Les grands arbres qui se massaient de chaque côté du tapis vert et de la pièce d’eau se trouaient de longues échappées où des flèches de soleil allumaient des verts tendres et des blancheurs diffuses, révélant parfois dans les profondeurs la grâce d’une colonnade ou le bondissement d’une cascade.

Du coin de l’œil, le cardinal épiait les impressions de Marianne. Les yeux agrandis, les lèvres entrouvertes, elle semblait absorber par toutes les fibres de son être la beauté de ce domaine enchanté. Le cardinal sourit :

— Si tu aimes la villa dei Cavalli, il ne tiendra qu’à toi d’y séjourner autant qu’il te plaira... et même toujours !

Négligeant l’insinuation discrète, Marianne s’étonna.

— La villa dei Cavalli ? Pourquoi ?

— Ce sont les gens du pays qui l’ont baptisée ainsi : la Maison des chevaux. Ils sont les maîtres ici, les véritables rois. Depuis plus de deux siècles, les Sant’Anna possèdent un haras qui serait sans doute aussi célèbre que les fameuses écuries du duc de Mantoue si les produits en sortaient. Mais, hormis pour des présents somptueux, les princes Sant’Anna ne se sont jamais séparés de leurs bêtes. Regarde...

On approchait de la maison. Sur le côté droit, Marianne aperçut un autre bassin où l’eau jaillissait d’une conque marine. Un peu plus loin, entre deux nobles pilastres marquant peut-être le chemin des écuries, un palefrenier tenait en main trois superbes chevaux d’une blancheur neigeuse et qui, avec leurs crinières flottantes et leurs longues queues en panache, semblaient les modèles même des statues qui émaillaient le parc. Depuis sa plus tendre enfance, Marianne avait toujours adoré les chevaux. Elle les aimait pour leur beauté. Elle les comprenait mieux qu’elle n’avait jamais compris aucun être humain et les caractères les plus ombrageux ne lui avaient jamais fait peur, bien au contraire. Cette passion, elle la tenait de sa tante Ellis qui, avant l’accident qui l’avait laissée boiteuse, avait été une remarquable cavalière. Les trois bêtes splendides qui se tenaient là lui parurent le plus rassurant et le plus amical des accueils.

— Ils sont superbes, soupira-t-elle. Mais comment s’accommodent-ils d’un maître invisible ?

— Il ne l’est pas pour eux, coupa sèchement le cardinal. En fait, pour Corrado Sant’Anna, ils sont la seule joie réelle. Mais nous arrivons.

Ayant décrit une courbe gracieuse qui faisait grand honneur à la science de Gracchus, la voiture s’arrêtait en effet auprès d’un grand escalier de marbre à double rampe sur lequel était rangée la domesticité du palais. Marianne vit un imposant bataillon de valets blancs et or dont les perruques poudrées accentuaient les teints méridionaux et les traits immobiles. Sur le perron qui menait à la loggia, trois personnages noirs attendaient : une femme à cheveux blancs dont la sévère toilette s’éclairait d’un col blanc et de clefs d’or pendant à sa ceinture, un prêtre sans âge, chauve et gringalet, et un homme grand et robuste, au masque romain et aux épais cheveux noirs, argentés aux tempes, portant sans élégance réelle un habit irréprochable. Tout, en ce dernier, proclamait l’origine paysanne, une sorte de rude sève que seule la terre pouvait donner.

— Qui sont-ils ? chuchota Marianne impressionnée, tandis que deux valets venaient ouvrir la portière et abaisser le marchepied.

— Dona Lavinia est la femme de charge des Sant’Anna depuis plusieurs décennies. Elle est de petite noblesse ruinée. C’est elle qui a élevé Corrado. Le père Amundi est son chapelain. Quant à Matteo Damiani, il est à la fois l’intendant et le secrétaire du prince. Descends maintenant et souviens-toi seulement de ta naissance. Maria-Stella vient de mourir... à jamais.

Comme dans un rêve, Marianne mit pied à terre. Comme dans un rêve, les yeux fixés sur ceux qui, là-haut, s’inclinaient profondément, elle gravit les degrés de marbre entre la double haie pétrifiée des valets, soutenue par la main soudain impérieuse de son parrain. Derrière elle, le souffle court d’Agathe, impressionnée, se faisait entendre. Le soleil revenu n’était pas trop chaud, pourtant Marianne eut soudain la sensation d’étouffer. Elle eut envie de desserrer la bride de sa capote qui l’étranglait. Elle entendit à peine la présentation que lui fit son parrain, puis la bienvenue de la femme de charge qui s’était abîmée en une profonde révérence comme si la nouvelle venue eût été une reine. Son propre corps lui parut tout à coup étrangement mécanique. Il agissait par réflexes automatiques sans que sa volonté y fût pour quelque chose. Elle s’entendit répondre avec grâce aux paroles d’accueil du chapelain et de dona Lavinia. Mais c’était le secrétaire qui la fascinait. Lui aussi agissait comme un automate. Ses yeux pâles s’étaient attachés au visage de Marianne avec une dureté absolue. Ils avaient l’air de scruter chaque trait de son visage, comme s’ils pouvaient lui fournir une réponse à une question connue de lui seul. Et Marianne aurait juré que, dans ce regard si implacable, il y avait aussi de la crainte. Elle ne s’y trompa pas : le silence de Matteo était lourd de méfiance et contenait un avertissement. Très certainement, il ne voyait pas d’un bon œil l’intrusion de cette étrangère. Et, d’emblée, Marianne eut l’impression d’avoir là un ennemi.

