Perdue dans cette songerie triste et, malheureusement, familière, Marianne ne s’était pas rendu compte que le silence était tombé entre elle et Fortunée ni de l’attention avec laquelle, maintenant, son amie la regardait. Mais tout à coup, Fortunée dit, très sérieusement :
— Tu as des ennuis, n’est-ce pas ? Ton mari ?
— Lui ? On l’a arrêté, fit Marianne avec un petit rire, mais il paraît qu’il s’est échappé trois jours après.
— Echappé ? D’où ?
— Mais... de Vincennes !
— De Vincennes ! s’écria Fortunée péremptoire, ce n’est pas possible ! On ne s’évade pas de Vincennes ! S’il s’en est échappé, c’est qu’on l’y a aidé. Et il faut être diablement puissant pour obtenir ce beau résultat. As-tu une idée ?
— Mais... non.
— Allons donc ! Non seulement tu as une idée, mais tu as la même que moi. Personne n’a rien su de cette évasion et je parierais que l’Empereur l’ignore... comme il doit d’ailleurs ignorer l’incarcération. Or, veux-tu me dire qui est assez fort pour faire filer de Vincennes un espion anglais sans que personne ne le sache et sans que les journaux n’en parlent ?
— Mais enfin, il y a les geôliers, le greffe...
— Veux-tu parier que, si nous allions à la prison, nous ne trouverions que de bonnes figures naïves et les plus convaincantes dénégations : personne ne saurait de quoi nous voulons parler. Non, selon moi, l’affaire est signée... mais ce que je ne comprends pas, c’est la raison pour laquelle Fouché a laissé filer un ennemi.
— Et encore, tu ne sais pas tout...
Rapidement, Marianne retraça pour son amie la scène qui s’était déroulée au Salon des Figures de Cire et rapporta les affreuses confidences de Black Fish. Fortunée l’écouta avec une expression significative et soupira enfin :
— C’est immonde ! La seule chose que j’espère, pour l’honneur de Fouché, c’est qu’il ignore tout ceci.
— Comment l’ignorerait-il ? Crois-tu que Black Fish le lui ait caché ?
— Il n’est pas certain qu’il ait pu voir le ministre après l’arrestation. Fouché pouvait être à Compiègne, ou sur sa terre de Ferrières. De plus, quand il a été informé de l’arrestation, il ne s’est certainement pas empressé de voir celui qui l’avait provoquée, d’entendre ses raisons... qui pouvaient être gênantes : la preuve ! C’est un renard subtil que notre ministre et si je dis qu’il ignore peut-être les exploits cynégétiques de ton... enfin de cet Anglais, c’est parce que c’est tout à fait possible et parce que cela lui ressemblerait assez. Mais je t’affirme que je le saurai.
— Comment feras-tu ?
— C’est mon affaire. De même que je saurai la raison de cette étrange indulgence envers un espion anglais.
— Arcadius prétend que Fouché a entrepris, sans l’aveu de l’Empereur, des négociations avec l’Angleterre, négociations qui passeraient par des banquiers : Labouchère, Baring... et Ouvrard !
Les yeux sombres de Mme Hamelin s’illuminèrent d’une joie maligne.
— Tiens tiens !... Cela expliquerait bien des choses, mon cœur. J’ai remarqué, en effet, qu’il se passait ces temps-ci de curieuses choses aux alentours de l’hôtel de Juigné, comme aux environs de la banque du cher Ouvrard. Si Jolival, qui est homme de grand jugement, a vu juste, il doit être question pour tous ces messieurs de très fortes sommes... en dehors du bien de la France qui est le cadet de leurs soucis ! Et comme je suis d’un naturel curieux, je vais tirer toute cette belle affaire au clair.
— Comment vas-tu faire ? demanda Marianne inquiète de voir son amie se lancer sur ce dangereux sentier de la guerre.
Fortunée se leva et alla déposer un baiser maternel sur le front de Marianne.
— Ne fatigue pas ta jolie tête avec ces tortueuses histoires et laisse-moi faire ! Je te promets que nous rirons bien et que ni Ouvrard ni Fouché ne l’emporteront en Paradis... ou plutôt dans l’enfer qui les attend. Pour le moment, va t’habiller et viens avec moi.
— Où veux-tu aller ? protesta Marianne avec une visible répugnance en se recroquevillant dans son fauteuil comme pour défier son amie de l’en sortir.
— Dans Paris, faire des courses. Il fait un temps superbe. Contrairement à ce que je t’ai dit, tu as une mine affreuse, cela te fera tous les biens du monde de prendre l’air.
Marianne fit la grimace. Il lui semblait que si elle sortait, ne fût-ce qu’une minute, Gracchus en profiterait pour arriver !
— Allons, insista Fortunée, viens avec moi. J’ai un petit souper, demain soir, et il faut que j’aille chez Cheret au Palais-Royal voir s’ils ont des huîtres. Viens avec moi, cela te changera les idées. Ce n’est pas bon de rester claquemurée ainsi, à ruminer tes idées noires... et ta peur ! Car tu as peur, n’est-ce pas ?
— Mets-toi à ma place ? Tu n’aurais pas peur, toi ?
