— Buvez ! Cela passera !

— Merci ! Le tombeau... hum... non, il n’y en a pas !

— Pas de tombeau ?

— Non. Lucinda est morte tragiquement dans un incendie. Et l’on n’a rien retrouvé de son corps. Il doit y avoir, quelque part dans la chapelle, une inscription qui... euh... mentionne ce fait. Veux-tu que nous allions maintenant visiter un peu ton nouveau domaine ? Il fait un temps idéal et le parc est si beau ! Puis, il y a les écuries qui, certainement, vont t’émerveiller. Tu aimais tellement les chevaux quand tu étais enfant ! Sais-tu que les bêtes d’ici ont la même souche que les fameux chevaux du Manège Impérial de Vienne ? Ce sont des Lipizzans. L’archiduc Charles qui, en 1580, a fondé à Lipizza, dans le Karst, les célèbres haras, en partant de produits espagnols, avait offert aux Sant’Anna de l’époque un étalon et deux juments. Depuis, les princes de cette maison se sont attachés à perfectionner la race...

Le cardinal était lancé. Il était tout à fait inutile d’essayer de l’arrêter, plus encore de le ramener à un sujet que, tout comme dona Lavinia, il préférait visiblement fuir. Ce flot de paroles était destiné, en empêchant Marianne de placer un mot, à changer insensiblement le cours de ses pensées. Et, de fait, en pénétrant avec lui dans l’immense cour des écuries, la jeune femme oublia un moment la mystérieuse Lucinda pour s’abandonner au goût ardent qu’elle avait toujours eu pour le cheval. Elle découvrit d’ailleurs que Gracchus-Hannibal Pioche, son cocher, l’y avait précédée et qu’il semblait heureux comme un poisson dans l’eau. Bien que ne parlant pas du tout italien, le jeune homme était parfaitement parvenu à se faire comprendre grâce à son expressive mimique de gamin parisien. Il était déjà l’ami de tous les palefreniers et garçons d’écurie qui avaient reconnu en lui un frère dans la religion du cheval.

— Jamais vu de plus belles bêtes ! C’est le paradis, ici, Mademoiselle Marianne ! lança-t-il à la jeune femme dès qu’il l’aperçut.

— Si tu veux y être admis longtemps, mon garçon, corrigea le cardinal mi-grondeur mi-amusé, il faudra t’habituer à dire Madame la Princesse ou Votre Seigneurie... à moins que tu ne préfères Son Altesse Sérénissime ?

— Séré... il faudra avoir de la patience avec moi, Mad..., je veux dire Madame la Princesse, s’excusa

Gracchus devenu tout rouge. J’ai bien peur d’avoir du mal à m’y habituer et de me tromper encore.

— Dis simplement Madame, mon bon Gracchus, et tout ira bien. Maintenant, montrez-moi les bêtes.

Elles étaient, en vérité, magnifiques, pleines de feu et de sang, avec des encolures puissantes, des jambes à la fois fortes et fines, des robes presque toutes d’un blanc pur. Les quelques autres étaient noires comme l’Erèbe, mais tout aussi belles. Marianne n’avait pas besoin de forcer son admiration. Elle avait d’ailleurs un coup d’œil d’une justesse absolue pour jauger les qualités de tel ou tel cheval et, en une heure, elle eut convaincu tout le personnel des écuries que la nouvelle princesse était bien digne de la famille. Sa beauté fit le reste et, quand elle regagna la villa, assez tard dans la soirée, Marianne laissait derrière tout un petit monde définitivement conquis à la grande satisfaction du cardinal.

— Te rends-tu compte de ce que tu vas désormais représenter pour eux ? Une maîtresse vivante, visible et sachant les comprendre... Tu leur apportes un soulagement réel.

— J’en suis heureuse, mais il faudra bien qu’ils continuent à vivre sans moi la plupart du temps. Vous savez bien que je dois rentrer à Paris... ne fût-ce que pour régler avec l’Empereur ma nouvelle situation. Vous ignorez encore ce que sont ses colères.

— Je peux l’imaginer... mais, après tout, rien ne t’y force ! Si tu restais ici...

— Il serait très capable de me faire chercher par sa gendarmerie... tout comme il vous a fait reconduire à Reims... du moins par personne interposée ! Merci beaucoup ! J’ai toujours préféré le combat à la fuite et, en cette circonstance, j’entends m’expliquer moi-même.

— Dis-moi plutôt que, pour rien au monde, tu ne voudrais perdre cette occasion de le revoir ! soupira tristement le cardinal. Tu l’aimes toujours...

— Ai-je jamais prétendu autre chose ? riposta Marianne avec hauteur. Je ne crois pas vous avoir jamais trompé sur ce point. Oui, je l’aime toujours ! Je le regrette peut-être autant que vous-même, quoique pour d’autres raisons, mais je l’aime et n’y peux rien.

— Je le sais bien ! Il est inutile de nous disputer encore ! A certains moments, tu me rappelles beaucoup ta tante Ellis : aussi peu de patience et autant d’ardeur à la bataille ! Autant de générosité aussi ! N’importe ! Je sais que tu reviendras et c’est là le principal.

