Puis, changeant de ton, il reprocha :

— Dites, Mademoiselle Marianne, vous auriez pu me le dire tout de suite que c’était à m’sieur Beaufort que vous écriviez, ça m’aurait évité du chemin inutile. J’y serais allé tout droit à Bayonne !

— Comment cela ? fit Marianne avec étonnement.

Gracchus rougit. Sa bonne figure qu’une longue chevauchée avait déjà bronzée vira au rouge brique. Il détourna les yeux et haussa les épaules, gêné tout autant par le regard fixe de Marianne que par son provisoire costume romain.

— Faut vous dire, commença-t-il péniblement, que m’sieur Beaufort et moi on est toujours restés en correspondance... oui, ça peut vous étonner, mais il faut comprendre. Le jour où il est parti, après l’histoire des carrières de Chaillot, il m’a fait venir à son hôtel. Il m’a donné... une jolie petite somme d’argent et puis il m’a dit : « Gracchus, il faut que je parte et j’ai bien peur que ce départ ne fasse pas beaucoup de peine à Mlle Marianne. Elle m’oubliera vite, mais moi je ne serai tranquille que lorsque je la saurai heureuse... définitivement. Alors, si tu veux bien, je te ferai savoir quand je viendrai en France et toi tu me mettras un bout de lettre, dans les endroits que je te dirai, pour que je sache si tout va bien, si elle n’a pas d’ennuis, si... »

— Oh ! coupa Marianne avec indignation. Ainsi, tu lui servais d’espion et, en plus, il t’avait payé pour cette besogne !

— Non ! s’indigna le jeune garçon en récupérant autant de dignité que le permettait sa tenue. Faut pas confondre ! L’argent c’était pour me remercier de ce que j’avais fait à Chaillot. Quant au reste... tiens, si vous voulez le savoir, les fleurs, le soir du théâtre Feydeau, c’était moi qui les avais achetées et déposées sur son ordre avec la carte !

Le bouquet de camélias ! C’était donc ainsi qu’il était venu dans sa loge ? Marianne se souvenait de l’émotion qui s’était emparée d’elle en le découvrant sur sa table de toilette, de sa joie aussi, puis de sa déception en s’apercevant que Jason n’était pas dans la salle. Au lieu de l’ami qu’elle cherchait, elle avait aperçu Francis...

En retrouvant l’émotion violente qu’elle avait éprouvée à cette minute, Marianne oublia son indignation passagère. Après tout, c’était plutôt touchant ce complot des deux hommes, cette sollicitude de Jason, cette fidélité de Gracchus à son compagnon de combat d’une nuit... Et puis c’était du meilleur augure pour ce qu’elle espérait de l’Américain !

— Ainsi, fit-elle avec un demi-sourire, tu avais de ses nouvelles. Mais où les recevais-tu ?

— Chez ma grand-mère, avoua Gracchus en rougissant plus fort encore que la première fois, la blanchisseuse de la route de la Révolte.

— Mais alors, reprit Marianne, si tu savais qu’il devait passer à Bayonne pourquoi n’y es-tu pas allé directement ? Tu n’avais pas deviné qu’il s’agissait de lui quand je t’ai envoyé chez M. Patterson ?

— Mademoiselle Marianne, répondit gravement le jeune homme, quand vous me donnez un ordre, je ne le discute jamais. C’est un principe. Je le pensais bien un peu, mais puisque vous n’aviez pas jugé bon de me le dire tout de suite, c’est que vous aviez vos raisons.

Il n’y avait rien à redire à cette preuve de discrétion et d’obéissance. Marianne s’inclina.

— Je te demande pardon, Gracchus, j’avais tort et toi tu avais raison. Tu es un fidèle ami. Maintenant, dis-moi vite ce qu’a dit M. Beaufort quand tu lui as remis ma lettre ?

Sans plus de façon, elle s’installa sur le pied du lit avec la joie impatiente d’une enfant. Mais Gracchus secoua la tête.

— Je ne l’ai pas trouvé, Mademoiselle Marianne. Quand je suis arrivé, la « Sorcière de la mer » était partie depuis douze heures sans indiquer sa nouvelle destination. Tout ce que l’on a pu me dire, c’est qu’elle avait mis cap au nord.

Toute la joie de l’instant précédent s’évanouit en Marianne, pour laisser l’angoisse reprendre la place un court moment abandonnée.

— Qu’as-tu fait, alors ? demanda-t-elle la gorge sèche.

— Que pouvais-je faire ? Je suis revenu à Nantes à toute vitesse, pensant que peut-être M. Jason y aborderait. J’ai remis la lettre à M. Patterson et j’ai attendu. Mais nous n’avons rien vu venir.

Marianne baissa la tête, envahie soudain d’une peine amère qu’elle n’avait pas la force de dissimuler.

— Allons, murmura-t-elle, c’est fini. Il n’aura pas ma lettre.

