Hormis la lampe rouge du chœur et quelques cierges allumés, la cathédrale envahie par la nuit était obscure. A l’autel majeur, un vieux prêtre à cheveux blancs officiait dans une chasuble d’argent terni pour quelques fidèles agenouillés, dont Marianne en entrant ne vit que les dos ronds, les épaules courbées, n’entendit que les voix murmurantes, répondant aux soupirs de l’orgue et montant harmonieusement vers les hautes voûtes dont le gothique s’habillait d’azur.
Elle s’arrêta un instant près d’un bénitier, fit le signe de croix et plia le genou pour une brève prière à laquelle son cœur ne participait pas vraiment. C’était plutôt une sorte de formule de politesse envers Dieu. L’esprit était ailleurs. Rapidement, sans faire plus de bruit qu’une ombre, elle glissa le long de la nef latérale, passa devant une élégante construction octogonale abritant un bizarre Christ en croix vêtu d’une longue robe byzantine et atteignit enfin le transept. Quelques silhouettes y étaient agenouillées, mais elle n’y vit pas celle qu’elle était venue chercher. Aucun de ceux qui étaient là ne tourna d’ailleurs la tête vers elle.
Lentement, elle s’approcha du tombeau. Elle l’avait vu tout de suite et il était d’une telle beauté que son regard, négligeant une admirable peinture de la Vierge entre deux saints, s’y accrocha et ne le quitta plus. Jamais elle n’avait imaginé qu’un sépulcre pût avoir cette grâce, ce charme fait de pureté et de paix.
Sur la dalle, supportée par une frise d’angelots soutenant une épaisse guirlande une jeune femme en longue robe reposait, les pieds sur un petit chien, ses mains sages croisées sur les plis fins de sa robe, ses cheveux échappés d’un bandeau fleuri encadrant un jeune et ravissant visage que Marianne contempla longuement, fascinée par cette jeunesse que le sculpteur avait rendue avec tant d’amour. Elle ignorait qui était cette Ilaria morte quatre siècles plus tôt, mais elle s’en trouvait curieusement proche, comme d’un reflet fidèle, bien que l’on ne pût deviner, sur ce fin visage, les souffrances qui l’avaient menée au tombeau au sortir de l’adolescence.
Pour lutter à la fois contre l’envie de poser sa main sur celles de la gisante et contre un sentimentalisme qu’elle jugeait dangereux, Marianne alla s’agenouiller un peu plus loin, mit la tête dans ses mains et tenta de prier. Mais son esprit en alerte restait aux aguets. Aussi ne tressaillit-elle pas quand quelqu’un vint s’agenouiller sur le prie-Dieu voisin. Levant les yeux, elle reconnut son parrain malgré le haut col du vêtement noir qui lui cachait la moitié du visage. Voyant qu’elle le regardait, il lui sourit brièvement.
— Le salut va être terminé, chuchota-t-il. Quand tout le monde sera sorti, nous causerons.
L’attente ne fut pas longue. Quelques secondes plus tard le prêtre quittait l’autel, emportant l’ostensoir. L’église se vida peu à peu. Il y eut un bruit de chaises puis celui de pas qui s’éloignaient. Le bedeau vint éteindre les cierges et la lampe du chœur. Seuls continuèrent à brûler ceux du transept placés devant une très belle statue de Saint-Jean-le-Baptiste, œuvre du même artiste que le tombeau. Le cardinal se releva puis s’assit et, du geste, invita Marianne à en faire autant. Ce fut elle qui ouvrit le dialogue.
— Je suis venue, comme vous me l’avez ordonné...
— Non, pas ordonné, rectifia Gauthier de Chazay doucement. Je t’en ai seulement priée parce que j’estimais que cela était salutaire pour toi. Tu es venue... seule ?
— Seule !... et vous l’aviez bien prévu ainsi, n’est-ce pas ? ajouta-t-elle avec une imperceptible amertume qui n’échappa pas cependant à l’oreille fine du prélat.
