La lente et solennelle promenade traversa ainsi tout le palais. Le cardinal semblait présenter avec orgueil la nouvelle venue aux ombres de tous ceux qui avaient, ici même, vécu, aimé, souffert peut-être. On parvint enfin à un petit salon tendu de damas pourpre où, à l’exception de quelques fauteuils et tabourets, l’ameublement principal était constitué par une haute glace Régence posée sur une console surdorée et encadrée de girandoles de bronze supportant des bouquets de bougies allumées.
Le cardinal fit asseoir Marianne dans l’un des fauteuils sans dire un seul mot puis se tint debout auprès d’elle dans l’attitude de quelqu’un qui attend. Il regardait vers la glace, en face de laquelle la jeune femme était assise, mais il avait gardé sa main dans la sienne comme pour la rassurer. Marianne se sentait plus oppressée que jamais et elle ouvrait déjà la bouche pour poser une question quand il parla.
— Voici, mon ami, celle que je vous avais annoncée : Marianne, Elisabeth d’Asselnat de Villeneuve, ma filleule, dit-il fièrement.
Marianne tressaillit. C’était au miroir qu’il s’était adressé et voilà que le miroir répondait...
— Pardonnez-moi ce silence, mon cher cardinal. C’était à moi de parler le premier pour vous accueillir... mais, en vérité, j’en étais incapable tant j’étais saisi d’admiration ! Votre parrain. Madame, avait tenté de peindre pour moi votre beauté mais, pour la première fois de sa vie, sa parole s’est révélée pauvre et gauche... d’une maladresse dont la seule excuse est la grossière impuissance des mots à traduire la divinité chez qui n’a point reçu le don sublime de la poésie. Puis-je dire que je vous suis profondément... humblement reconnaissant d’être ici... et d’être ce que vous êtes ?
La voix était basse, feutrée, naturellement ou volontairement assourdie. Son absence de couleur dégageait une lassitude et une tristesse profonde. Marianne se raidit pour maîtriser l’émotion qui accélérait son souffle. A son tour, elle fixa le miroir puisque la voix semblait venir de là.
— Pouvez-vous donc me voir ? demanda-t-elle doucement.
— Aussi nettement que si aucun obstacle ne se dressait entre nous. Disons... que je suis ce miroir où vous vous reflétez. Avez-vous jamais vu un miroir heureux ?
— J’aimerais en être sûre... votre voix est si triste !
— C’est parce qu’elle ne sert pas beaucoup ! Une voix qui n’a rien à dire oublie peu à peu qu’elle pourrait chanter. Le silence l’étouffe et finit par l’écraser. Mais la vôtre est pure musique.
Il était étrange ce dialogue avec l’invisible, mais Marianne, petit à petit, se rassurait. Elle décida tout à coup qu’il était temps pour elle de prendre en main son propre destin. Cette voix était celle d’un être qui avait souffert ou qui souffrait. Elle voulut jouer le jeu et le jouer elle-même. Elle se tourna vers le cardinal.
— Voulez-vous, Parrain, me faire la grâce de me laisser seule un instant ? Je souhaiterais causer avec le prince et, ainsi, cela me serait plus facile.
— C’est trop naturel. Je vais attendre dans la bibliothèque.
A peine la porte refermée, Marianne se leva mais, au lieu de s’approcher de la glace, elle s’en éloigna et alla vers l’une des fenêtres devant laquelle une grande jardinière de Chine faisait de son mieux pour contenir une forêt vierge en miniature. Elle aurait eu horreur d’un face à face avec elle-même, avec aussi, pour contrepoint, cette voix sans visage... qui, d’ailleurs, murmurait maintenant, avec une espèce de méfiance.
— Pourquoi avez-vous renvoyé le cardinal ?
— Parce qu’il fallait que nous parlions ensemble. Certaines choses, il me semble, doivent être dites.
— Lesquelles ? Je pensais que mon Eminentissime ami avait mis au point, définitivement, avec vous, les termes de notre accord ?
— Il l’a fait. Tout est bien net, bien tranché... du moins, il me semble.
— II vous a dit que je ne gênerais en rien votre vie ? La seule chose qu’il ne vous a peut-être pas dite... et que, cependant, je vous demanderai...
Il hésita. Marianne perçut une fêlure dans sa voix, mais il y remédia en ajoutant, très vite :
— ... je vous demanderai, quand l’enfant sera né... de l’amener parfois ici. Je voudrais, à défaut de moi, qu’il apprît à aimer cette terre... cette maison, tous ces gens aussi pour lesquels il sera une réalité tangible, éclatante et non une ombre furtive.
A nouveau la fêlure, légère, presque imperceptible, mais Marianne sentit une vague de pitié s’enfler soudain au fond de son cœur avec, en même temps, la certitude que tout cela était absurde, insolite et, plus que tout, ce secret farouche dans lequel il s’enfermait. Sa voix se fit prière pour murmurer.
— Prince !... Je vous en supplie, pardonnez-moi si mes paroles vous blessent, si peu que ce soit, mais je ne comprends pas et je voudrais tant comprendre ! Pourquoi tant de mystère ? Pourquoi refuser de vous montrer à moi. N’ai-je pas un peu le droit de connaître le visage de mon époux ?
