Elle se retourna brusquement, mais ne vit plus rien que les autres miroirs accrochés au mur et qui ne reflétaient pas autre chose que les flammes paisibles des bougies. Il n’y avait personne dans la chambre... et pourtant Marianne aurait juré que Matteo Damiani était là, qu’il l’avait regardée ôter ses vêtements avec une convoitise brutale. Cependant, il n’y avait rien. Le silence était absolu. Pas un bruit, pas un souffle !...
Les jambes fauchées, Marianne se laissa tomber sur le tabouret couvert de brocart posé devant la coiffeuse et passa sur son front une main qui tremblait. Etait-ce donc une hallucination ? L’intendant l’avait-il impressionnée à ce point qu’elle en fût déjà parvenue à le voir partout ? Ou bien était-ce la fatigue ?... Elle n’était plus très sûre, maintenant, d’avoir bien vu... L’esprit tendu jusqu’au malaise ne pouvait-il créer des phantasmes, faire surgir du néant des formes et des visages ?
Quand dona Lavinia revint, elle la trouva prostrée sur le tabouret, pâle comme un linge et à demi nue. Elle joignit les mains avec désolation.
— Votre Seigneurie n’est pas raisonnable ! reprocha-t-elle, pourquoi ne m’a-t-elle pas attendue ? La voilà toute tremblante ! J’espère qu’elle n’est pas malade ?
— Je suis surtout exténuée, dona Lavinia. Je voudrais me coucher très vite... et dormir, dormir moi aussi. Ne me donneriez-vous pas un peu de ce que vous avez donné à Agathe ? Je voudrais être certaine d’une bonne nuit.
— C’est trop naturel après une journée pareille.
Quelques instants plus tard, Marianne était étendue dans son lit et dona Lavinia lui servait une tisane chaude dont la vapeur agréable détendit déjà un peu ses nerfs. Elle la but avec reconnaissance, avide d’échapper enfin à ses pensées folles et certaine que, sans une aide extérieure, il ne lui serait pas possible, si grande que fût sa fatigue, de trouver le sommeil avec le souvenir de ce visage entrevu ou imaginé. Devinant peut-être son angoisse, dona Lavinia alla s’asseoir dans un fauteuil.
— Je vais attendre ici que Madame la Princesse soit endormie, afin d’être certaine que son sommeil sera paisible, promit-elle.
Délivrée d’un poids, bien qu’elle se refusât à l’admettre, Marianne ferma les yeux et laissa la tisane faire son bienfaisant effet. Quelques instants plus tard, elle dormait profondément.
Assise dans son fauteuil, dona Lavinia n’avait pas bougé. Elle avait tiré de sa poche un chapelet d’ivoire et en égrenait doucement les prières. Soudain, dans la nuit, le galop d’un cheval se fit entendre, léger d’abord, puis de plus en plus fort. Sans bruit, la femme de charge se leva, alla jusqu’à la fenêtre et en écarta légèrement l’un des rideaux. Loin, dans l’obscurité confuse, une forme blanche apparut, traversa les pelouses et disparut aussi vite : celle d’un cheval emportant un sombre cavalier au grand galop.
Alors, avec un soupir, dona Lavinia laissa retomber le rideau et revint prendre sa place au chevet de Marianne. Elle n’avait pas envie de dormir. Cette nuit, plus que jamais, elle sentait qu’il lui fallait prier à la fois pour celle qui dormait là et pour celui qu’elle aimait comme son propre enfant, afin qu’à défaut d’un impossible bonheur le ciel au moins leur accordât le doux engourdissement de la paix.
11
LA NUIT ENSORCELÉE
Le soleil éclatant qui inondait sa chambre quand elle ouvrit les yeux et le bon repos dû à sa longue nuit rendirent à Marianne toute sa vitalité. L’orage de la nuit avait tout lavé de frais dans le parc et les quelques dégâts, branches cassées ou feuilles arrachées par la violence du vent, avaient déjà été effacés par les jardiniers de la villa. Herbe et ramures rivalisaient de verdure et, par les fenêtres ouvertes, toutes les odeurs de la campagne rafraîchie entraient par bouffées parfumées où se mêlaient le foin, le chèvrefeuille, le cyprès et le romarin.
Comme en s’endormant, elle avait trouvé dona Lavinia debout auprès de son lit, souriante et occupée à disposer dans de grands vases une énorme brassée de roses.
— Monseigneur a voulu que le premier regard de Madame la Princesse se pose sur les plus belles des fleurs. Et, ajouta-t-elle, il y a aussi ceci.
Ceci, c’était un coffre d’assez belles dimensions qui reposait, tout ouvert, sur le tapis. Il était plein de boîtes de santal et d’écrins de cuir noir, frappés aux armes des Sant’Anna, mais portant les traces d’usure que n’évitent jamais les choses anciennes.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Marianne.
— Les joyaux des princesses Sant’Anna, Madame... ceux de dona Adriana, mère de notre prince... ceux... des autres princesses ! Certains sont fort anciens.
