Si grand était son désir de voir revenir Gracchus et d’apprendre si elle pouvait espérer la venue de Jason, que même la peur folle que lui avait inspirée la nouvelle de l’évasion de lord Cranmere s’était atténuée. Elle ne tressaillait plus à chaque bruit insolite entendu dans la nuit, elle ne s’effrayait plus quand, de sa fenêtre, elle apercevait dans la rue une silhouette rappelant celle de l’Anglais. Il y avait Black Fish en qui elle avait mis sa confiance et puis elle savait que l’arrivée de Jason serait le meilleur remède contre la peur. S’il acceptait de la prendre, pour toujours, sous sa protection, les menaces de dix Cranmere déchaînés contre elle ne lui feraient plus peur. Jason était fort, audacieux, le type même de l’homme auprès duquel il devait faire bon être une femme. Il fallait qu’il vînt, il le fallait absolument... Mais Dieu que c’était long !...
Il y avait cependant quelqu’un, en dehors du fidèle Jolival, que Marianne aurait aimé voir : c’était Fortunée Hamelin. En effet, si la panique inspirée par Francis avait diminué, la jeune femme n’en avait pas moins longuement réfléchi à cette évasion extraordinaire. Elle n’en avait recueilli aucun détail, mais il apparaissait assez clairement que, sans l’aveu du ministre de la Police, elle n’aurait pu avoir lieu. Or, elle ne pouvait admettre qu’un ministre de Napoléon se fût abaisser à cela : bafouer le dévouement de ses propres agents, libérer un criminel dangereux, un mortel ennemi de son pays. Et Fortunée, qui savait tant de choses, Fortunée qui, sans doute, faisait partie de l’immense foule des agents de Fouché par dévouement envers Napoléon, Fortunée peut-être aurait pu éclaircir le mystère. Mais Fortunée, prise par son renouveau d’amour pour le beau Fournier-Sarlevèze, avait disparu comme l’avait prédit Jonas, son majordome noir.
— Décidément, songeait Marianne mélancoliquement, les deux femmes en qui j’ai vraiment confiance, les deux seules que j’aime réellement, ont toutes deux été emportées par un vent d’amour irrésistible. Moi seule traîne un amour inutile et qui, pour le moment, ne semble intéresser que moi.
Napoléon, un jour, citant Ovide en riant, lui avait dit que l’amour était une espèce de service militaire. Pour Marianne c’était pire encore : une sorte d’entrée en religion avec, pour seuls compagnons, la solitude et les souvenirs qui ne faisaient qu’aggraver un pénible sentiment de frustration.
Or, un matin qui, selon le calendrier, était celui du lundi 19 avril et à l’heure du petit déjeuner, Fortunée tomba sans prévenir chez son amie. Vêtue un peu à la diable, coiffée n’importe comment, ce qui chez elle était signe de grand trouble, elle embrassa distraitement Marianne, lui assura qu’elle avait une « mine éblouissante », ce qui était pour le moins exagéré, et s’affala dans un petit fauteuil en réclamant à Jérémie un grand pot de café très fort avec beaucoup de sucre.
— Tu ferais mieux de boire du chocolat ! remarqua Marianne alarmée par les effets que pouvait avoir cette grande débauche de café sur quelqu’un de visiblement agité. C’est très excitant le café, tu sais ?
— Je veux être excitée, exaspérée, hors de moi ! Je veux que la colère continue à bouillonner en moi, s’écria la créole dans un grand élan dramatique. Il faut que je me souvienne longtemps de la perfidie des hommes. Retiens bien cela, malheureuse ! Croire ce que murmure un homme, c’est croire à ce que racontent les courants d’air. Le meilleur est un monstre abject et nous sommes toutes de pauvres victimes.
— Si je comprends bien, ton hussard a fait des siennes ? fit Marianne à qui la grande fureur de Fortunée faisait l’effet d’une bouffée d’air frais.
— C’est un misérable, affirma la jeune femme en se servant une solide portion d’œufs brouillés qu’elle accompagna de vastes tartines beurrées. Conçois-tu cela ? Un homme que j’aime depuis des années, que j’ai soigné durant des jours et des nuits avec un dévouement de fille de Saint-Vincent ? Me faire ça ?
Marianne retint un sourire. Les dispositions où elle avait laissé Fortunée et le beau Fournier, au soir du mariage impérial, n’avaient en effet que de très lointains rapports avec l’apostolat de la pieuse charité.
— Ça ? demanda-t-elle. Qu’est-ce que c’est au juste ?
Fortunée eut un petit rire sec, tout à fait dépourvu de gaieté, mais qui n’en était pas moins amusant dans sa résonance tragique.
— Presque rien ! Imagines-tu qu’il a osé amener avec lui, à Paris, cette Italienne ?
— Quelle Italienne ?
— Une fille de Milan... je ne sais même plus son nom ! Une folle qui s’est amourachée de lui là-bas au point de tout abandonner pour le suivre, famille, fortune. On m’avait bien dit qu’il l’avait ramenée avec lui et installée dans son Périgord natal, à Sarlat où il a une maison, mais je ne voulais pas le croire. Or, non seulement elle était bien à Sarlat, mais encore elle est venue avec lui jusqu’ici ! C’est un comble, non ?
— Comment l’as-tu appris ?
