La dernière nuit, on avait dormi tout juste quatre heures dans une mauvaise auberge cachée dans un repli de l’Apennin et, pour Marianne, ce sommeil n’avait été qu’une suite rapide de cauchemars et de réveils fiévreux qui l’avaient laissée si lasse que, avant même le chant du coq, elle s’était jetée à bas de la mauvaise paillasse qu’on lui avait allouée et avait crié d’atteler. Et l’aube de ce jour qui devait être le dernier du voyage avait trouvé la berline et son contenu dévalant vers la mer à folle allure. On était le 15 mai, le dernier jour, mais Lucques n’était plus loin.

— Treize lieues à peu près, avait dit l’aubergiste de Carrare.

Maintenant, la voiture roulait sur une route plate et sablonneuse, presque aussi douce qu’une allée de parc et qui longeait la mer. Seules quelques vieilles dalles affleurant ici et là rappelaient qu’il s’agissait de l’ancienne voie Aurélia, construite par les Romains. Marianne ferma les yeux et laissa aller sa joue contre le drap des coussins. Auprès d’elle, Agathe dormait comme une bête harassée, repliée sur elle-même, son bonnet retombant sur son nez. Marianne aurait bien voulu en faire autant mais, malgré la fatigue qui l’accablait, ses nerfs tendus lui refusaient le repos. En dépit du soleil revenu, le paysage de dunes et de roseaux, piqué de loin en loin d’un large pin maritime noir sur le ciel de nouveau floconneux, ajoutait à sa tristesse. Incapable de garder les yeux clos, elle suivit sur la mer le bondissement d’une tartane qui, sous sa voile triangulaire, fuyait vers le large. Le petit bateau semblait si léger, si heureux d’être libre ! « S’en aller avec lui », songea Marianne avec une douloureuse envie, « fuir dans le vent, droit devant soi en oubliant tout le reste, ce serait si bon !... »

Elle comprenait d’un seul coup ce que pouvait représenter la mer pour un homme comme Jason Beaufort et pourquoi il lui demeurait si passionnément fidèle. C’était elle, sans doute, qui s’était mise entre eux, qui l’avait empêché de venir vers Marianne quand elle avait tellement besoin de lui... Car, maintenant, elle en était sûre : Jason ne viendrait pas... Il était peut-être à l’autre bout du inonde... il avait peut-être rejoint son lointain pays, mais, quoi qu’il en soit, le cri d’appel de Marianne s’était perdu dans le vent et, s’il parvenait jamais jusqu’à lui, ce serait trop tard, beaucoup trop tard.

Une idée folle lui vint alors, née d’une subite panique et parce que, sur une mauvaise planche de bois plantée sur un poteau, elle avait lu qu’il n’y avait plus que huit lieues avant Lucques. Pourquoi ne pas fuir, elle aussi, sur la mer ? Il devait y avoir, non loin de là, des bateaux, un port ? Elle pourrait s’embarquer, chercher elle-même cet homme qui, peut-être parce qu’elle n’avait pu l’atteindre, lui était tout à coup devenu étrangement cher, presque indispensable comme le symbole même de sa liberté menacée. Par trois fois, il lui avait proposé à l’emmener, par trois fois elle avait refusé dans sa poursuite aveugle d’un amour chimérique... Avait-elle été assez sotte !...

Mue par cette impulsion, elle appela Gracchus qui, infatigable et sans problèmes, sifflait tranquillement le dernier succès de Désaugiers.

« Bon voyage, Monsieur Dumollet,

A Saint-Malo débarquez sans naufrage... »

avec un à propos dont il n’avait aucunement conscience.

— Sais-tu s’il y a un port dans cette direction ? demanda-t-elle, un port de quelque importance ?

Sous son chapeau poussiéreux, Gracchus ouvrit de grands yeux.

— Oui. La fille de l’auberge m’en a parlé. C’est Livourne mais, à ce qu’elle m’a dit, il ne fait guère bon y aller en ce moment. Il paraît que depuis un mois les douaniers mettent sous séquestre tous les bâtiments à pavillon ottoman et leurs cargaisons et, comme presque tout le commerce de ce port se fait sous ce pavillon, vous imaginez ce que cela peut donner. On fouille tous les bateaux et paraît que ça va plutôt mal... Mais est-ce que nous n’allons plus à Lucques ?

Marianne ne répondit pas. Son regard avait rejoint la petite tartane qui semblait maintenant voguer dans une coulée d’or vers le soleil couchant. Gracchus retint ses chevaux.

— Oh ! Oh !... cria-t-il et la voiture s’arrêta.

Agathe ouvrit des yeux gros de sommeil. Marianne tressaillit.

— Pourquoi t’arrêtes-tu ?

— C’est que... si nous n’allons plus à Lucques, faudrait le dire tout de suite parce que voilà la route qui y mène, là sur notre gauche. Pour Livourne, c’est tout droit.

C’était vrai. Sur la gauche, un chemin s’en allait vers des collines piquées de cyprès où fleurissaient, çà et là, les murs roux d’une petite ferme ou le campanile rose d’une église. Là-bas, la tartane avait disparu, absorbée par le soleil rouge. Marianne ferma les yeux et contracta sa gorge pour retenir un sanglot nerveux. Ce n’était pas possible. Elle ne pouvait pas renier la parole qu’elle avait donnée. Et puis, il y avait l’enfant... A cause de lui toute aventure était impossible. Sa mère n’avait pas le droit de mettre en danger, sur les flots, cette vie fragile à laquelle désormais il lui fallait tout sacrifier, même ses répugnances, même ses plus légitimes aspirations.

