— Vous resteriez ?

— Mais... naturellement ! Ne crois-tu pas qu’il me serait doux, petite, de retrouver pour un moment ma petite Marianne d’autrefois, celle qui accourait vers moi sous les grands arbres de Selton.

Cette évocation inattendue fit monter instantanément des larmes aux yeux de la jeune femme.

— Je pensais... que vous aviez oublié ce temps-là.

— Parce que je n’en parle pas ? Il ne m’en est que plus cher. Je le garde caché, dans le coin le plus secret de mon vieux cœur et, de temps en temps, j’entrouvre un peu ce coin... lorsque je me sens trop accablé.

— Accablé ? Rien ne semble jamais vous accabler. Parrain.

— Parce que je refuse d’en avoir l’air ? Mais l’âge vient, Marianne, et avec lui la lassitude. Reste un peu, mon enfant ! Nous avons besoin, toi et moi, de nous retrouver, d’oublier, côte à côte, qu’il existe des souverains, des guerres, des intrigues... tant d’intrigues surtout ! Accorde-moi cela... en souvenir d’autrefois.


La chaleur de l’affection retrouvée influença de façon sensible le souper qui réunit, peu après, les protagonistes du mariage dans l’antique salle de festins de la villa. C’était une pièce immense, haute comme une cathédrale et dallée de marbre noir sous un étonnant plafond à caissons, où les curieuses armes des Sant’Anna, une licorne et une vipère d’or affrontée sur champ de sable, se répétaient. Ces armes avaient d’ailleurs amusé Marianne qui, en les rapprochant de celles de sa famille où se retrouvaient le lion léopardé des Asselnat et l’épervier de leurs cousins Montsalvy, avait constaté que cela composait une bien singulière ménagerie héraldique.

Les murs de la salle, peints à fresque par un artiste inconnu, racontaient la légende de la licorne avec une grande fraîcheur de coloris et une naïveté charmante. C’était la première pièce de la villa qui plaisait vraiment à Marianne. Hormis sur la table fastueusement servie et parée, il y avait ici moins d’or que partout ailleurs et c’était, à tout prendre, reposant.

Assise à la longue table, avec le cardinal pour vis-à-vis, elle fit les honneurs du repas avec autant de grâce que si l’on eût été dans son hôtel de la rue de Lille. Le vieux marquis del Carreto, qui était assez dur d’oreille, n’était pas un causeur très passionnant mais, en revanche, c’était un excellent convive. Par contre, le comte Gherardesca avait une conversation animée et pleine d’esprit. Dans le laps de temps du repas, Marianne apprit de lui les derniers potins de la cour de Florence, les rapports fort tendres de la grande-duchesse Elisa avec le beau Cenami et ses amours plus tumultueuses avec Paganini, le violoniste diabolique. Il sut également faire entendre, avec discrétion, que la sœur de Napoléon serait heureuse de recevoir à sa cour la nouvelle princesse Sant’Anna, mais Marianne déclina l’invitation.

— Mes goûts ne sont guère tournés vers la vie de cour, comte. Si mon époux avait pu, lui-même, me conduire auprès de Son Altesse Impériale, c’eût été pour moi la plus grande des joies. Mais en de telles circonstances...

Le vieux seigneur lui adressa un regard plein de compréhension.

— Vous avez fait œuvre de charité, Princesse, en épousant mon malheureux cousin. Mais vous êtes infiniment jeune et belle, tandis que le dévouement doit avoir des limites. Il ne se trouvera personne, parmi la noblesse de ce pays, pour vous blâmer de sortir ou de recevoir hors de la présence de votre époux, puisque, malheureusement, l’humeur particulière du prince Corrado le pousse à se sentir reclus et caché.

— Je vous remercie de me le dire mais, pour l’instant, cela ne me tente vraiment pas. Plus tard, peut-être... et vous voudrez bien porter mes regrets... et mes respects à Son Altesse Impériale.

Tout en prononçant, machinalement, les paroles obligatoires de politesse, Marianne scrutait le visage aimable du comte pour essayer de deviner ce qu’il savait au juste de son cousin. Savait-il, lui, ce qui obligeait Corrado Sant’Anna à cette existence inhumaine ? Il avait parlé d’une « humeur particulière », alors que le prince, en personne, lui avait avoué se refuser à lui inspirer de l’horreur... Peut-être allait-elle poser une question plus précise, quand le cardinal, qui avait sans doute deviné sa pensée, détourna la conversation en interrogeant le comte sur les récentes mesures prises contre les couvents et le souper s’acheva sans que l’on revînt au sujet qui l’intriguait tant.

Quand on se leva de table, les deux témoins prirent congé, alléguant leur âge pour ne pas prolonger la soirée. L’un « regagnait son palais de Lucques, l’autre une villa qu’il possédait dans les environs, mais tous deux, avec toutes les ressources d’une politesse exquise et surannée, exprimèrent le désir de revoir bientôt « la plus jolie des princesses ».

— En voilà deux qui sont plus que séduits ! commenta Gauthier de Chazay avec un sourire amusé. Je sais bien qu’il faut toujours tenir compte de l’enthousiasme du caractère italien, mais tout de même ! Cela ne me surprend aucunement, d’ailleurs. Mais, ajouta-t-il en cessant tout à coup de sourire, j’espère que les ravages de ta beauté s’arrêteront là.

