Elle semblait le regretter, mais son intonation avait intrigué Marianne. Sa curiosité envers cette famille ne faisait que croître.

— Il doit bien y avoir, quelque part, dans cette maison, un portrait d’elle, fit-elle en souriant. J’aimerais le voir.

— Il y en avait un... mais il a été détruit par le feu. Madame veut-elle se reposer, prendre un bain, se restaurer ?

— Les trois, si vous voulez bien, mais d’abord le bain. Où mettez-vous ma femme de chambre ? Je voudrais la garder près de moi, ajouta-t-elle au visible soulagement d’Agathe qui, depuis son entrée dans la villa, ne se déplaçait que sur la pointe des pieds, comme dans un musée ou dans une église.

— Dans ce cas, il y a une petite pièce au bout de ce couloir, répondit dona Lavinia en poussant du doigt un panneau sculpté si parfaitement joint que la forme de la porte ne se devinait pas. On y dressera un lit. Je vais faire préparer le bain.

Elle allait sortir, Marianne la retint.

— Dona Lavinia ?

— Excellenza ?

Plantant son regard vert bien droit dans celui de la femme de charge, elle demanda doucement :

— Dans quelle partie du palais se trouve l’appartement du prince ?

Visiblement, dona Lavinia n’attendait pas cette question, cependant fort naturelle. Marianne aurait juré qu’elle avait pâli.

— Quand il est ici, fit-elle avec effort, notre seigneur habite l’aile droite... l’appartement symétrique à celui-ci.

— C’est bien... Je vous remercie.

Avec une révérence, dona Lavinia disparut, laissant Marianne et Agathe tête à tête. Les deux femmes se regardèrent. Le gentil visage chiffonné de la jeune fille trahissait la crainte et, de toute son assurance de Parisienne délurée, il ne restait rien. Elle joignit les mains en un geste enfantin de prière.

— Est-ce que... nous allons rester longtemps dans cette maison, Mademoiselle ?

— Non, pas très longtemps, je l’espère, Agathe. Est-ce qu’elle ne vous plaît pas ?

— Elle est très belle, fit la jeune fille en jetant autour d’elle un regard méfiant... mais elle ne me plaît pas. Je ne sais pas du tout pourquoi. Que Mademoiselle me pardonne... mais je crois que je n’arriverai jamais à m’y sentir à l’aise. Tout est tellement différent de chez nous !...

— Allez tout de même défaire mes bagages, fit Marianne avec un sourire indulgent, et ne craignez pas de vous adresser à dona Lavinia, la femme de charge, pour tout ce dont vous pourriez avoir besoin. Elle est sympathique et je la crois bonne ! Allons, Agathe, du courage ! Vous n’avez rien à craindre ici. C’est seulement le dépaysement, la fatigue du voyage...

A mesure qu’elle parlait, Marianne s’apercevait que, en cherchant à rassurer Agathe, c’était en fait à elle-même qu’elle donnait des excuses. Elle aussi se sentait bizarrement oppressée depuis qu’elle avait franchi l’immense grille de cette étrange et superbe demeure et d’autant plus qu’elle n’apercevait aucun signe tangible d’un danger quelconque. C’était quelque chose de plus subtil, comme une immatérielle présence. Celle, sans doute, de cet homme trop bien gardé dont ce palais était la demeure principale, le lieu, vraisemblable, où il préférait se tenir. Mais il y avait autre chose encore et cela, Marianne l’aurait juré, venait de cet appartement lui-même... un peu comme si l’ombre de la femme qui avait jadis fait accrocher là tous ces miroirs errait encore, impalpable mais souveraine, dans ces chambres ordonnées comme autour d’un sanctuaire dont l’énorme lit doré eût été l’autel et les personnages de mascarade des plafonds la foule des fidèles attentifs.

Lentement, Marianne s’approcha de l’une des fenêtres. Peut-être à cause de la part anglaise de son sang, Marianne croyait aux fantômes. Le réseau sensible et délicat de ses nerfs la rendaient accessible à une foule d’impressions qui n’eussent pas affecté un organisme moins complexe que le sien. Et, dans cet appartement, elle « sentait » quelque chose... L’avancée du pavillon central empêchait d’apercevoir l’autre aile de la maison, mais la vue s’étendait jusqu’à l’extrémité de la pelouse aux paons blancs et s’arrêtait à un château d’eau, semblable à des orgues gigantesques déversant, avec force, de vasque en vasque, une eau blanchissante qui venait emplir un large bassin encadré de deux groupes de chevaux furieux. Dans cette violence de torrent, contrastant si fort avec la paix verte des jardins, Marianne vit un symbole, celui de quelque force cachée mais puissante, enchaînée au fond d’un calme trompeur. A tout prendre, ce bouillonnement des ondes, cette révolte cabrée des bêtes que le sculpteur avait frappée dans la pierre, c’était la vie même, la passion d’être et d’agir que Marianne avait toujours senti gronder en elle. Et c’était peut-être pour cela que cette demeure trop belle et trop silencieuse lui faisait l’effet d’un tombeau. Seul le jardin vivait.