Le soleil se couchait derrière les frondaisons du parc et Marianne suivit sa chute avec une sourde angoisse. Avec le crépuscule, le domaine s’enveloppait d’une sorte de mélancolie indéfinissable comme si la vie, en même temps que la lumière, l’abandonnait. C’était ce que les gens du pays, habitués, appelaient « una morbidezza » et qui venait peut-être de l’excès de beauté des paysages et des ciels changeants.

Pour rentrer à la maison, Marianne, soudain frissonnante, serra autour de ses épaules l’écharpe de mousseline assortie à sa très simple robe blanche et, tout en marchant lentement au côté du prélat, elle regarda grandir la masse blanche de la maison que l’on abordait, de ce côté, par l’aile droite, celle qu’habitait le prince Corrado.

Les hautes fenêtres en étaient obscures, peut-être parce que les rideaux avaient déjà été tirés, mais aucun rais de lumière ne filtrait.

— Ne croyez-vous pas, dit-elle soudain, que je devrais remercier le prince des joyaux qu’il m’a fait remettre ce matin ? Il me semble que ce serait simplement poli.

— Non. Ce serait une erreur. Dans l’esprit de Corrado, ils te sont dus. Tu en es dépositaire... un peu comme le roi de France était dépositaire des joyaux de la Couronne. On ne remercie pas pour un dépôt.

— Pourtant les émeraudes...

— Sont sans doute un cadeau personnel... à la princesse Sant’Anna ! Tu les feras monter, tu les porteras... et tu les transmettras à tes descendants. Non, il est inutile de vouloir encore l’approcher. Je suis certain qu’il ne le souhaite pas. Si tu veux lui faire plaisir, porte les bijoux qu’il t’a donnés. Ce sera la meilleure façon de montrer qu’ils t’ont procuré une joie.

Ce soir-là, pour dîner en face du cardinal dans l’immense salle à manger, elle épingla au creux profond de son décolleté et à l’étroite ceinture qui passait sous la poitrine une large agrafe ancienne faite d’or, de rubis et de perles qui s’assortissait de longues et lourdes boucles d’oreilles. Mais, elle eut beau, durant tout le repas, jeter de discrets coups d’œil au plafond, elle n’y vit bouger aucun motif ni apparaître aucun regard... et fut étonnée d’en éprouver une vague déception. Elle se savait belle, ce soir, et cette beauté, elle souhaitait en faire l’hommage silencieux à l’époux invisible pour lui dire merci. Mais rien ne vint. Elle ne vit même pas apparaître Matteo Damiani qu’elle n’avait pas vu davantage dans la journée et tout naturellement, elle interrogea dona Lavinia, une fois rentrée dans sa chambre.

— Est-ce que... le prince serait parti ?

— Mais... non, Votre Seigneurie. Pourquoi ?

— Rien, durant cette journée, n’a marqué sa présence et je n’ai même pas vu son secrétaire, ni le Père Amundi.

— Matteo est allé voir des fermiers assez loin et le chapelain était avec Son Altesse. Il ne sort guère de chez lui que pour la chapelle ou la bibliothèque. Dois-je dire à Matteo que vous souhaitez le voir ?

— Certainement pas ! fit Marianne juste un petit peu trop vite. Je posais seulement une question.

Etendue dans son lit, elle eut du mal, ce soir-là, à trouver le sommeil et plusieurs heures coulèrent avant qu’elle eût fermé les yeux. Vers minuit, comme elle commençait à s’assoupir enfin, elle entendit le galop d’un cheval traverser le parc et, un instant, elle écouta. Mais, songeant que c’était sans doute Matteo Damiani qui rentrait, elle ne s’en inquiéta pas davantage et, refermant les yeux, sombra dans le sommeil.

Les jours qui suivirent furent paisibles et à peu près semblables au premier. En compagnie du cardinal, Marianne visita le domaine, fit quelques promenades aux environs dans l’une des nombreuses voitures que renfermaient les remises. Elle visita les bains de Lucques, d’étranges vestiges antiques et aussi, à Marlia, les jardins de la fastueuse villa d’été de la grande-duchesse Elisa. Le cardinal, en petit costume noir sans aucun ornement, n’attirait guère l’attention mais, partout, la beauté de la jeune femme soulevait l’admiration et plus encore la curiosité car la nouvelle du mariage s’était répandue. Sur les petits chemins comme dans les villages, les gens du pays s’arrêtaient sur son passage et saluaient profondément avec, dans leurs regards, une admiration qui se teintait de pitié et faisait sourire Gauthier de Chazay.

— Sais-tu qu’ils ne sont pas loin de te considérer comme une sainte ?

— Une sainte ? Moi ? Quelle idée !

— L’opinion généralement répandue dans la région est que Corrado Sant’Anna est un très grand malade. Alors on admire que toi, si jeune, si belle, tu te dévoues à ce malheureux. Quand la naissance de l’enfant sera annoncée, tu ne seras pas loin de la palme du martyre.

— Comment pouvez-vous plaisanter ainsi ! reprocha Marianne choquée par le ton légèrement cynique du prélat.

— Ma chère enfant, si l’on veut supporter la vie sans trop souffrir des autres, le mieux est de chercher en toutes choses le côté humoristique. Au surplus, il fallait bien t’expliquer pourquoi ils te regardent ainsi. Voilà qui est fait !