Il y avait « de tout, en effet, depuis d’antiques et très beaux camées jusqu’à d’étranges bijoux orientaux, mais la plus grande partie était composée de lourds et admirables joyaux de la Renaissance où d’énormes perles baroques servaient de corps à des sirènes ou à des centaures au milieu d’une profusion de pierres de toutes couleurs. Il y avait aussi des bijoux plus récents, guirlandes de diamants pour encadrer un décolleté, girandoles étincelantes, carcans et colliers d’or et de pierreries. Il y avait aussi certaines pierres non montées et, quand Marianne eut tout examiné, dona Lavinia lui tendit une petite boîte d’argent où, sur un lit de velours noir, reposaient douze émeraudes extraordinaires. Enormes et taillées de façon rudimentaire, elles étaient d’un vert à la fois profond et translucide, d’une intense luminosité, les plus belles certainement que Marianne eût jamais vues. Même celles que lui avait offertes Napoléon n’approchaient pas leur beauté. Et soudain les paroles de l’Empereur se retrouvèrent dans la bouche de la femme de charge.
— Monseigneur a dit qu’elles étaient du même vert que les yeux de Madame. Son grand-père, le prince Sebastiano, les avait rapportées du Pérou pour sa femme. Mais elle n’aimait pas ces pierres.
— Pourquoi ? fit Marianne qui, d’un geste bien féminin, faisait jouer la lumière dans les gemmes parfaites. Elles sont cependant bien belles !
— Les anciens pensaient qu’elles étaient à la fois le symbole de la paix et de l’amour. Dona Lucinda aimait l’amour... mais haïssait la paix.
C’est ainsi que, pour la première fois, Marianne entendit prononcer le nom de la femme qui aimait sa propre image au point d’avoir couvert de miroirs les murs de son appartement. Mais elle n’eut pas le loisir d’en demander davantage. Avec une révérence, dona Lavinia l’informa que son bain était prêt, que le cardinal l’attendait pour déjeuner et la laissa aux mains d’Agathe, sans que la nouvelle princesse osât lui demander de rester et de répondre à ses questions. Il y avait eu, en effet, sur le visage de la vieille dame une crispation passagère, un assombrissement du regard comme si elle regrettait d’avoir prononcé ce nom et elle avait mis à se retirer une hâte certaine. De toute évidence, elle voulait éviter les questions qu’elle sentait venir.
Mais, quand Marianne retrouva son parrain dans la bibliothèque où il avait fait servir leur déjeuner, elle se hâta de poser la question qui avait mis en fuite dona Lavinia, après avoir raconté comment les bijoux ancestraux lui avaient été remis.
— Qui était au juste la grand-mère du prince ? J’ai cru comprendre qu’elle s appelait Lucinda, mais il semblerait que l’on n’y pût faire allusion qu’avec une foule de réticences. Savez-vous pourquoi ?
Le cardinal arrosa ses pâtes d’une épaisse couche d’une odorante sauce à la tomate, y ajouta du fromage et mêla soigneusement le tout sans répondre. Puis, il goûta le mélange ainsi obtenu et, finalement, déclara :
— Non. Je ne sais pas.
— Allons donc ! C’est impossible ! Je suis certaine que vous connaissez les Sant’Anna depuis toujours. Sinon comment auriez-vous pu être admis à partager le secret dont s’entoure le prince Corrado ? Vous ne pouvez pas ne rien savoir sur cette Lucinda. Dites plutôt que vous ne voulez rien me dire...
— Tu as tellement envie de savoir que dans un instant tu vas me traiter de menteur, fit le cardinal en riant. Eh bien, ma chère enfant, apprends qu’un prince de l’Eglise ne ment pas... tout au moins pas plus qu’un curé de campagne. Mais, en toute sincérité, je ne sais pas grand-chose, sinon qu’elle était vénitienne, de la très noble famille Soranzo et d’une extrême beauté.
— D’où les miroirs ! Cependant, le fait d’être très belle et de s’admirer un peu trop ne justifie pas les réticences que cette femme semble inspirer ici. Il paraît même que son portrait a disparu.
— Je dois dire que, d’après ce que j’ai pu en apprendre, dona Lucinda n’avait pas... euh... très bonne réputation. Certains parmi les gens, très rares maintenant, qui l’ont connue, prétendent qu’elle était folle, d’autres qu’elle était un peu sorcière et, en tout cas, en très bons termes avec les démons. On n’aime pas beaucoup cela par ici... ni ailleurs !
Marianne avait l’impression que le cardinal restait volontairement évasif. Malgré tout le respect et la confiance qu’elle avait envers lui, elle ne pouvait se défendre d’un sentiment bizarre : celui qu’il ne lui disait pas la vérité... ou, tout au moins, pas toute la vérité. Décidée cependant à le pousser dans ses retranchements autant qu’il serait possible, elle demanda, d’un air innocent, tout en faisant toute une affaire de choisir des cerises dans une corbeille de fruits.
— Et... où se trouve son tombeau ? Dans la chapelle ?
Le cardinal se mit à tousser, comme quelqu’un qui vient d’avaler trop vite, mais cette toux parut à Marianne un peu forcée et elle se demanda si elle n’était pas destinée à masquer la subite rougeur qui était montée aux joues de son parrain. Néanmoins, elle lui offrit un verre d’eau avec un beau sourire :
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