La nuit tombante trouva Marianne debout à la même place. Le vert du parc s’était fondu en des teintes imprécises, la cascade et les statues n’étaient plus que taches pâles et les grands oiseaux majestueux avaient disparu. La jeune femme s’était baignée, elle avait grignoté quelques bribes d’une légère collation, mais elle avait été incapable de trouver un instant de repos. C’était sans doute la faute de ce lit insensé sur lequel Marianne avait l’impression d’être la victime offerte au couteau du sacrificateur.

Maintenant, vêtue d’une robe de lourd brocart d’un blanc crémeux, toute brodée d’or, que dona Lavinia avait apportée sur ses deux bras, avec autant de solennité que s’il se fût agit d’une châsse, la tête ceinte pour la première fois d’un pesant diadème d’or et de perles énormes, assorties à celles enchâssées dans la parure d’une richesse presque barbare qui chargeait sa gorge largement découverte, Marianne essayait, par la contemplation du jardin nocturne, de lutter contre une nervosité et une anxiété grandissantes à mesure que l’heure approchait.

Elle se revoyait, il y avait si peu de temps encore, debout à une autre place, contemplant un autre parc dans l’attente d’un autre mariage. C’était à Selton, au soir de son mariage avec Francis... Il y avait, mon Dieu ! Comment y croire ?... à peine les trois quarts d’une année, alors que cela semblait vieux de plusieurs siècles ! Derrière les vitres de la chambre nuptiale, à peine vêtue de batistes fragiles sous lesquelles son corps de jeune fille frémissait d’attente et d’angoisse mélangées, elle avait regardé la nuit envahir le vieux parc familier. Comme elle était heureuse, ce soir-là ! Tout était si beau, si simple... elle aimait Francis de tout son être neuf, elle espérait être aimée de lui et elle attendait avec une ferveur passionnée l’instant bouleversant où entre ses bras elle apprendrait l’amour...

L’amour, c’était un autre qui le lui avait appris et il n’était pas une fibre de son corps qui n’en tremblât encore d’ivresse et de reconnaissance au souvenir des nuits brûlantes du Butard et de Trianon, mais c’était aussi de cet amour qu’était née la femme dont les absurdes miroirs lui avaient tout à l’heure renvoyé l’image : la statue presque byzantine à force de splendeur d’une sorte de majesté aux yeux trop grands, au visage figé... La Sérénissime princesse Sant’Anna ! Sérénissime... Très sereine... immensément sereine, alors que son cœur chavirait d’angoisse et de détresse ! Quelle dérision !...

Ce soir, il ne s’agissait plus d’amour mais d’un marché, positif, réaliste, impitoyable. L’union de deux détresses avait dit Gauthier de Chazay. Ce soir aucun homme ne viendrait frapper à la porte de cette chambre, aucun désir ne viendrait réclamer ses droits sur son corps où se gonflait une vie encore obscure et cependant toute-puissante... aucun Jason n’apparaîtrait pour demander le paiement d’une dette insensée mais troublante...

Pour lutter contre le vertige qui l’envahissait, Marianne s’appuya à l’espagnolette de bronze de la fenêtre et, de toute sa force, repoussa l’image du marin, découvrant soudain que, s’il était venu, elle eût éprouvé peut-être une joie vraie, une douceur secrète. Son absence créait un vide bizarre ! Elle avait envie de crier, tout à coup, et mordit sa main couverte de bagues pour retenir un dérisoire appel au secours. Jamais elle ne s’était sentie aussi misérable que sous cette parure qu’eût enviée une impératrice.

La porte de sa chambre, en s’ouvrant à double battant, vint secouer cet état morbide où elle s’enlisait de même que les flambeaux portés haut par six laquais faisaient reculer les ténèbres de la pièce où Marianne avait défendu que l’on allumât la moindre lumière. Au milieu de toutes ces flammes scintillantes, le cardinal, en grand costume de prélat romain, les moires pourpres de sa simarre balayant le dallage miroitant, apparut comme dans une gloire et, devant l’éclat de cette entrée, Marianne cligna des yeux à la manière d’un oiseau nocturne brusquement tiré à la lumière. Le regard pensif du cardinal enveloppa un instant la jeune femme, mais il ne fit aucun commentaire.

— Viens, dit-il seulement, c’est l’heure...

Etait-ce la formule ou le rouge sanglant du vêtement ? Marianne eut soudain l’impression d’être une condamnée que le bourreau venait chercher pour la mener à l’échafaud... Néanmoins, elle alla vers lui, posa sa main chargée de joyaux sur celle, gantée de rouge, qu’il lui offrait. Les deux traînes, celle de la capa magna, celle de la robe de reine glissèrent de concert sur le lac de marbre des salons.

En les traversant, Marianne constata avec étonnement que toutes les pièces étaient illuminées, comme pour une fête et, cependant, rien n’évoquait moins la gaieté que leur noblesse vide de toute présence humaine. Pour la première fois depuis bien longtemps, elle en revint aux lectures passionnées de son enfance, à ces charmants contes français qu’elle avait tant aimés. Ce soir, elle était à la fois Cendrillon, Peau d’Ane et la Belle au sommeil séculaire s’éveillant au milieu des splendeurs d’un passé aboli, mais son histoire à elle ne comportait aucun Prince charmant. Son prince à elle était un fantôme.