Marianne se mit à rire.
— Tu en aimes tellement, Fortunée ! Laisse-moi mon corsaire ! Il y en a tant qui te le feront oublier. Dupont, par exemple !
— Chaque chose en son temps ! Celui-là est exceptionnel et si tu ne me préviens pas immédiatement au moment où il fera son entrée dans ta noble demeure, je ne te parle plus de ma vie.
— C’est bien. Je te le promets.
Il était midi. Le petit canon préposé à l’office d’annoncer le milieu du jour venait de tonner avec un élégant panache de fumée blanche et un bruit modéré pour une bouche à feu. Marianne et son amie se dirigèrent vers la sortie des jardins pour regagner leur voiture, stationnée devant la Comédie-Française. Comme on atteignait les voûtes de l’ancien palais des ducs d’Orléans, Fortunée dit brusquement :
— Cette Bretonne me tourmente. Je n’ai pas aimé son dernier regard. Et, en ce moment, tu n’avais pas besoin d’un surcroît d’ennemis ! Il est vrai que celle-là n’a aucune chance de se voir ouvrir les portes de la prison, mais prends garde tout de même.
— Je ne la crains pas. Que pourrait-elle me faire ? Devais-je laisser enlever Surcouf ? Je me le serais reproché tout ma vie.
— Marianne, dit Fortunée soudain très grave, ne sous-estime jamais la haine d’une femme. Tôt ou tard, elle cherchera à te faire payer ce que tu viens de lui faire.
— Moi ? Et pourquoi pas toi ? Qui donc est allée chercher la police ? Et d’ailleurs, comment as-tu fait pour la découvrir si vite ?
Mme Hamelin haussa ses belles épaules et s’éventa d’un geste désinvolte, avec un pan de son écharpe.
— Il y a toujours une collection de policiers dans les lieux publics. Et avoue qu’il n’est pas difficile de les reconnaître, ne fût-ce qu’à leur très particulière élégance... Ceci dit, tu as eu parfaitement raison et au fond je t’admire. Tu es très brave.
Marianne ne répondit pas. Elle songeait à cette bizarre suite de coïncidences qui, depuis quelque temps, semblaient prendre à tâche de ramener devant elle tous ceux qui, en bien ou en mal, avaient joué un rôle dans sa vie depuis ce malheureux jour de son mariage. Etait-ce parce que cette vie devait maintenant prendre une toute nouvelle orientation ? Elle avait entendu dire qu’à la minute où la mort s’approche d’un être, celui-ci revoit, en quelques secondes, son existence tout entière. C’était un peu cela qui se produisait en elle. La vie de l’éphémère Lady Cranmere et celle de la chanteuse Maria-Stella venaient peut-être de reparaître à ses yeux, parce qu’elle allait s’évanouir, mais pour faire place à quoi ? Quel nom porterait demain Marianne d’Asselnat ? Mrs Beaufort... ou bien le nom d’un parfait inconnu ?
Bien que la visite des deux jeunes femmes au Palais-Royal ait été, en effet, des plus distrayantes, jamais Marianne n’avait vécu journée si longue. Elle éprouvait le désir, à la fois impérieux et enfantin, de rentrer chez elle avec l’impression que quelque chose l’y attendait, mais, craignant de s’attirer les moqueries de Fortunée, elle se contraignit à demeurer avec elle jusqu’au bout de son interminable suite de courses puisqu’elle n’avait pas le moindre prétexte valable pour rentrer plus tôt rue de Lille. Pour y retrouver quoi d’ailleurs ? Le vide, le silence, l’absence...
Fortunée était dans une de ses crises de prodigalité. Elle éprouvait toujours un plaisir puéril à dépenser de l’argent, mais parfois elle le gaspillait avec une sorte de rage. Ce jour-là, elle le jeta littéralement par les fenêtres, achetant plus de denrées qu’elle n’en avait besoin, empilant écharpes sur paires de gants, bottines sur chapeaux qu’elle eut soin de choisir tous plus extravagants les uns que les autres. Et comme Marianne s’en étonnait, demandant à son amie pourquoi elle renouvelait ainsi toute sa garde-robe, Mme Hamelin éclata de rire.
— Je t’ai dit qu’Ouvrard me paierait la jolie petite infamie qu’il t’a faite. Je commence ! J’ai l’intention... entre autres choses, de l’étouffer sous les factures.
— Et s’il ne payait pas ?
— Lui ? Il est bien trop vaniteux ! Il paiera, ma toute belle, et rubis sur l’ongle. Tiens, regarde cette ravissante capote avec ses plumes frisées ! Elle est exactement du même vert que tes yeux ! Ce serait dommage qu’elle allât à une autre ! Je te l’offre !
Et, malgré les protestations de Marianne, un joli carton rose contenant la capote verte alla rejoindre le tas déjà imposant de colis qui encombraient la voiture de la belle créole.
— Tu la porteras en pensant à moi ! dit-elle en riant. Cela te consolera des idées folles de ta cousine. A son âge ! Aller s’enticher d’un pitre ! Note qu’à mon sens elle n’a pas mauvais goût. Il est séduisant ce Bobèche... très séduisant même.
— Dans cinq minutes tu vas me demander d’aller assister à sa parade, s’écria Marianne. Non, Fortunée, tu es un amour mais tu vas mettre un comble à tes bienfaits en me ramenant chez moi.
— Tu en as déjà assez ? Moi qui voulais t’emmener prendre un chocolat chez Frascati.
