La clientèle y était huppée. Fortunée désigna discrètement à son amie deux ou trois femmes de la haute société venues là pour passer commandes. L’une, courtaude, joviale et sympathique semblait avoir à ses pieds tout le personnel qu’elle traitait avec familiarité.

— Une excellente femme, cette maréchale Lefebvre, chuchota Mme Hamelin, mais pas duchesse de Dantzig pour un sou ! On dit qu’elle a été blanchisseuse et les distinguées pimbêches de la Cour la traitent de haut, mais elle ne s’en émeut guère. Si elle a, en effet, des mains de blanchisseuse, elle a, bien plus que les autres, un cœur de duchesse ! Je n’en dirais pas autant de celle-là, ajouta-t-elle en désignant discrètement une grande femme brune, un peu maigre mais pourvue de magnifiques yeux noirs, qui arborait une toilette un peu trop fastueuse pour le matin et donnait des ordres avec une hauteur qui frisait la vanité.

— Qui est-ce ? demanda Marianne qui avait déjà vu cette femme, mais avait oublié son nom.

— Eglé Ney. Elle est de bonne famille bourgeoise et fille d’une femme de chambre de Marie-Antoinette, mais le souvenir de son origine, le sentiment de sa grande fortune et du renom de son époux lui ont donné une sorte de snobisme royal regrettablement banlieusard. Vois le mal qu’elle se donne pour ne pas s’apercevoir de la présence de Mme Lefebvre ! Les hommes sont frères d’armes, les femmes se détestent. C’est une représentation assez fidèle de la cour des Tuileries.

Mais Marianne n’écoutait plus. Debout près de la vitrine, elle observait, depuis un instant, une silhouette de femme qui venait de sortir du café voisin et, arrêtée sur le seuil, semblait prendre le vent. Une silhouette qu’elle croyait bien reconnaître.

— Eh bien, s’étonna Fortunée, que regardes-tu là ? Je t’assure que ce café des Aveugles n’offre aucun intérêt pour toi. C’est un lieu assez mal famé où se mélangent des prostituées, des souteneurs, des mauvais garçons et quelques provinciaux que l’on y attire pour les plumer proprement.

— Ce n’est pas le café... c’est cette femme, avec son châle rouge et sa robe gris souris. Je suis certaine de la connaître ! Je... Oh !...

La femme au châle rouge avait tourné la tête et Marianne, plantant là son amie sans autre explication, se précipitait au-dehors poussée par une impulsion dont elle n’avait pas été la maîtresse. Cette fois, elle avait nettement reconnu la femme. C’était la Bretonne Gyven, la maîtresse de Morvan le Naufrageur qui, depuis la fameuse nuit de Malmaison, avait retrouvé sa place dans les prisons impériales.

Peut-être n’y avait-il pas tant à s’étonner de retrouver à Paris, vêtue comme une petite-bourgeoise modeste, la fille sauvage des rochers de Paganie. Après tout, si Morvan était à Paris, même en prison, pourquoi donc sa maîtresse n’y serait-elle pas, elle aussi ; mais une voix mystérieuse, dont elle eût été bien incapable de préciser la provenance, soufflait à Marianne que ce n’était pas uniquement pour se rapprocher de son amant captif que Gwen était à Paris. Il y avait autre chose... Mais quoi ?

Sans se presser, la Bretonne suivit la galerie de Beaujolais. Elle affectait un maintien modeste, presque timide, baissant la tête pour que son visage se trouvât autant que possible à l’abri des bords de sa capote grise, simplement ornée d’une coque de ruban rouge. Visiblement, elle ne voulait pas risquer d’être confondue avec les nombreuses filles de joie qui, toutes outrageusement fardées et abondamment décolletées, arpentaient les galeries du Palais-Royal. Marianne pensa qu’en dissimulant si soigneusement sa réelle beauté, Gwen ne voulait pas non plus courir le danger d’attirer l’attention d’un des nombreux oisifs qui erraient dans ce lieu voué au plaisir et de se faire accoster.

Pour ne pas risquer le même inconvénient, Marianne avait, d’ailleurs, vivement baissé devant son visage le grand voile vert amande qui drapait son propre chapeau. Cela lui permettait, de plus, de suivre la Bretonne sans être reconnue.

L’une derrière l’autre, les deux femmes parcoururent la galerie jusqu’à l’ancien théâtre de la Montansier. Là, Gwen prit à gauche, sous la voûte à colonnes qui menait à la rue de Beaujolais. Avant de s’engager dans la rue, néanmoins, Gwen s’était retournée une fois ou deux, ce qui avait immédiatement incité Marianne à la prudence. Elle s’était arrêtée à l’abri de l’une des imposantes colonnes de pierre, semblant s’intéresser à l’entrée du fameux restaurant Le Grand Véfour. Puis, prudemment, elle jeta un regard dans la rue.

Gwen était arrêtée, un peu plus loin, auprès d’une voiture noire qui stationnait, une voiture noire qui en rappela singulièrement une autre, toute semblable, à Marianne et réveilla de proches et peu agréables souvenirs. La Bretonne et le cocher, dont le visage était dissimulé par le collet relevé de son manteau, échangèrent quelques paroles sur le mode animé, puis la fille revint vers l’endroit où se tenait Marianne, mais celle-ci remarqua qu’elle jetait plusieurs coups d’œil à l’intérieur du célèbre restaurant que fermaient de larges vitres gravées. Elle avait l’air de s’intéresser à quelque chose ou à quelqu’un qui se trouvait au Grand Véfour.

