutôt durs d’Arcadius, le bonhomme était passé par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Le mot « Sa Majesté » lui avait arraché un gémissement terrifié. Ses petits bras courts battirent dans l’air une mesure désespérée, tandis qu’il tournait vers la jeune femme un regard de noyé.
— Mais je n’ai même plus de chambre, mon prince ! J’ai dû donner la mienne à l’aide de camp du duc de Rovigo. A l’heure présente, Madame Robineau, mon épouse, doit être occupée à me dresser un lit dans l’office. Je ne peux décemment pas l’offrir à Madame... ou bien dois-je dire Son Altesse ? acheva-t-il avec une angoisse qui arracha un sourire à Jolival.
Visiblement, le bonhomme se demandait fébrilement si cette ravissante femme brune ne serait pas, par hasard, quelque sœur mal connue de l’Empereur. Les Bonaparte étaient une si vaste famille !
— Dites simplement Madame, mais trouvez quelque chose !
Au moment où Robineau se demandait s’il ne serait pas plus simple de s’évanouir pour échapper à cette mise en demeure, un officier autrichien, portant avec élégance l’uniforme brun clair de la Landwehr et qui, depuis un moment, observait avec un intérêt croissant le beau visage pâle de Marianne, s’approcha et s’inclina en claquant légèrement les talons devant la jeune femme. Celle-ci, les yeux clos, s’était adossée à un mur, totalement indifférente au débat.
— Permettez que je me présente : prince Clary und Aldringen, envoyé extraordinaire de Sa Majesté l’Empereur d’Autriche ! J’ai deux chambres à ma disposition dans cette auberge : que Madame veuille bien me faire la grâce d’en accepter...
Une exclamation de Robineau lui coupa la parole en même temps que le salut compassé de Jolival.
— Mon Dieu ! Monseigneur est déjà rentré ? Mais je n’avais pas prévu Monseigneur ! Est-ce que Monseigneur ne devait pas souper au Palais ?
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