— Moi ? Je serais terrifiée, mais je crois justement, que je sortirais d’autant plus que j’aurais plus peur. On est bien mieux au milieu d’une foule qu’isolée derrière des murs. Et puis qu’est-ce que tu crains au juste de ton Anglais ? Qu’il te tue ?
— Il a juré de se venger de moi, balbutia Marianne.
— Nous sommes d’accord. Mais il y a vengeance et vengeance. Si, comme tu l’affirmes, c’est un garçon intelligent...
— Trop ! Il est diabolique.
— Alors il ne tuera pas en toi la poule aux œufs d’or. Ce serait trop simple, trop facile... trop vite fait et surtout sans rémission. Il peut, en outre, supposer que l’Empereur mettrait tout en œuvre pour retrouver ton meurtrier. Non, je croirais plutôt qu’il essaiera de se venger en t’empoisonnant l’existence... peut-être au point de t’amener à te détruire toi-même, mais il ne viendra pas, froidement, t’assassiner. C’est un monstre, cet homme... ce n’est pas un imbécile ! Songe à tout ce qu’il peut encore espérer de toi en fait d’or.
A mesure qu’elle parlait, l’esprit inquiet de Marianne enregistrait avidement chacune de ses paroles, chaque développement de ce raisonnement sans faille.
Fortunée avait raison. C’était la perte de la grosse somme, si facilement gagnée, qui avait déchaîné la fureur de Francis au moment de son arrestation, non la perte de sa liberté. L’homme était trop sûr de lui pour ne pas dédaigner les prisons, les geôliers et tout l’appareil de la justice. Mais l’or, cet or dont il avait soif plus encore que de l’air nécessaire à sa vie, Francis ne pouvait qu’enrager de l’avoir perdu. Marianne se leva.
— Je viens, dit-elle enfin, mais ne m’invite pas à ton souper. Je n’accepterai pas !
— Mais... je ne t’invite pas non plus. C’est un souper à deux, ma toute belle. Et un souper à deux perd tout son charme quand on y ajoute un troisième convive.
— Ah ! je comprends ! Tu attends le retour de ton hussard.
Cette suggestion parut du plus haut comique à Mme Hamelin, car elle éclata de rire, ou plutôt elle se mit à roucouler joyeusement, ce qui était sa manière à elle de rire.
— Tu n’y es pas du tout ! Au diable Fournier ! C’est un autre hussard que j’attends, si tu veux savoir.
— Mais... qui cela ? fit Marianne tout de même un peu abasourdie devant cette Fortunée qui était arrivée chez elle crachant le feu, en pleine fureur jalouse, et qui maintenant parlait tout tranquillement de souper, dès le lendemain, avec un autre homme. Les rires de la créole reprirent de plus belle.
— Qui ? Mais voyons, Dupont, l’éternel adversaire de Fournier, l’homme qui lui avait si bien lardé l’épaule l’autre soir ! C’est un garçon tout à fait charmant, tu sais ?... Et tu n’imagines pas comme la vengeance peut avoir un goût agréable avec lui ! Va t’habiller !
Marianne ne se le fit pas répéter. Essayer de comprendre quelque chose à la logique de Fortunée était, pour le moment, tout à fait en dehors de ses possibilités. Sans parler de sa morale. Vraiment, c’était une femme peu ordinaire que Mme Hamelin.
Une heure plus tard, Marianne se retrouva trottant aux côtés de son amie sous les galeries du Palais-Royal où se trouvaient les meilleures maisons d’alimentation. Il faisait beau, un clair soleil faisait briller les jeunes feuilles des arbres, le jet d’eau dans son bassin et les yeux des jolies filles qui se pressaient dans ce lieu voué depuis si longtemps au plaisir sous toutes ses formes.
Marianne se sentit revivre un peu. On passa d’abord chez Hyrment, où la créole commanda un panier de truffes fraîches, de la moutarde Maille et des condiments variés en déclarant qu’il n’était jamais mauvais d’encourager les hommes à se montrer galants envers les dames. De là, on alla chez Cheret, le spécialiste du gibier de plume et de poil. C’était un étroit magasin où les clients s’entassaient tant bien que mal entre des barils de harengs et de sardines fraîches, des bourriches d’huîtres, des paniers d’écrevisses, tandis que deux chevreuils pendus de chaque côté de la porte montaient la garde. Avec amusement, Marianne reconnut le célèbre Carême au nombre des clients. Flanqué de deux valets compassés et de trois aides de cuisine chargés de grands paniers, le chef de Talleyrand, habillé en bourgeois cossu, faisait son choix avec toute la gravité d’un joailler procédant à un assortiment de gemmes précieuses.
— Il y a trop de monde, dit Fortunée, et puis Carême en a toujours pour un temps fou. Nous reviendrons. Allons chez Corcellet.
A l’extrémité de la galerie de Beaujolais, le célèbre épicier ouvrait son vaste magasin, véritable paradis des gourmands et des gourmets. On y trouvait, servis par une nuée de garçons attentifs, la mortadelle de Lyon, les foies gras de Strasbourg ou du Périgord, le saucisson d’Arles, les terrines de Nérac, les langues de Troyes, les mauviettes de Pithiviers, les poulardes du Mans, sans compter les pains d’épices de Dijon ou de Reims, les pruneaux d’Agen, les pâtes de fruits de Clermont et aussi la véritable Cotignac.
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