Il semblait vouloir s’écarter d’elle pour la laisser à sa méditation, mais Marianne, saisie d’une brusque panique, agrippa son bras pour le retenir.

— Un mot encore, mon Parrain, je vous en supplie. Comprenez ce qu’est pour moi la décision qu’il me faut prendre ! Je sais, depuis toujours, qu’il n’est pas d’usage qu’une fille de grande maison discute l’union préparée par ses parents, mais admettez que, cette fois, les circonstances sont exceptionnelles.

— Je l’admets. Pourtant je ne pensais pas que tu veuilles encore discuter.

— Ce n’est pas cela ! Je ne veux pas discuter. J’ai foi en vous et je vous aime comme j’aurais aimé mon père. Ce que je désire c’est un peu plus d’explications. Vous venez de me dire qu’il me faudra désormais vivre selon les lois des Sant’Anna, respecter le nom que je porterai.

— Et alors ? fit durement le cardinal. Je n’aurais jamais cru entendre, de ta bouche, semblable question...

— Je m’exprime mal, gémit Marianne. En d’autres termes : quelle sera ma vie du moment où j’aurai épousé le prince ? Serai-je tenue de vivre dans sa maison, sous son toit...

— Je t’ai déjà dit non. Tu pourras vivre exactement où bon te semblera : chez toi, à l’hôtel d’Asselnat ou n’importe où il te plaira. Tu pourras, également, résider dans l’une des demeures des Sant’Anna quand tu en auras envie, que ce soit dans la villa que tu verras demain, ou dans les palais qu’ils possèdent, à Venise ou à Florence. Tu seras libre entièrement et l’intendant des Sant’Anna veillera à ce que ta vie soit non seulement exempte de tout souci matériel, mais fastueuse, comme il convient à une femme de ton rang. J’entends seulement que tu prennes pleinement conscience de ce rang. Pas de scandales, pas d’aventures de passage, pas de...

— Oh, Parrain ! s’écria Marianne blessée, je ne vous ai jamais donné le droit de supposer que je pouvais descendre assez bas pour...

— Pardonne-moi, ce n’est pas non plus ce que j’ai voulu dire et moi aussi je m’exprime mal. Je pensais encore à cet état de chanteuse que tu avais choisi et dont, peut-être, tu n’avais pas médité les dangers. Je sais parfaitement que tu aimes et qui tu aimes ! Et si je déplore ce choix de ton cœur, je n’ignore pas qu’il a trop de puissance pour ne pas te ramener à lui quand il le souhaitera. Tu n’es pas de force à lutter contre lui et contre toi-même. Mais, mon enfant, ce que je te demande c’est de te souvenir toujours du nom que tu porteras et de te conduire en conséquence. N’agis jamais d’une façon telle que ton enfant... votre enfant désormais, puisse te le reprocher un jour. Je crois, d’ailleurs, que je peux te faire confiance. Tu es toujours la fille de mon cœur... Simplement, tu n’as pas eu de chance. Maintenant, je te laisse réfléchir.

Cela dit, le cardinal s’éloigna de quelques pas et alla s’agenouiller devant la statue de Saint-Jean laissant Marianne auprès du tombeau. Instinctivement, elle se tourna vers lui comme si la réponse que demandait le cardinal devait sortir de cette bouche de pierre. Vivre dans la dignité... mourir dans la dignité, c’était à cela sans doute que s’était résumée la vie de la jeune femme qui dormait là ! Mais que la dignité avait donc de grâce ainsi traduite ! Et, d’ailleurs, Marianne s’avouait sincèrement qu’elle n’avait pas tellement de goût pour les aventures, telles qu’elle les avait connues tout au moins et ne pouvait s’empêcher de songer que, si les choses avaient été différentes et surtout si Francis avait été différent, elle vivrait, à cette même heure dans le calme... et la dignité au milieu des majestueuses splendeurs de Selton Hall.

Doucement, elle s’approcha du tombeau, posa une main sur un pli de marbre dont le froid la surprit. Etait-ce une illusion ou bien le mince visage aux yeux clos d’Ilaria, si sage au-dessus du haut col qui l’encadrait, avait-il reflété un fugitif sourire ? Comme si la jeune femme avait cherché par-delà la mort à encourager sa sœur vivante ?

« Je deviens folle ! songea Marianne avec irritation. Voilà que j’ai des visions ! Il faut en finir !... »

Tournant résolument le dos à la statue, elle alla rejoindre son parrain qui priait, la tête dans les mains, et, sans s’agenouiller, déclara d’une voix nette :

— Je suis prête. Demain j’épouserai le prince.

Sans la regarder, sans même se retourner, le cardinal murmura, les yeux sur le Saint-Jean de pierre.

— C’est bien. Rentre chez toi, maintenant. Demain, à midi, tu quitteras ton auberge, tu monteras en voiture et tu ordonneras à ton cocher de prendre la route des Bains de Lucques qui sont distants de quatre ou cinq lieues. Nul ne s’en étonnera puisque tu es censée aller y prendre les eaux, mais tu n’iras pas jusque-là. A une lieue d’ici, sur la route, tu verras une petite chapelle votive. Je t’y attendrai. Va maintenant.

