— Non, coupa Marianne, je préfère que vous demeuriez ici.
Arcadius eut un haut-le-corps et fronça les sourcils.
— Ici ? Pourquoi ? A cause de cette promesse faite à votre parrain ?... Vous craignez...
— Pas du tout. Mais je voudrais que vous restiez pour attendre Jason autant que faire se pourra. Il peut arriver après mon départ, puisqu’il ignore ce que j’attends de lui... et, s’il n’y a personne pour le recevoir, il ne pourra pas tenter de me rejoindre. Il est, lui, un homme vigoureux, un marin et j’en jurerais un excellent cavalier. Peut-être... ajouta-t-elle en rougissant à son tour... qu’en ma faveur il pourrait essayer de renouveler l’exploit de Moustache... ou quelque chose d’approchant...
— ... et relier Paris à Lucques en une semaine ? Je crois qu’en effet, pour vous, il en serait capable. Je resterai donc... vous ne pouvez cependant partir seule. Cette longue route...
— J’ai déjà fait de longues routes seule, Arcadius ! J’emmènerai Agathe, ma femme de chambre et, avec Gracchus-Hannibal sur le siège, je n’aurai pas grand-chose à craindre.
— Voulez-vous que j’aille chercher Adélaïde ?
Marianne hésita.
— Je n’en ai pas de nouvelles, commença-t-elle.
— Moi, j’en ai. Je suis allé la voir plusieurs fois. Bien sûr, elle ne manifeste aucune envie de rentrer. Sans vouloir vous affliger, je crois bien qu’elle est folle. Ma parole, elle est amoureuse de ce Bobèche !
— Alors, laissez-la. Je peux très bien me passer d’elle. J’avais pensé un instant emmener Fortunée, mais elle aime trop les romans. Cette aventure la séduirait trop pour qu’elle résiste au désir d’en parler. Pour tout le monde, je vais aux eaux de Lucques... et vous voudrez bien, mon cher ami, vous charger de mes passeports.
Arcadius fit signe que oui, mais ne répondit pas. Lentement il alla jusqu’à la fenêtre, souleva le rideau et regarda au-dehors. La nuit enveloppait doucement le petit jardin. Le sourire de l’Amour, dans le bassin de pierre, s’effaçait un peu et, devenant vague, se chargeait de mystère. Jolival poussa un soupir.
— Si votre parrain n’était pas au bout de ce chemin, je ne vous laisserais pas le prendre, Marianne. Avez-vous pensé à ce que dira l’Empereur ? N’eût-il pas été plus naturel d’aller d’abord vers lui, puisqu’il est le premier intéressé ?
— Que ferait-il d’autre ? fit la jeune femme un peu sèchement. Il m’offrirait un époux de son choix... et j’en souffrirais affreusement. Je ne veux pas être donnée par lui à un autre. Je préfère de beaucoup affronter sa colère. Elle me fera moins de mal.
Arcadius de Jolival n’insista pas. Il laissa retomber le rideau, revint vers Marianne. Un instant, ils demeurèrent face à face, se regardant sans rien dire, mais un monde d’affection et de compréhension s’exprimait dans leurs yeux. Marianne comprit que l’appréhension qui s’était levée en elle devant l’étrange perspective ouverte par le cardinal de Chazay passait maintenant dans l’esprit d’Arcadius et que le temps de son absence serait pour lui une longue pénitence. Il l’exprima, d’ailleurs, d’une voix qui s’étouffait.
— J’espère de tout mon cœur... oui, j’espère que Jason Beaufort arrivera à temps ! A peine sera-t-il ici qu’il devra repartir et, cette fois, je l’accompagnerai. Mais, en attendant, moi, qui ne crois pas en grand-chose, je prierai, Marianne, je prierai de tout mon cœur pour qu’il vienne... pour que...
Incapable de maîtriser plus longtemps son émotion, Arcadius de Jolival éclata en sanglots et sortit en courant...
LE CAVALIER MASQUÉ
9
LE TOMBEAU D’ILARIA
La pluie, qui avait duré toute la nuit et une partie de la matinée, cessa brusquement comme la voiture quittait Carrare où l’on avait relayé. Le soleil creva d’un seul coup les nuages, les repoussa vers la montagne, étendant à la place la grande toile azurée du ciel. Les blanches montagnes de marbre, si ternes l’instant précédent, se mirent à briller, éclatantes, semblables à des glaciers taillés par la hache d’un géant, chacune de leurs arêtes renvoyant la lumière en flèches aveuglantes. Mais Marianne, exténuée, ne leur accorda même pas un regard. Du marbre, il y en avait partout à Carrare, en blocs bruts, en cubes taillés, en stèles, en poussière blanche sur toutes choses, jusque sur les nappes de l’auberge où l’on avait pris un rapide repas.
— Nous fournissons toutes les cours d’Europe et même le monde entier. Notre grande-duchesse en envoie vers la France de pleines cargaisons. Pas une statue de l’Empereur Napoléon qui ne vienne d’ici ! avait affirmé l’aubergiste avec un naïf orgueil mais sans arracher à la jeune femme autre chose qu’un sourire figé.
Outre qu’elle faisait pleine confiance à Elisa Bonaparte pour étouffer sa remuante famille sous les tonnes de marbre dont elle tirerait ses bustes, ses stèles, ses bas-reliefs et ses statues, Marianne n’avait aucune envie, aujourd’hui, d’entendre parler du plus petit Bonaparte... et de Napoléon encore moins !