— Une autre fois, si tu veux bien. Il y aura un monde fou et, hormis toi, je n’ai envie de voir personne.
— Toujours tes idées d’un autre âge ! maugréa Mme Hamelin. Toujours ton absurde fidélité à Sa Majesté corse qui, pendant que tu te morfonds, chasse, danse, joue et applaudit « Phèdre » en compagnie de sa rougissante moitié !
— Cela ne m’intéresse pas ! coupa Marianne sèchement.
— Ah non ? Et si je te disais que la chère Marie-Louise est déjà en train de se mettre à dos une grosse moitié des dames de sa cour et quelques hommes par-dessus le marché ? On la trouve gauche, raide, peu aimable ! Ah ! cela les change de la pauvre et adorable Joséphine qui savait recevoir avec tant de grâce ! Comment Napoléon peut-il y résister !
— Il doit la voir toujours avec l’aigle autrichien sur ses épaules et la couronne de Charlemagne sur la tête. C’est une Habsbourg ! Elle l’éblouit, fit machinalement Marianne qui n’aimait pas parler de Marie-Louise.
— Il est bien le seul ! Et cela m’étonnerait qu’elle éblouisse les bons peuples du Nord qui, dans une semaine, seront admis à l’honneur de l’admirer. La Cour quitte Compiègne le 27...
— Je sais, dit Marianne distraite, je sais.
Le 27 ? Où en serait-elle, pour sa part ? Le cardinal lui avait donné un mois pour se préparer au mariage qu’il lui aurait choisi. Le jour de leur entrevue avait été le 4 avril. En bonne logique, elle devait rejoindre son parrain vers le 4 mai. Et l’on était déjà le 19 avril ! Et Gracchus n’était pas revenu ! Et le temps fuyait avec une terrible rapidité.
Traduisant machinalement son malaise intime, elle répéta :
— Rentrons, je t’en prie.
— Comme tu voudras, soupira Fortunée. Au surplus, tu as peut-être raison. J’ai dépensé suffisamment pour aujourd’hui.
A mesure que l’on approchait de la rue de Lille, une hâte s’emparait de Marianne. Elle devint bientôt si intense que, à peine arrivée devant le portail de son hôtel, la jeune femme sauta dans la rue, sans attendre que la voiture eût pénétré dans la cour, sans même laisser au cocher le temps de descendre pour abaisser le marchepied.
— Ah ça ! fit Mme Hamelin stupéfaite. Tu es tellement pressée de me quitter ?
— Ce n’est pas toi que j’ai hâte de quitter, lui jeta Marianne, c’est ma maison que j’ai hâte de retrouver ! Je viens de me souvenir que j’ai quelque chose d’important à faire.
L’échappatoire n’était guère brillante, mais Fortunée eut le bon goût de s’en contenter. Avec un haussement d’épaules, un sourire et un geste d’adieu de la main, elle ordonna à son cocher de continuer et Marianne, avec un soulagement dont elle aurait été bien incapable d’expliquer la provenance, poussa la petite porte de côté et pénétra dans la cour.
La première chose qu’elle vit fut l’un des deux gardiens d’écurie, Guillaume, qui rentrait un cheval couvert de sueur. Du coup, le cœur de Marianne manqua un battement et elle sut que son instinct l’avait bien conseillée en la poussant à revenir. Ce cheval, c’était Samson. Donc Gracchus était rentré. Enfin !... Grimpant le perron deux marches à la fois, elle donna tout juste à Jérémie le temps de lui ouvrir la porte. Encore tomba-t-elle presque sur lui en se ruant dans le vestibule.
— Gracchus ? fit-elle haletante. Il est rentré ?
— Mais... oui, Mademoiselle ! Il y a dix minutes environ. Il a demandé à parler à Mademoiselle, mais je lui ai dit que Mademoiselle...
— Où est-il ? coupa Marianne impatientée.
— Dans sa chambre. Il se change, j’imagine. Est-ce que je dois le prévenir de...
— Inutile, j’y vais !
Sans faire attention à la mine scandalisée de son majordome, Marianne prit ses jupes à deux mains et se mit à courir vers les communs. Elle grimpa sans respirer l’escalier de bois qui menait chez Gracchus et, négligeant de frapper, entra tout droit. Elle eut à peine le temps d’apercevoir le jeune garçon, car, surpris dans un appareil assez sommaire, il se jeta derrière son lit avec un hurlement d’effroi, empoigna la courtepointe et s’en drapa de son mieux.
— Mademoiselle Marianne ! Seigneur, ce que vous m’avez fait peur ! Je suis confus.
— Laisse ta confusion ! coupa la jeune femme et réponds : Pourquoi as-tu mis si longtemps ? Voilà des jours et des jours que je me ronge d’inquiétude ! Je te croyais enlevé par des brigands, mort peut-être.
— Si j’ai failli être enlevé, grogna Gracchus, ce n’est pas par des brigands mais bien par les sergents recruteurs de Sa Majesté l’Empereur qui, à Bayonne, voulaient à toute force m’envoyer en Espagne rejoindre le roi Joseph.
— A Bayonne ? Mais je t’avais envoyé à Nantes, il me semble ?
— Aussi est-ce à Nantes que je suis allé d’abord, mais m’sieur Patterson m’a dit que m’sieur Beaufort devait toucher terre à Bayonne ces jours derniers avec une cargaison de denrées coloniales. Alors j’ai repris mon cheval, la lettre et j’ai couru.
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