Tout autre était l’attitude de dona Lavinia. Son visage serein, malgré d’irréfutables stigmates de souffrances passées, n’était que douceur et bonté, son regard brun totale admiration. Relevée de sa révérence, elle avait baisé la main de Marianne en murmurant :

— Béni soit Dieu qui nous donne une si belle princesse !

Quant au Père Amundi, s’il avait un maintien fort noble, il ne paraissait pas jouir de toutes ses facultés et Marianne remarqua aussitôt qu’il parlait tout seul et entre ses dents, ce qui donnait un bourdonnement rapide, parfaitement incompréhensible et assez agaçant. Mais il avait offert à la jeune femme un sourire si rayonnant, si ingénu, il était si visiblement content de la voir, qu’elle se demanda si d’aventure il n’était pas un vieil ami sorti de sa mémoire.

— Je vais vous conduire à votre appartement, Excellenza, fit chaleureusement la femme de charge. Matteo s’occupera d’escorter Sa Seigneurie.

Marianne sourit puis chercha le regard de son parrain.

— Va, mon petit, conseilla-t-il et repose-toi. Ce soir, avant la cérémonie, je te ferai chercher afin que le prince puisse te voir.

Sans répondre, retenant la question instinctive qui lui montait aux lèvres, Marianne suivit dona Lavinia. Elle se sentait dévorée d’une curiosité telle qu’elle n’en avait jamais connu, une envie dévorante de « voir » elle aussi ce prince inconnu, le maître de ce domaine dressé aux limites de la réalité et gardé par des animaux de légende. Le prince allait la voir. Pourquoi donc ne verrait-elle pas le prince ? Cette maladie dont elle le soupçonnait atteint était-elle si grave, si terrible qu’elle ne pût l’approcher ? Son regard se posa tout à coup sur le dos droit de la femme de charge qui marchait devant elle, dans un bruissement de soie et un doux cliquetis de clefs. Qu’avait dit Gauthier de Chazay ? Elle avait élevé Corrado Sant’Anna ? Nul sans doute ne le connaissait mieux qu’elle... et elle avait paru si heureuse de l’arrivée de Marianne.

« Je la ferai parler, songea la jeune femme. Il faudra qu’elle parle ! »

La magnificence intérieure de la villa ne le cédait en rien à la beauté des jardins. En quittant la loggia décorée de stucs baroques et de lanternes en fer forgé doré, dona Lavinia avait fait traverser à sa nouvelle maîtresse une immense salle de bal ruisselante de l’éclat amorti de ses ors, puis une série de salons dont l’un, particulièrement fastueux, où des encadrements rouges et or finement sculptés rehaussaient le sombre miroitement de panneaux de laque noire. Mais c’était une exception, le ton général de la maison étant le blanc et l’or. Les parquets, eux, étaient faits de mosaïque de marbre blanc et noir sur lesquelles les pas résonnaient.

L’appartement destiné à Marianne, situé dans l’aile gauche, était décoré dans le même esprit, mais son étrangeté surprit la jeune femme. Là aussi, ce n’était que blancheur et dorure malgré la présence, dans la chambre, de deux cabinets de laque pourpre qui apportaient une note plus chaude. Mais, penchés à la corniche des plafonds comme à quelque balcon, des personnages peints en trompe-l’œil et portant des costumes vieux de deux siècles semblaient suivre chacun des mouvements des habitants de l’appartement. En outre, une véritable profusion de miroirs décorait les murs. Il y en avait partout, reflétant à l’infini les deux silhouettes sombres de Marianne et de dona Lavinia, la richesse écrasante du grand lit à la vénitienne, représentant des nègres vêtus à la persane et portant des bouquets de hautes bougies rouges.

Marianne regarda ce décor à la fois fastueux et impressionnant avec un mélange de stupeur et d’inquiétude.

— Est-ce... ma chambre ? demanda-t-elle tandis que les valets apportaient ses bagages.

Dona Lavinia alla ouvrir une fenêtre, arrangea un gigantesque bouquet de seringa dont les fleurs neigeaient d’un vase d’albâtre.

— Celle de toutes les princesses Sant’Anna depuis deux siècles. Vous plaît-elle ?

Pour éviter de répondre, Marianne choisit de poser une autre question.

— Tous ces miroirs... Pourquoi ?

Elle eut tout de suite l’impression que cette question gênait la femme de charge. Son visage fatigué eut une crispation légère et elle se détourna pour aller ouvrir une porte donnant sur une petite pièce qui avait l’air creusée dans du marbre blanc : une salle pour les bains.

— La grand-mère de notre prince, dit-elle enfin, était une femme d’une si grande beauté... qu’il lui fallait pouvoir la contempler sans cesse. C’est elle qui avait ordonné d’installer ces miroirs. On les a laissés depuis...