Partout, sur la longue route qu’elle avait parcourue, elle avait rencontré des villages en fête, des villages pavoisées depuis un bon mois en l’honneur du mariage impérial. C’était une suite ininterrompue de bals, de concerts, de réjouissances de toute sorte qui laissaient supposer que les fidèles sujets de Sa Majesté l’Empereur et Roi n’en finiraient jamais de célébrer une union que Marianne, pour sa part, en était arrivée à considérer comme une injure personnelle. On avait roulé pratiquement entre une double haie de drapeaux plus ou moins frais, de fleurs fanées, de bouteilles vides et d’arcs de triomphe fléchissants qui lui avaient laissé une impression déprimante. Cet envers du décor, cette dérision convenaient trop bien à ce voyage étrange au bout duquel attendaient un inconnu et un mariage qui ne pouvait lui inspirer que répugnance.
Le trajet avait été terrible. Espérant toujours voir arriver Jason, Marianne, au départ, avait réduit autant qu’il avait été possible le temps nécessaire au parcours, malgré les remontrances d’Arcadius inquiet. Elle ne pouvait se résigner à quitter Paris et c’est seulement le 3 mai à l’aube qu’elle avait enfin consenti à monter en voiture. Encore avait-elle eu la sensation pénible, quand les quatre vigoureux chevaux de poste avaient arraché la berline au pavé de la rue de Lille, quand avaient disparu le visage soucieux d’Arcadius et la main qu’il agitait machinalement, de laisser chez elle une partie d’elle-même. C’était un peu la même chose que lorsqu’elle avait quitté Selton et le tombeau palladien d’Ellis. Cette fois encore elle s’en allait vers une aventure qu’elle ne pouvait s’empêcher de trouver menaçante.
Pour ne pas risquer d’être en retard au rendez-vous du destin et pour rattraper le temps perdu, elle avait exigé des marches forcées. Durant trois jours, jusqu’à ce que l’on eût atteint Lyon, elle avait refusé de s’arrêter pour autre chose que les relais de chevaux et de hâtifs repas dans les auberges, payant les postillons double et triple les guides pour les inciter à gagner du temps. Malgré les mauvaises routes, défoncées ou détrempées, on allait à un train d’enfer, ce qui n’empêchait cependant pas Marianne de se pencher fréquemment à la portière pour regarder derrière elle. Mais, si parfois un cavalier apparaissait à l’horizon, ce n’était jamais celui qu’elle espérait.
Après quelques heures de repos à Lyon, la voiture s’était dirigée vers la montagne et l’allure avait dû se ralentir. La nouvelle route du Mont-Cenis, que Napoléon avait fait tracer depuis sept ans et qu’Arcadius lui avait conseillé d’emprunter, bien qu’elle fût tout juste terminée, raccourcissait beaucoup le trajet mais n’en avait pas moins été plutôt rude pour Marianne, Agathe et Gracchus qui avaient dû gravir à pied une bonne partie du col, tandis que des mulets hissaient la voiture. Pourtant, grâce peut-être à l’accueil réconfortant des moines de l’hospice, grâce surtout à la splendeur du grandiose paysage de montagnes, le premier qu’elle eût jamais contemplé de sa vie, Marianne connut là un instant de rémission. Griserie peut-être aussi de savoir que sa voiture était sans doute la deuxième ou la troisième à emprunter cette route, sinon la première, mais elle n’avait pas senti la fatigue et, oubliant que le temps la pressait, elle était demeurée un long moment assise au bord du lac bleu du sommet, avec l’envie étrange de rester là pour toujours, à respirer cet air si pur, à regarder passer, sur la neigeuse majesté des sommets, le vol noir et lent des choucas. Le temps, ici, s’arrêtait. Il devait y être facile d’oublier le monde, ses replis tortueux, ses roueries, son vacarme, ses fureurs et ses amours impossibles. Ici, pas de banderoles fanées, pas de vers de mirliton, pas de fleurs piétinées détruisant l’harmonie d’une campagne, mais seulement, au creux d’un rocher, l’étoile bleue d’une gentiane, la dentelle argentée d’un lichen. Il n’était jusqu’à la silhouette presque militaire de l’hospice, agrandi lui aussi par l’Empereur – tout dans ce pays de France ne portait-il pas sa marque ? –, qui n’en prît une noblesse et une étrange spiritualité, comme si les murs austères de cette étape du ciel irradiaient la prière et la charité qui les habitaient. Dieu, qu’en bas chacun tentait d’accommoder selon ses convenances, reprenait ici sa redoutable grandeur... Et il avait fallu qu’un moine vînt, doucement, frapper sur l’épaule de Marianne pour lui rappeler qu’un peu plus loin l’attendaient une femme de chambre, recrue de fatigue, un cocher à moitié gelé et une berline prête à redescendre, pour qu’elle consentît à reprendre la route vers Suse.
Et le rythme infernal avait recommencé. On avait traversé Turin sans un regard, Gênes sans rien en voir. Ni le soleil, ni les fleurs débordant de tous les jardins, ni la mer indigo n’avaient réussi à tirer Marianne de l’humeur noire où elle s’enfonçait à chaque tour de roue de sa voiture. Une rage la possédait qui la forçait d’aller plus vite, toujours plus vite, et qui arrachait parfois à Gracchus un regard inquiet. Jamais il n’avait vu sa maîtresse à la fois si nerveuse et si froide, si tendue et si facilement irritable. Le pauvre garçon ne pouvait deviner que peu à peu, à mesure que se rapprochait le but final, la déception et le dégoût d’elle-même se glissaient dans l’âme malade de sa maîtresse. Jusqu’à ce moment, contre vents et marées, elle avait espéré voir arriver Jason qu’elle s’était habituée à considérer comme son obligatoire sauveur. Désormais, elle n’espérait plus.
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