Marianne tressaillit. L’histoire du prince invisible lui avait fait un peu oublier la sienne propre et surtout ce personnage mystérieux qui l’attendait depuis le matin. Autant voir tout de suite qui il était au juste.

— Prévenez-le et dites-lui que je l’attends. Ensuite vous nous ferez monter à souper.

— Est-ce que je fais aussi monter les malles ?

Marianne hésita. Elle ignorait s’il entrait dans les plans de son parrain qu’elle demeurât longtemps dans cette auberge et elle pensa que les malles ne souffriraient pas beaucoup à demeurer une nuit de plus sur sa voiture.

— Non. Je ne sais pas si je resterai. Montez seulement le grand sac de tapisserie qui est à l’intérieur de la berline.

Par prudence, quand Orlandi se fut retiré, elle envoya Agathe, qui d’ailleurs dormait visiblement debout, explorer son propre domaine, une petite pièce dont la porte basse donnait dans le fond de la chambre et lui ordonna de n’en pas bouger avant qu’elle n’appelât.

— Et... si je m’endors ? fit la jeune fille.

— Dormez en paix. Je vous réveillerai pour souper. Ma pauvre Agathe, vous ne pensiez pas que ce voyage serait un tel calvaire, n’est-ce pas ?

Sous son bonnet fripé, Agathe sourit gentiment à sa maîtresse.

— C’était fatigant mais intéressant. Et puis, avec Mademoiselle, j’irais au bout du monde. Mais il faut avouer qu’on n’est pas très bien dans cette auberge. On a beau être au mois de mai, une flambée ferait du bien. C’est humide ici.

De la main, Marianne lui fit signe de se taire et la renvoya tout à la fois. En effet, quelqu’un venait de frapper à la porte.

— Entrez ! fit Marianne quand sa soubrette eut disparu.

La porte s’ouvrit doucement, tout doucement, comme si la personne qui entrait ne le faisait qu’avec gêne ou avec beaucoup d’hésitation. Un long personnage vêtu d’un costume de drap cannelle à culotte courte et bas blanc, gros souliers à boucle et chapeau rond enfoncé sur une sorte de bonnet apparut. Le chapeau quitta la tête, le bonnet resta et l’arrivant, joignant les mains, leva les yeux au ciel et soupira :

— Dieu soit loué ! Vous êtes enfin arrivée ! Vous n’imaginez pas ce que j’ai pu me tourmenter durant cette journée avec tous ces soldats ! Mais vous êtes là, c’est le principal.

Durant cette bienvenue en forme d’action de grâce, Marianne avait eu tout le temps de se remettre de sa surprise en constatant que le signor Zecchini n’était autre que l’abbé Bichette. Mais le malheureux était si visiblement peu fait pour ses vêtements, ou plutôt les vêtements lui donnaient une physionomie si étrange qu’elle ne put s’empêcher de rire.

— Comme vous voilà fait, monsieur l’Abbé ! Savez-vous que le carnaval est fini depuis bien longtemps puisque Pâques est passée depuis trois grandes semaines ?

— Ne riez pas, je vous en conjure. Je souffre déjà bien suffisamment sous cet accoutrement. Si ce n’était nécessaire et si Son Eminence ne l’avait exigé par prudence...

— Où est mon parrain ? demanda Marianne en retrouvant instantanément son sérieux. Je pensais le trouver ici.

— Vous pensez bien qu’un prince de l’Eglise est plus tenu qu’un autre encore à des précautions durant ces affreux événements que nous vivons. Nous avions pris logement ces temps derniers au monastère de Monte Oliveto, mais nous avons jugé plus prudent d’en sortir.

— C’était plus prudent, en effet, approuva Marianne songeant à ce qu’avait dit l’irascible gendarme quelques minutes plus tôt. (C’était, en effet, vers cet important couvent qu’il dirigeait ses pas.)

— Et, où est Son Eminence pour le moment ?

— En face, répondit l’abbé en désignant la fenêtre par laquelle on apercevait le campanile de la cathédrale. Il s’est installé ce matin chez le bedeau et il vous attend.

Marianne jeta un coup d’œil à la petite montre d’émail et d’or qui pendait à son cou.

— Il est déjà tard. L’église doit être fermée... surveillée...

— Le salut vient seulement de commencer. Les mesures de l’Empereur portent sur les couvents, non sur les églises où le culte doit se poursuivre. Les offices ont toujours lieu. De toute façon, le bedeau devait laisser une porte ouverte toute la nuit au besoin. Son Eminence doit vous attendre après le salut.

— Où cela ? Cette église est grande...

— Entrez par le portail de gauche et allez jusqu’au transept. Cherchez le tombeau d’Ilaria. Il représente une jeune femme étendue, les pieds sur un petit chien. C’est là que vous attendra le cardinal.

— Vous ne venez pas avec moi ?

— Non. Les ordres de Monseigneur sont que je quitte l’auberge dans la nuit. Il ne tient pas à ce que l’on nous voie trop ensemble. Ma mission étant remplie, je vais à nos autres affaires.

— Merci, monsieur l’Abbé. Je dirai à mon parrain avec quel soin vous l’avez remplie. Quant à moi, je vais maintenant me rendre à son rendez-vous.

— Dieu vous ait en sa sainte garde ! Je prierai pour vous !