— Non. Dieu m’est témoin que j’aurais bien préféré que tu trouves l’homme capable de concilier à la fois ton devoir et ton inclination. Mais je reconnais que tu n’avais pas beaucoup de temps, ni peut-être de choix. Néanmoins... j’ai l’impression que tu m’en veux de cette nécessité où tu te trouves ?
— Je n’en veux qu’à moi, Parrain, soyez-en certain. Dites-moi seulement si tout est bien en règle. Mon mariage...
— Avec l’Anglais ? Est dûment rompu tu le penses bien, sinon je ne t’aurais pas fait venir. Je n’ai eu aucun mal à en obtenir la dissolution. Les circonstances étaient exceptionnelles et, la situation du Saint-Père l’étant aussi, nous avons dû nous contenter d’un tribunal réduit pour statuer sur ton cas. C’est là-dessus que je comptais car, sans cela, nous n’aurions jamais pu aller aussi vite ! Plus encore, j’ai fait avertir le consistoire de l’Eglise d’Angleterre de cette dissolution et j’ai écrit au notaire qui avait dressé le contrat. Tu es libre !
— Mais pour si peu de temps ! Néanmoins, je vous remercie. C’est une grande joie pour moi d’être libérée d’une chaîne odieuse et je ne vous en remercierai jamais assez ! Vous semblez, Parrain, être devenu un personnage singulièrement puissant, il me semble ?
Malgré le peu de lumière, le léger sourire qui, un instant, éclaira le visage sans beauté du cardinal, n’échappa pas à Marianne.
— Je n’ai d’autre puissance que celle qui me vient de Dieu, Marianne. Es-tu prête, maintenant, à entendre la suite ?
— Je le suis... du moins je le crois !
C’était étrange ce dialogue dans une cathédrale vide. Ils étaient seuls, côte à côte, en face d’un monde obscur d’où parfois l’éclat d’une flamme faisait jaillir un chef-d’œuvre. Pourquoi ici plutôt que dans la chambre de l’auberge où, sous son habit bourgeois, le cardinal eût pénétré aussi aisément que l’avait fait l’abbé Bichette, malgré les soldats ? Marianne connaissait trop son parrain pour ne pas deviner qu’il avait délibérément choisi son décor, peut-être afin de donner aux paroles qu’ils allaient échanger une espèce de solennité. Et peut-être était-ce aussi pour cela qu’il paraissait maintenant se recueillir avant de poursuivre. Il avait fermé les yeux, courbé la tête. Marianne pensa qu’il priait mais ses nerfs, usés par le voyage et l’anxiété, étaient à bout de tension. Avec une sécheresse dont elle ne fut pas maîtresse, elle murmura :
— Je vous écoute !
Le cardinal se leva et, posant une main sur l’épaule de la jeune femme, reprocha doucement.
— Tu es nerveuse, petite et c’est trop naturel, mais, vois-tu, c’est sur moi que retombera toute la responsabilité de ce qui va suivre et il était normal que je m’accorde encore un instant de rémission. Écoute, maintenant, mais sache, avant toute chose, que tu ne devras mépriser en rien l’homme qui va te donner son nom. Vous allez être unis. Pourtant jamais vous ne formerez un couple et c’est là que réside mon tourment car ce n’est pas ainsi qu’un homme de Dieu doit envisager un mariage. Mais, ce faisant, vous vous rendrez un service mutuel car lui te sauvera et sauvera ton enfant du déshonneur et toi tu lui donneras un bonheur qu’il n’espérait plus. Grâce à toi, le grand nom qu’il avait condamné à mourir avec lui ne s’éteindra pas.
— Est-ce que... cet homme est incapable d’avoir un enfant ? Est-il trop vieux ?