— Vous restez encore ? Il fait si sombre... et froid aussi.

— J’habite ici, le bedeau est un affil... un ami ! Va en paix, petite, et que Dieu te garde !

Il semblait las, tout à coup, en même temps que pressé de la voir s’éloigner. Avec un dernier regard à la statue d’Ilaria, Marianne reprit le chemin par lequel elle était venue, l’esprit occupé d’une nouvelle idée. Son parrain décidément n’en finirait jamais de l’étonner ! Quel mot avait-il failli prononcer à propos du bedeau ? Affilié ? Mais affilié à quoi ? Se pouvait-il qu’un prince de l’Eglise, un cardinal romain, appartînt à une secte quelconque ? Et laquelle, en ce cas... ? Il y avait là une nouvelle énigme qu’il valait mieux laisser de côté, peut-être... Marianne se sentait si lasse de tous ces secrets qui envahissaient lentement sa vie !

Après les odeurs de cire refroidie et de pierre humide de la cathédrale, l’air de la nuit lui parut délicieux. Sa senteur était si douce ! Et que le ciel était donc beau ! A sa grande surprise, Marianne découvrit qu’elle était en paix avec elle-même maintenant que sa décision était prise. Elle était presque heureuse d’avoir accepté cet étrange mariage. En vérité c’eût été folie de refuser une union qui lui assurait une vie conforme à ses goûts et à sa naissance tout en la laissant pleinement maîtresse d’elle-même... à la seule condition de porter dignement le nom des Sant’Anna !

Même l’image de Jason, qu’elle évoqua un instant, ne troubla pas cette sérénité toute neuve. Sans doute avait-elle eut tort de s’entêter à chercher le salut de ce côté. Le destin avait choisi pour elle et c’était peut-être mieux ainsi. Le seul être qui lui manquât vraiment, tout compte fait, c’était le cher Arcadius. Tout devenait toujours tellement plus facile quand il était là !...

Mais, en traversant la place obscure, le silence la surprit. Plus aucun bruit ne se faisait entendre. Il n’y avait plus de chanson d’amour dans l’air... plus rien que la nuit, les ténèbres angoissantes au bout desquelles luirait un jour dont elle ne parvenait pas à imaginer la couleur. Et sans bien savoir pourquoi, Marianne frissonna.

10


LA VOIX DANS LE MIROIR

Quand sa voiture franchit l’immense grille armoriée qui encastrait entre les hauts murs une fantastique dentelle noire et or, Marianne eut l’impression d’entrer dans un monde nouveau dont les gardiens seraient les géants de pierre érigés sur les pilastres d’entrée et qui, armés l’un d’un arc tendu, l’autre d’une lance brandie, semblaient défier le visiteur de franchir un seuil défendu. La grille, comme par magie, s’était ouverte à deux battants devant les chevaux sans qu’apparût aucun gardien, ni aucun de ces chiens qui avaient si fort effrayé l’officier des gendarmes. Il n’y avait pas une âme en vue. Cette entrée, une longue allée sablée, bordée de buis et plantée de hauts cyprès noirs, alternant avec des citronniers dans des vases de pierre, ouvrait sur une verte solitude, une calme perspective que semblaient borner les panaches et la brume de grands jets d’eau jaillissant d’un bassin.

A mesure que la voiture avançait sur le sable de l’allée, des échappées s’ouvraient sur les lointains d’un parc romantique peuplé de statues, d’arbres géants, de légères colonnades et de fontaines jaillissantes : un monde à la fois végétal et minéral où l’eau semblait souveraine et les fleurs absentes. Saisie d’une irrépressible appréhension, Marianne regardait, retenant sa respiration, comme si le temps s’était arrêté. En face d’elle, le gentil visage d’Agathe était figé en une expression vaguement craintive. Seul, dans son coin, le cardinal absorbé par ses pensées semblait se désintéresser du décor et échapper à la mélancolie étrange qui se dégageait de ce domaine. Le soleil lui-même, brillant lorsque l’on avait quitté Lucques, avait disparu sous un amas de nuages blancs d’où filtraient de diffuses flèches de lumière. L’atmosphère, tout à coup, s’était faite oppressante. Aucun oiseau ne chantait, aucun autre bruit ne se faisait entendre, que la chanson mélancolique de l’eau. Dans la voiture, chacun se taisait et, sur son siège, Gracchus lui-même oubliait de chanter ou de siffler comme il en avait pris l’habitude au long de l’interminable route.

La berline tourna, franchit un bosquet de thuyas géants et déboucha en plein songe. Au bout d’un long tapis vert où se cabraient des statues de chevaux, où des paons blancs, hiératiques et somptueux, traînaient leurs plumes neigeuses, un palais adossé aux lointains bleutés des collines toscanes reflétait dans un miroir d’eau sa calme ordonnance. Murs blancs couronnés de balustres, hautes fenêtres luisant autour d’une grande loggia dont les entre-colonnes s’ornaient de statues, dôme vieil or du pavillon central au faîte surmonté d’un cavalier chevauchant une licorne, la demeure du prince inconnu, renaissance teintée d’un baroque fastueux, semblait rêver au bord d’une légende.