— Vous êtes souffrante ? demanda Agathe inquiète de la voir pâlir. C’est ce terrible voyage.

— Non... ce n’est rien ! Continue, Gracchus ! Nous allons bien à Lucques.

Le fouet claqua, les chevaux s’élancèrent. Résolument la berline tourna le dos à la mer et prit la direction des collines.

Quand on arriva en vue de Lucques, le crépuscule était tombé, mauve et transparent, et le cœur de Marianne s’était apaisé. Depuis que l’on avait quitté la via Aurélia, on avait franchi une belle rivière, le Serchio, sur un noble pont romain, et l’on avait roulé, à travers une plaine calme et fertile vers un cercle de montagnes au creux duquel, comme au fond d’un tonneau, Ta ville, soudain, avait surgi rose et attirante, serrée dans ses murailles dont les rudes bastions s’adoucissaient d’arbres et de verdure, Lucques paraissait s’envoler dans le jaillissement aérien de ses campaniles romans et de ses tours, chevelues de végétation, vers de douces montagnes au sommet desquelles s’attardait un dernier reflet lumineux.

— Nous sommes arrivés, soupira Marianne. Tu n’auras qu’à demander le Duomo, Gracchus. C’est la cathédrale. L’auberge où nous allons doit être sur la place.

Les formalités auprès d’un corps de garde bon enfant et lymphatique furent rapides. Les papiers des voyageurs étaient d’ailleurs parfaitement en règle.

Avec un grondement de tonnerre, la berline s’engouffra sous la voûte du rempart tandis que, de tous les clochers, les notes frêles de l’Angélus s’envolaient vers la campagne. Des bandes d’enfants s’élancèrent en criant sur la trace de la voiture, cherchant à s’accrocher aux ressorts.

Le soir tombant allumait des lanternes ici et là au long de l’étroite rue bordée de hautes maisons médiévales dans laquelle s’engagea la voiture. Comme à la fin de chaque journée, quand il ne pleut pas, en Italie, toute la ville ou presque était dehors et la voiture dut aller au pas. Des hommes, surtout, passaient par groupes, se tenant par le bras et allant en direction des places. Quelques femmes aussi, vêtues de sombre pour la plupart mais enveloppées, de la tête aux genoux, dans de grands châles de dentelle blanche. On parlait haut, on s’interpelait, parfois fusait l’écho d’une chanson, mais Marianne remarqua de nombreux soldats et en conclut, avec ennui, que peut-être la Grande-Duchesse Elisa avait gagné sa résidence d’été lucquoise, cette fastueuse villa de Marlia dont lui avait parlé Arcadius. Si la nouvelle de la pseudo-cure entreprise par la cantatrice Maria-Stella venait jusqu’à elle, Marianne pouvait se trouver en butte à une gênante invitation, contraire non seulement aux recommandations de son parrain, mais encore à son propre désir. C’était à Lucques, en effet, que devait s’achever la carrière de l’éphémère Maria-Stella. Il ne pouvait plus être question, pour elle, de remonter sur une scène, l’identité nouvelle qui allait lui être imposée s’y opposant certainement. D’ailleurs, Marianne s’avouait que ce serait sans regret qu’elle abandonnerait le théâtre pour lequel, décidément, elle ne se sentait pas faite. Sa dernière expérience publique, aux Tuileries, lui avait été trop cruelle. Donc, il valait mieux éviter autant que faire se pourrait la sœur de Napoléon...

Toujours entourée de gosses braillards, la voiture poursuivit sa route, prit le trot en traversant une grande et belle place plantée d’arbres où se dressait une statue de l’Empereur, en coupa une autre plus petite qui faisait suite et déboucha finalement en face d’une admirable église romane dont la façade, aérienne avec sa triple rangée de légères colonnettes, tempérait l’arrogance d’un puissant campanile crénelé.

— Voilà votre cathédrale, commenta Gracchus. Et je voudrais bien savoir pourquoi ils appellent ça le dôme ? Il n’y a pas de dôme là-dessus.

— Je t’expliquerai plus tard. Cherche l’auberge.

— Pas difficile à trouver. La voilà, pardi ! On ne voit qu’elle !

Tourné l’angle d’un charmant palais de la Renaissance, dont les portes à bossages encadraient un jardin luxuriant, l’auberge del Duomo étalait ses fenêtres sévèrement grillées mais bien éclairées de l’intérieur et son large porche cintré au-dessus duquel s’étalait son enseigne et s’accrochait un chèvrefeuille.

— On dirait qu’il y a du monde ! murmura Marianne.

En effet, des chevaux de selle attendaient à la porte aux mains de quelques soldats.

— Doit y avoir un régiment de passage, grogna Gracchus. Qu’est-ce qu’on fait ?

— Que veux-tu que nous fassions ? fit Marianne impatientée. Entre ! Nous n’allons pas passer la nuit dans la voiture sous prétexte qu’il y a du monde à l’auberge. On doit avoir retenu pour nous.