— C’est lui qui me l’a dit ! Tu ne peux pas avoir idée du cynisme de ce garçon ! Il m’a quittée, cette nuit, en me disant simplement qu’elle devait commencer à se faire du souci à son sujet – il avait osé, étant chez moi, lui envoyer un message pour lui apprendre qu’il était blessé et devait être soigné dans une maison qu’elle ne pouvait venir – et qu’il était temps, pour lui, d’aller la rejoindre ! Je l’ai jeté dehors ! Et j’espère bien qu’elle va en faire autant, cette dinde !
Cette fois Marianne ne put y tenir plus longtemps. Elle se mit à rire, ce qui lui parut étrange car, depuis trois semaines, c’était bien la première fois.
— Tu as tort de te mettre dans cet état. S’il est resté enfermé avec toi pendant quinze jours, il a certainement beaucoup plus besoin de repos et de sommeil que de passion. Et, après tout, il était en convalescence, cet homme ! Laisse-le donc rejoindre son Italienne. Si elle vit avec lui, elle doit avoir dans sa maison une sorte de statut conjugal, et, au fond, c’est toi qui as le beau rôle. Tu peux lui abandonner les joies du pot-au-feu !
— Le pot-au-feu ? Avec lui ? On voit bien que tu ne le connais pas ! Sais-tu ce qu’il m’a demandé en partant ?
Marianne fit signe que non. Il valait mieux que Fortunée continuât à croire qu’en effet elle ne connaissait pas du tout Fournier.
— Il m’a demandé ton adresse, lança-t-elle triomphalement.
— Mon adresse ? Pour quoi faire ?
— Pour te rendre visite. Il pense qu’avec ton « immense crédit » auprès de l’Empereur, tu pourrais obtenir sans peine sa réintégration dans l’armée. Ce en quoi il commet une lourde erreur.
— Pourquoi ?
— Parce que Napoléon le déteste déjà bien suffisamment sans avoir à se demander, de surcroît, quelles sont au juste ses relations avec toi.
C’était l’évidence même. D’ailleurs, Marianne n’avait aucune envie de revoir le bouillant général avec son regard impudent et ses mains trop agiles. Qu’il eût l’audace de songer à lui demander son aide était tout de même un peu fort, étant donné la façon dont ils avaient fait connaissance. Et puis, elle en avait assez de ces hommes qui avaient toujours quelque chose à lui demander, qui ne donnaient jamais rien pour rien... Aussi fut-ce avec sécheresse qu’elle déclara :
— Je regrette de te dire cela, Fortunée, mais je ne m’occuperai jamais de ton hussard. Au surplus, Dieu seul sait quand je reverrai l’Empereur.
— Bravo ! approuva Fortunée. Laisse mes tendres amis se débrouiller tout seuls, tu n’as déjà pas trop à t’en louer, n’est-ce pas ?
Marianne haussa les sourcils.
— Que veux-tu dire ?
— Que je n’ignore rien de la façon ignoble dont Ouvrard s’est conduit avec toi. Que veux-tu, Jonas a l’oreille particulièrement fine... et il adore écouter aux portes !
— Oh ! fit Marianne soudain très rouge. Tu sais ? Et, bien sûr, tu as dit quelque chose à Ouvrard ?
— Rien du tout ! Mais il ne perdra rien pour attendre. Je saurai bien, sois tranquille, nous venger l’une et l’autre avant qu’il soit longtemps. Quant à toi, je me jetterais dans le feu à ta place si besoin était. Tu n’as qu’à parler ! Je suis à toi corps et âme ! Tu as toujours besoin d’argent ?
— Non, plus maintenant. Tout va bien.
— L’Empereur ?
— L’Empereur, approuva Marianne non sans peine devant ce nouveau mensonge, mais elle ne voulait pas raconter à Fortunée sa rencontre avec son parrain et ce qui s’en était suivi.
Elle n’avait pas le droit de parler de son insupportable situation, de l’enfant à venir, du mariage auquel elle était contrainte et, au fond, c’était mieux ainsi. Fortunée, douée d’une religiosité légère qui tenait davantage de la superstition et se teintait fortement de paganisme, n’aurait pas compris. C’était une petite créole insouciante et impudique et elle eût, sans sourciller, étalé au grand jour une armée de bâtards, fruits de ses multiples passions, si la nature ne l’avait créée aussi habile en amour. Marianne savait que, de toutes ses forces, elle eût combattu les projets du cardinal, et le genre de conseils qu’elle eût donné à son amie n’était guère difficile à deviner : aller informer Napoléon de sa prochaine maternité, se laisser marier par lui au premier imbécile venu... et ensuite se consoler avec autant d’amants qu’il lui en tomberait sous les griffes. Mais Marianne ne voulait pas, même pour sauver son honneur et celui de l’enfant, mettre sa main dans une main vile et bassement intéressée. Jason n’avait rien de vil et elle connaissait assez son parrain pour être certaine que l’homme choisi par lui, le cas échéant, n’obéirait pas, en l’épousant, à un bas calcul : elle n’aurait pas à le mépriser ni à se mépriser elle-même... En vérité, il valait mieux, à tous les points de vue, ne rien dire à son amie. Il serait temps après... ou, tout au moins, dès que Jason serait là... s’il arrivait un jour...
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