Il y eut un silence. Si long, si pesant qu’elle crut un instant avoir fait fuir son étrange interlocuteur. Elle eut peur d’avoir, dans son impulsivité, été trop loin et trop tôt. Mais la réponse vint tout de même, pesante et définitive comme une sentence.
— Non. C’est impossible... Dans un instant, à la chapelle, nous serons l’un près de l’autre et ma main touchera votre main... mais jamais plus nous ne serons aussi proches.
— Mais pourquoi, pourquoi ? s’obstina-t-elle. Je suis fille d’aussi bonne race que vous-même et je n’ai peur de rien... d’aucun mal, si affreux soit-il, si c’est cela qui vous retient.
Il eut un petit rire bref, bas et sans gaieté.
— Depuis si peu de temps dans le pays, vous avez déjà entendu parler les gens, n’est-ce pas ? Je sais... ils échafaudent à mon sujet toutes sortes d’hypothèses, dont la plus gracieuse est qu’une maladie affreuse me dévore... la lèpre ou quelque chose d’approchant. Je n’ai pas la lèpre, Madame, si rien de semblable. Néanmoins, il est impossible que nous puissions nous voir, face à face.
— Mais pourquoi, au nom du Dieu vivant ?
Et cette fois ce fut sa voix, à elle, qui se fêla.
— Parce que je ne veux pas risquer de vous faire horreur !
La voix se tut. Le miroir demeura silencieux de si longues minutes que Marianne comprit qu’elle était vraiment seule maintenant. Ses mains, qu’elle avait crispées sur les épaisses feuilles vernies d’une plante inconnue se détendirent en même temps que sa poitrine se dégonflait en un profond soupir. La présence, vaguement angoissante, s’était éloignée. Marianne en éprouvait un soulagement réel car, maintenant, elle croyait savoir à quoi s’en tenir : l’homme devait être un monstre, quelque misérable déchet humain condamné à la nuit par une laideur repoussante, insupportable pour des yeux autres que ceux qui, toujours, l’avaient connu. Cela expliquait la dureté de pierre sur le visage de Matteo Damiani, là douleur sur celui de dona Lavinia et peut-être aussi l’enfance attardée sur la vieille face du Père Amundi... Cela expliquait aussi qu’il eût, si vite, rompu leur entretien alors que tant de choses encore eussent pu être dites.
« J’ai été maladroite, se reprocha Marianne, je me suis trop hâtée ! Au lieu de poser, brutalement, la question qui m’intriguait, il aurait fallu en faire prudemment l’approche, essayer, au moyen d’allusions discrètes, de cerner peu à peu le mystère. Et voilà que, sans doute, je l’ai effarouché... »
Une chose l’étonnait, en outre : le prince ne lui avait posé aucune question sur elle-même, sa vie, ses goûts... Il s’était contenté de louer sa beauté comme si, à ses yeux, c’eût été la seule chose importante. Avec un peu d’amertume, Marianne songea qu’il ne se fût pas montré moins curieux si, au lieu d’un être humain, elle n’avait été qu’une belle pouliche destinée à son précieux haras. Et encore ! Il n’était pas sûr que Corrado Sant’Anna ne se fût pas enquis des antécédents, de la santé et des habitudes de l’animal ! Mais, au fond, pour un homme dont le seul but en cette vie était d’avoir un héritier pour continuer son vieux nom, le personnage physique de la mère ne pouvait que primer tout le reste ! Qu’avait à faire le prince Sant’Anna du cœur, des sentiments et des habitudes de Marianne d’Asselnat ?
La porte du salon rouge se rouvrit devant le cardinal qui revenait. Mais, cette fois, il n’était pas seul.
Trois hommes l’accompagnaient. L’un était un petit bonhomme noir dont le visage paraissait se composer uniquement d’une paire de favoris et d’un nez. La tournure de son habit et le gros maroquin qu’il portait sous le bras annonçaient un notaire. Les deux autres semblaient descendus tout droit d’une galerie de portraits d’ancêtres. C’était deux vieux seigneurs portant habits de velours, brodés au temps du roi Louis XV, et perruques à marteau. L’un s’appuyait sur une canne et l’autre au bras du cardinal, et leurs visages proclamaient qu’ils étaient tous deux fort âgés. Mais ils n’en conservaient pas moins cette hauteur de mine que la mort elle-même ne parvient pas à enlever aux véritables aristocrates.
Avec une courtoisie raffinée et désuète, ils saluèrent Marianne qui leur offrit à son tour une révérence en apprenant que l’un était le marquis del Carreto et l’autre le comte Gherardesca. Parents du prince Sant’Anna, ils étaient là en qualité de témoins du mariage que le second, celui qui marchait avec une canne, devait en outre, en tant que chambellan de la Grande-Duchesse, faire enregistrer par sa Chancellerie.
Le notaire s’installa à une petite table et ouvrit son maroquin, tandis que tout le monde prenait place. Au fond de la pièce étaient assis dona Lavinia et Matteo Damiani qui étaient entrés après les témoins.
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