— Et pourquoi donc pas ? protesta Gracchus qui, désolé de voir une larme glisser sur la joue de Marianne, faillit bien en lâcher sa courtepointe. Il l’aura toujours plus vite que s’il était en Amérique ! M’sieur Patterson a dit que c’était bien rare s’il doublait les parages de Nantes sans s’y arrêter. Il dit aussi que la « Sorcière de la mer » devait avoir à faire d’urgence ailleurs, mais qu’elle ne tarderait sans doute pas à venir à Nantes. J’aurais bien attendu un peu plus, mais j’avais peur à la fin que vous vous tourmentiez. J’avais raison, ajouta-t-il logique, puisque vous m’avez cru mort... Et, de toute façon, poursuivit-il avec une force accrue pour tenter de faire passer en Marianne sa confiance, le consul m’a promis qu’il donnerait consigne à tous les capitaines de navires en partance d’avertir la « Sorcière » au cas où ils la rencontreraient, qu’une lettre urgente l’attend à Nantes. Alors, vous voyez !

— Tu es un brave garçon, Gracchus, soupira Marianne un peu réconfortée en se levant, et je te récompenserai comme tu le mérites.

— Pas la peine ! Vous êtes contente ? C’est bien vrai ?

— Bien vrai. Tu as fait tout ce qu’il était possible de faire. Le reste ne nous appartient plus... Repose-toi maintenant, je n’aurai pas besoin de toi ce soir.

— Au fait, demanda Gracchus soupçonneux, comment est-ce que vous avez fait, sans moi, tous ces jours passés ? Vous m’avez remplacé ?

Marianne haussa les épaules et sourit.

— C’est bien plus simple que ça, mon garçon. Je ne suis pas sortie, voilà tout ! Tu sais bien que tu es irremplaçable...

Et, laissant le fidèle Gracchus tout rasséréné par cette assurance, Marianne rentra chez elle. Ce fut pour y trouver un Jérémie plus lugubre que jamais. La mine longue, il l’attendait au pied de l’escalier, dans une attitude si accablée que l’on pouvait supposer toutes les catastrophes. Marianne savait bien qu’il n’en était rien et, en général, elle s’amusait de cette étrange propension qu’avait son majordome à prendre une figure sinistre pour annoncer les choses les plus anodines : la visite de quelque ami ou le menu préparé par la cuisinière, mais ce soir elle avait les nerfs à fleur de peau et la figure de Jérémie l’exaspéra.

— Qu’y a-t-il encore ? s’écria-t-elle. L’un des chevaux a-t-il perdu un fer ou bien Victoire a-t-elle préparé une tarte aux pommes pour le souper ?

Du coup, l’air accablé du majordome tourna à la consternation offensée.

D’un pas solennel, il se dirigea vers une console, y prit une lettre qui attendait sur un plateau d’argent et vint offrir le tout à sa maîtresse.

— Si Mademoiselle n’était pas partie aussi vite, soupira-t-il, j’aurais eu le loisir de remettre à Mademoiselle cette lettre urgente qu’un messager couvert de poussière m’a remise un peu avant le retour de notre cocher.

— Une lettre ?

C’était un pli étroit, cacheté de cire rouge et qui avait dû fournir une longue route car son papier épais était un peu froissé et sali, mais à son contact les doigts de Marianne se mirent à trembler. Le cachet n’avait d’autre signe distinctif qu’une croix, mais elle avait immédiatement reconnu l’écriture de son parrain. Cette lettre, c’était sa sentence à elle, une sentence de vie, plus cruelle peut-être qu’une sentence de mort.

Très lentement, Marianne monta l’escalier sans ouvrir la lettre. Elle avait toujours su qu’un jour elle arriverait, cette missive, mais elle avait tant espéré qu’elle pourrait lui donner sa propre réponse ! Et maintenant, elle retarderait autant qu’il était possible le moment de la décacheter, le moment où ses yeux prendraient possession du texte parce que, bien certainement, il aurait l’apparence implacable d’un arrêt du destin.

Parvenue dans sa chambre, elle y trouva Agathe, sa femme de chambre, qui rangeait du linge dans une commode et voulut la renvoyer.

— Mademoiselle est bien pâle ! remarqua la jeune fille en jetant un regard inquiet au visage décoloré de sa maîtresse. Il vaudrait mieux qu’elle me laisse d’abord la déshabiller, lui ôter ses chaussures. Elle se sentirait mieux. Ensuite, j’irai lui chercher quelque chose de chaud.

Marianne hésita puis, posant la lettre sur son secrétaire, poussa un soupir.

— Vous avez raison, Agathe. Merci. Je serai mieux, en effet.

C’étaient encore quelques secondes de gagnées, mais, tandis qu’Agathe lui ôtait ses vêtements de sortie et les remplaçait par une moelleuse robe d’intérieur en lainage vert amande garnie de rubans mordorés et par des pantoufles assorties, son regard demeura rivé à la lettre. Elle la reprit enfin, et, un peu honteuse de sa faiblesse puérile, alla s’étendre auprès du feu dans sa bergère préférée. Tandis qu’Agathe sortait sans bruit de sa chambre, emportant les vêtements qu’elle venait de quitter, Marianne d’un coup d’ongle décidé fit sauter le cachet rouge, déplia la lettre. Le texte était court et laconique. En quelques mots, le cardinal informait sa filleule qu’elle ait à se rendre, le 15 du mois suivant, à Lucques, en Toscane et de s’installer à l’auberge del Duomo. Il ajoutait :

« Aucune difficulté ne sera faite par la police pour délivrer un passeport si tu déclares vouloir prendre les eaux de Lucques pour ta santé. Depuis que Napoléon a fait de sa sœur Elisa une grande-duchesse de Toscane, il voit d’un bon œil que l’on se rende à Lucques. Sois exacte au rendez-vous. »