— Ni trop vieux ni incapable, mais procréer est pour lui chose impensable, plus encore terrifiante. Il aurait pu, bien sûr, adopter quelque autre enfant, mais il repoussait avec horreur l’idée de greffer un sang vulgaire au vieil arbre de sa famille. Tu lui apportes, mêlé au meilleur sang de France, celui non seulement d’un empereur mais de l’homme qu’au monde il admire le plus. Demain, Marianne, tu épouseras le prince Corrado Sant’Anna...
Oubliant où elle se trouvait, Marianne poussa un léger cri.
— Lui ? L’homme que personne n’a jamais vu ?
Le visage du cardinal prit une dureté de pierre. Son regard bleu étincela,
— Comment le connais-tu ? Qui t’a parlé de lui ?
En quelques mots, la jeune femme relata la scène dont elle avait été témoin à l’auberge. Après quoi, son récit terminé, elle ajouta :
— On dit qu’il est atteint d’une maladie affreuse, que c’est pour cette raison qu’il se cache avec tant de soin, on dit même qu’il est fou.
— Personne n’a jamais réussi à enchaîner la langue des hommes et moins encore leur imagination. Non, il n’est pas fou. Quant à la raison de sa claustration volontaire, il ne m’appartient pas de te la révéler. Elle est son secret. Il te le dévoilera peut-être un jour s’il le juge bon... mais cela m’étonnerait fort ! Sache seulement qu’il obéit à des mobiles non seulement respectables, mais très nobles.
— Pourtant... si nous devons être unis, il faudra tout de même bien que je le voie ! fit Marianne avec une note d’espoir inconscient.
Le cardinal hocha la tête et remarqua :
— J’aurais dû ajouter qu’on ne peut pas, non plus, maîtriser la curiosité des femmes ! Ecoute bien ceci, Marianne, car je ne me répéterai pas. Entre toi et Corrado Sant’Anna, c’est un nouveau pacte, semblable en quelque sorte à celui que nous avions conclu ensemble. Il te donne son nom, il reconnaîtra ton enfant qui, un jour, sera l’héritier de ses biens et titres, mais il est probable que tu ne verras jamais son visage, même au moment du mariage.
— Mais enfin, s’écria Marianne irritée par ce mystère dans lequel semblait se complaire le cardinal, vous le connaissez, vous ? Vous l’avez vu ? Qu’a-t-il pour se cacher ainsi ? Est-ce un monstre ?
— Quel grand mot ! En effet, je l’ai vu souvent. Je l’ai toujours connu, depuis sa naissance qui fut un drame atroce. Mais j’ai juré sur l’honneur et sur l’Evangile de ne jamais rien révéler concernant sa personne. Dieu m’est témoin cependant que j’aurais donné beaucoup pour qu’il vous soit possible de former ensemble, et au grand jour, un véritable couple, car j’ai rarement rencontré homme d’une telle valeur. Mais, les choses étant ce qu’elles sont, je crois agir au mieux de vos intérêts à tous deux en concluant ce mariage... l’union en quelque sorte de deux détresses. Quant à toi, en échange de ce qu’il t’apportera, car tu vas être désormais une très grande dame, il te faudra vivre avec honneur et droiture, et respecter cette famille à laquelle tu vas appartenir et dont les racines plongent dans l’Antiquité elle-même, et à laquelle était apparentée celle qui dort dans ce tombeau. Y es-tu préparée ? Car, entendons-nous bien, si tu ne cherches ici qu’une couverture commode pour pouvoir mener une vie sans entraves au bras de n’importe quel homme, mieux vaut te retirer et chercher ailleurs. N’oublie pas que je ne t’offre pas le bonheur, mais la dignité, l’honneur d’un homme qui ne sera jamais auprès de toi pour les défendre et une vie exempte de tout souci matériel. En un mot, j’attends de toi que tu te conduises désormais selon ta race et selon les usages des tiens. Cependant, tu peux encore reculer si les conditions te semblent trop dures. Tu as dix minutes pour me dire si tu veux rester la chanteuse Maria-Stella ou devenir la princesse Sant’Anna...
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