L’impression de Marianne se confirma en voyant que Gwen demeurait sous la voûte et commençait à y faire les cent pas. Du coup la jeune femme recula jusque dans la galerie de Beaujolais, mais sans perdre de vue son ancienne ennemie, dont le comportement lui paraissait au moins étrange. Heureusement, il passait beaucoup de monde entrant ou sortant des fameux jardins et le manège des deux femmes passa à peu près inaperçu. A ce moment, d’ailleurs, Fortunée Hamelin rejoignit enfin son amie.

— Me diras-tu ce qui s’est passé ? demanda-telle. Tu as quitté la boutique de Corcellet comme si tu étais poursuivie.

— Je n’étais pas poursuivie, mais je souhaitais suivre quelqu’un. Faisons quelques pas, si tu le veux bien, ma chère Fortunée, afin que l’on ne nous remarque pas trop.

— Comme c’est aisé ! ironisa la créole. Malgré ton voile baissé, tu as une tournure qui attire l’œil, ma chère... et sans parler de la mienne dont je ne suis pas trop mécontente. Mais marchons, puisque tu le veux ! C’est toujours cette femme grise et rouge qui t’occupe ? Qui est-elle donc ?

En quelques mots, Marianne eut mit Fortunée au courant et la folle jeune femme convint alors qu’il y avait vraiment là matière à réflexion. Pourtant, elle objecta :

— Tu ne crois pas que cette femme cherche simplement... à gagner sa vie ? Elle est très jolie et il y en a, parmi les filles qui fréquentent ici, quelques-unes qui misent sur le genre respectable. D’après ce que tu m’en as dit, ce n’est pas une nature si farouche, du moins envers les hommes.

— C’est possible, mais je ne le crois pas. Sinon, pourquoi cette voiture qui attend dans la rue, pourquoi reste-t-elle devant ce restaurant, à aller et venir sans quitter la porte des yeux. Elle attend quelqu’un, cela est certain et moi je veux savoir qui !

— Il est évident, soupira Fortunée, que les relations de ce genre de femmes peuvent intéresser certaines personnes... entre autres notre ami Fouché. Après tout, voyons la suite ! Ce sera peut-être plein d’intérêt.

Bras dessus bras dessous, au pas lent de la flânerie, les deux femmes firent mine de se diriger vers le quinconce de tilleuls et de thuyas qui ornaient le centre du jardin, mais ne tardèrent pas à revenir vers leur point de départ. Elles semblaient tenir une conversation animée qui se perdait dans le brouhaha que les nombreux cafés, salles de billards, librairies et magasins de toutes sortes entretenaient jour et nuit au Palais-Royal. Elles ne perdaient pas de vue la Bretonne qui, sous la voûte, allait et venait elle aussi, lentement, de la rue au jardin. Soudain, Gwen se figea. Ses deux observatrices aussi. La porte du restaurant venait de s’ouvrir...

— Je sens qu’il va se passer quelque chose ! souffla Fortunée en serrant plus fort le bras de son amie.

En effet, un homme venait de sortir. De carrure solide, vêtu d’une redingote bleue à boutons dorés, coiffé d’un haut-de-forme gris crânement planté sur le côté, il s’arrêta au seuil, répondit d’un geste amical au profond salut du maître d’hôtel qui l’avait escorté jusque-là et alluma un long cigare. Mais Marianne, avec un battement de cœur, l’avait déjà reconnu.

— Surcouf ! souffla-t-elle. Le baron Surcouf !

— Le fameux corsaire ? fit Mme Hamelin très excitée. Ce bonhomme taillé comme un coffre de navire ?

— C’est bien lui et je sais maintenant qui guettait cette fille. Regarde !

En effet, Gwen avait discrètement quitté l’abri de sa colonne et d’un pas soudain alourdi, comme celui d’une femme recrue de fatigue, elle s’apprêtait à passer devant la porte du Grand Véfour.

— Que va-t-elle faire ? chuchota Fortunée. Chercher à l’aborder ?

— Rien de bon sûrement, répondit Marianne sourcils froncés. Morvan hait Surcouf plus encore que l’Empereur. Et je me demande... Viens, avançons, ajouta-t-elle.

Une crainte lui venait : que cette fille ne dissimulât une arme et ne s’en servît pour frapper. Mais non. Parvenue près du roi des corsaires qui, son cigare allumé, rangeait posément son briquet dans sa poche, elle s’arrêta, vacilla sur ses jambes en portant à sa tête une main tremblante et s’abattit sur le sol.

Voyant cette jeune femme s’évanouir devant lui,

Surcouf, bien entendu, se précipita pour lui porter secours et la prit dans ses bras pour la relever. Marianne, elle aussi, s’élança et parvint auprès du couple, juste à temps pour entendre la Bretonne murmurer d’une voix éteinte.

— Ce n’est rien... par grâce, monsieur, menez-moi à la voiture... qui m’attend ici près. On prendra... soin de moi.