— Que voulez-vous dire ?

— Que j’aurais infiniment préféré que Corrado ne te vît pas. Vois-tu, j’ai souhaité lui donner un peu de bonheur. Je serais désolé d’avoir fait son malheur.

— D’où vous vient cette soudaine pensée ? Car, enfin, vous saviez déjà que je n’étais pas repoussante.

— Elle est toute récente, avoua le prélat. Vois-tu, Marianne... durant tout le repas, Corrado ne t’a pas quittée des yeux.

Elle tressaillit.

— Comment ? Mais enfin... il n’était pas là, ce n’est pas possible !

Puis, se rappelant le salon de damas rouge :

— Il n’y avait pas de miroir.

— Non, mais certains motifs du plafond se déplacent pour permettre de surveiller ce qui se passe dans la salle... un vieux système d’espionnage qui, jadis, s’est avéré d’une certaine utilité au temps où les Sant’Anna s’occupaient de politique et que je connais bien. J’y ai vu deux yeux... qui ne peuvent être que les siens. Si ce malheureux se prend à t’aimer...

— Vous voyez bien qu’il vaut mieux que je parte !

— Non, cela ressemblerait à une fuite et tu le blesserais. Après tout... laissons-lui ce pauvre bonheur ! Et qui sait ? Cela le décidera peut-être un jour à moins se cacher de toi, à défaut des autres...

Mais l’instant de détente était passé pour Marianne et l’impression pénible revenue. Malgré l’idée consolante que venait d’émettre le cardinal, elle éprouvait une sorte d’horreur à la pensée que l’homme à la voix si triste pourrait l’aimer. De toutes ses forces elle essaya de se raccrocher aux termes du marché conclu, car ce n’était que cela : un contrat et il fallait que ce ne fût rien d’autre !... Et pourtant, si Gauthier de Chazay avait raison, si elle avait apporté à cet homme sans visage un surcroît de douleur et de regrets ?... Elle se souvint du baiser posé sur ses doigts et elle frissonna.

En rentrant dans sa chambre, elle trouva Agathe en pleine déroute. L’étrange cérémonie à laquelle elle venait d’assister, jointe à la crainte que lui inspirait déjà le palais Sant’Anna et au discours que venait de lui délivrer dona Lavinia sur la façon dont il convenait qu’elle traitât désormais sa maîtresse, avaient plongé la petite camériste dans un complet marasme. Debout à côté de dona Lavinia, toujours aussi calme, elle tremblait comme une feuille et, à l’entrée de sa maîtresse, plongea dans une révérence si profonde qu’elle s’acheva sur le dallage. Du coup elle se retrouva au bord de la panique et le sévère coup d’œil de la femme de charge l’acheva. Sans même songer à se relever, Agathe éclata en sanglots.

— Oh ! s’indigna dona Lavinia, mais elle est folle !

— Non, rectifia doucement Marianne, elle est seulement affolée. Il faut lui pardonner, dona Lavinia, je ne lui avais rien dit et, depuis que nous sommes arrivées ici, elle va d’étonnement en étonnement. De plus, le voyage a été rude.

A elles deux, elles parvinrent à remettre debout la jeune fille qui faisait des efforts désespérés pour s’excuser.

— Que Mad... Madame la Princesse... me pardonne ! Je... je ne sais pas ce... qui m’a pris. Je... je...

— Sa Seigneurie a raison, coupa dona Lavinia en lui fourrant un mouchoir entre les mains, vous n’avez plus le contrôle de vous-même, ma fille. Allez dormir. Si Madame le permet, je vais vous accompagner chez vous et vous donner un calmant. Demain, tout ira bien.

— Merci, dona Lavinia... et allez !

— Je reviens tout de suite pour aider Madame la Princesse à se défaire.

Tandis qu’elle entraînait Agathe toujours en larmes, Marianne s’approcha d’un grand miroir vénitien devant lequel était disposée une table basse, en laque chinoise, supportant une infinité de flacons de cristal et d’objets de toilette en or massif. Elle se sentait affreusement lasse et avait hâte, maintenant, de se coucher. Le grand lit doré, dont la couverture avait été faite, montrait ses draps de lin blanc, tout frais, et s’en trouvait infiniment plus accueillant. Une veilleuse douce brûlait sous les grands rideaux du baldaquin et les oreillers gonflés de plumes moelleuses invitaient irrésistiblement au repos.

Le diadème pesait lourd au front de Marianne qui sentait venir la migraine. Avec peine, car il était solidement épinglé, elle parvint à s’en débarrasser, le posa sur la table sans même un regard et défit sa coiffure. La robe aussi, avec ses épaisses broderies et sa longue traîne, était accablante et, sans attendre le retour de dona Lavinia, Marianne entreprit de l’enlever. Cambrant sa taille souple où rien encore ne révélait une prochaine maternité, elle défit les agrafes, dégagea ses épaules et, avec un soupir de soulagement, laissa le lourd tissu glisser à ses pieds. Elle l’enjamba, ramassa la robe qu’elle jeta sur un fauteuil, enleva jupons et bas, puis, vêtue seulement de sa mince chemise de batiste garnie de valenciennes, elle s’étira comme une chatte avec un soupir de bonheur... mais le soupir s’étrangla en un cri d’horreur. Dans le miroir, en face d’elle, un homme la dévorait des yeux avec une avidité vorace.