Mettant un long doigt sur sa bouche pour recommander le silence et marchant sur la pointe de ses grands souliers avec une mine de conspirateur que Marianne eût trouvée comique en toute autre circonstance, le faux signor Zecchini sortit sans faire plus de bruit qu’à l’entrée.

Vivement, Marianne alla jusqu’à la table de toilette, ôta son chapeau, s’assura que sa coiffure n’avait pas trop souffert, puis, ouvrant le sac de tapisserie qu’Orlandi lui avait fait porter avant l’entrée de l’abbé, elle y prit un grand châle de cachemire rouge sombre qu’elle posa sur sa tête et dont elle s’enveloppa à la manière des femmes de la ville. Après quoi elle alla ouvrir la porte qui communiquait avec la chambre d’Agathe. Comme elle l’avait prédit, la jeune fille s’était endormie. Etendue sur sa couchette, tout habillée, elle n’entendit même pas la porte s’ouvrir. Marianne sourit. Elle pouvait aller à son rendez-vous, Agathe ne s’éveillerait pas de sitôt...

En descendant l’escalier, elle rencontra Orlandi qui s’apprêtait à monter avec un plateau chargé d’assiettes, de verres et de couverts.

— Un peu plus tard, le souper, s’il vous plaît, dit Marianne. Je voudrais... aller jusqu’à l’église prier un peu si cela est possible.

Le sourire commercial d’Orlandi se teinta d’une nuance plus chaude.

— Mais bien sûr, c’est possible ! Il y a justement le salut en ce moment ! Allez signorina, allez, je vous servirai quand vous rentrerez.

— Ces soldats... me laisseront-ils passer ?

— Pour aller à l’église ? s’indigna l’honnête aubergiste. Il ferait beau voir. Nous sommes bons chrétiens, ici, nous autres ! Si l’on avait voulu fermer les églises, vous auriez trouvé la ville en révolution. Voulez-vous que je vous accompagne ?

— Jusqu’à la porte de votre maison seulement. Ensuite, j’irai seule... mais merci tout de même.

Escortée d’Orlandi, la mine farouche, Marianne traversa l’auberge sans qu’aucun des soldats fît le moindre commentaire. Ils semblaient d’ailleurs peu agressifs. Le sergent jouait aux cartes avec un caporal et les hommes bavardaient en buvant un pot. Certains avaient sorti leurs longues pipes de terre et fumaient en rêvassant, les yeux au plafond enfumé. A peine hors de la maison, Marianne serra son châle autour d’elle et se mit à courir pour traverser la place. La nuit était complète maintenant et les quelques lanternes disséminées ici ou là permettaient tout juste d’apercevoir la masse claire de la vieille basilique.

Un vent léger s’était levé, chargé de toutes les senteurs de la campagne et Marianne s’arrêta un instant au centre de la place pour en respirer le parfum. Au-dessus de sa tête le ciel, lavé par les pluies récentes, étalait sa voûte bleu sombre où des milliers d’étoiles scintillaient doucement. Quelque part, dans la nuit, un homme chantait en s’accompagnant à la guitare mais, par les portes ouvertes de l’église, les sons graves d’un cantique venaient jusqu’à la jeune femme. La chanson que chantait l’homme était une chanson d’amour, le cantique proclamait la gloire de Dieu et les joies amères du renoncement et de l’humilité. L’une appelait au bonheur, l’autre à l’austère obéissance et Marianne pour la dernière fois hésita. Une brève, une toute légère hésitation, car le choix n’était plus possible pour elle entre l’amour et le devoir. Son amour, à elle, ne l’appelait pas, ne la cherchait pas. Au milieu d’un peuple en fête, il roulait sur les routes des Pays-Bas, souriant à sa jeune femme, insoucieux de celle qu’il avait laissée derrière lui et qui, maintenant, au prix de sa honte et de son déchirement, s’en allait vers un inconnu pour qu’il assure à son enfant le droit de vivre la tête haute.

Avec décision, elle tourna le dos à la chanson, regarda l’église. Comme elle semblait redoutable, dans cette obscurité, avec sa silhouette trapue et cette haute tour dressée vers le ciel comme un cri d’appel !... Son appel, à elle. Dieu ne l’avait pas entendu puisque l’ami dont elle avait réclamé le secours n’était pas venu, ne viendrait pas. Lui aussi était loin d’elle, lui aussi peut-être l’avait oubliée... Une émotion serra la gorge de Marianne, vite changée en un sursaut de colère.

— Sotte que tu es ! gronda-t-elle entre ses dents. Quand donc cesseras-tu de t’attendrir sur ton sort ? Il est ce que tu l’as fait, ce que tu as voulu qu’il soit ! Et, toujours, tu as su qu’il te faudrait payer ton bonheur, même s’il t’a paru trop court ! Alors paie, maintenant, et sans récriminer. Celui qui t’attend ici t’aime depuis toujours. Il ne peut vouloir que ton bonheur... ou tout au moins ta paix intérieure. Essaie donc de lui faire confiance comme tu le faisais jadis.

Avec décision, Marianne se dirigea vers le triple porche, gravit les quelques marches et poussa la porte de gauche. Mais son sentiment d’inquiétude ne s’était pas dissipé. Malgré tout, elle ne pouvait se défendre d’éprouver envers son parrain une méfiance qui lui faisait mal et qu’elle se reprochait. Elle aurait tant Voulu retrouver l’aveugle confiance de ses jeunes années !... Mais ce mariage invraisemblable ! Cette soumission de tout l’être qu’il impliquait !