Arcadius n’en pâlit pas moins. Froissant la lettre entre ses mains, il la jeta rageusement dans la cheminée, puis revint vers la jeune femme qui, livide et les yeux clos, respirait avec peine et semblait sur le point de s’évanouir. Vivement, il lui administra quelques tapes sèches sur les joues puis, saisissant ses mains glacées, se mit à les frictionner.

— Marianne ! appela-t-il avec angoisse, allons, Marianne, remettez-vous ! Ouvrez les yeux ! Regardez-moi !... Marianne....

Elle ouvrit les paupières révélant à son ami deux lacs sombres habités par la terreur.

— Il est libre... balbutia-t-elle... Ils l’ont laissé s’enfuir... ce monstre ! Et, maintenant, il ne me lâchera plus ! Il va venir ici, il va vouloir se venger... Il me tuera... Il nous tuera tous !

Sa voix avait atteint un aigu insupportable. Jamais Arcadius n’avait vu Marianne en proie à une peur aussi atroce. Elle, toujours si brave, si prête à affronter le danger ! Ces quelques mots l’avaient menée aux portes de la folie. Il comprit que, pour l’en sauver, il fallait la rendre brutalement à elle-même, et que lui faire honte de sa peur était encore le meilleur moyen. Il se redressa, laissa tomber la main qu’il tenait encore.

— C’est pour vous que vous avez peur ? fit-il durement. N’avez-vous pas compris ce que vous dit Nicolas Mallerousse ? L’homme s’est enfui, certes, mais c’est vers l’Angleterre qu’il se dirige... vers l’Angleterre où, sans doute, il va reprendre ses activités de chasseur d’évadés ! Depuis quand avez-vous appris à trembler pour vous-même, Marianne d’Asselnat ? Vous êtes chez vous, entourée de serviteurs fidèles, d’amis, de gens comme Gracchus et moi-même ! Vous pouvez demander le secours de l’homme qui tient l’Europe dans sa main et vous savez qu’un impitoyable limier s’est attaché à celui que vous craignez, un homme prêt à y laisser sa vie. Et c’est pour vous que vous tremblez ? Songez plutôt à ces misérables que va jeter dans le plus affreux danger leur désir passionné d’échapper à une atroce misère et de redevenir des hommes libres !

A mesure qu’il parlait, appliquant les mots comme autant de coups de fouet, Jolival voyait les yeux de Marianne redevenir clairs, se charger d’incrédulité puis, peu à peu, de ce qu’il avait espéré y voir : la honte. Il vit aussi ses joues blêmes reprendre leur couleur et même s’enflammer. Elle se redressa, passa sur son visage une main qui ne tremblait plus qu’à peine.

— Pardon !... murmura-t-elle au bout d’un instant. Pardon ! J’ai perdu la tête ! C’est vous qui avez raison... comme toujours ! Mais quand j’ai lu cela... tout à l’heure, j’ai cru... que ma tête éclatait... que je devenais folle ! Vous ne pouvez pas savoir...

Doucement, Arcadius s’agenouilla près d’elle et posa ses deux mains sur ses épaules.

— Si... je devine ! Mais je ne veux pas que vous vous laissiez détruire par l’ombre de cet homme. Il est loin, sans doute, à cette heure et, avant de s’attaquer à la vôtre, c’est sa propre vie qu’il lui faudra défendre.

— Il peut revenir très vite... sous un déguisement.

— Nous ferons bonne garde.

— Et puis, vous voyez bien qu’il est plus fort que nous puisqu’il a pu s’enfuir... malgré les murailles, les chaînes, les portes énormes, les gardiens et même Black Fish... malgré ce qu’il a fait et ce que nous savons de lui !

Arcadius se releva et, machinalement, remit la table sur ses pieds. Son visage de souris avait pris une expression sévère.

— Vous n’osez pas me dire que je me suis trompé, n’est-ce pas ? Pourtant, c’est vrai. Je me suis trompé. Mais comment imaginer que Fouché oserait aller jusque-là ? Quel rôle joue donc ce misérable Anglais dans la trame politique qu’il a ourdie ?

— Un rôle très important, sans doute.

— Il n’est pas de projet politique, si important soit-il, qui mérite que l’on laisse la vie et la liberté de nuire à un démon. Marianne ! Il faut prévenir l’Empereur !

— Le prévenir ? De quoi ? De ce qu’un espion s’est échappé de Vincennes ? Il doit déjà le savoir.

— Sûrement pas. Il demanderait trop d’explications. Le rapport quotidien que lui fournit Fouché n’en parlera certainement pas. Allez le trouver, dites-lui tout... et à la grâce de Dieu !

— L’Empereur n’est plus là !

— Il est à Compiègne, je sais. Allez-y.

— Non. C’est à moi que je pensais en disant qu’il n’est plus là. Il ne désire pas me revoir maintenant... plus tard peut-être. Je vous ai dit comment nous nous étions quittés.

— Allons donc ! Il vous aime toujours !

— Peut-être... mais je ne veux pas en tenter la preuve actuellement ! J’aurais trop peur... de faire encore une erreur. Non, Arcadius, laissons-le à sa lune de miel... à ce voyage qu’il veut faire dans les provinces du Nord. A son retour, peut-être... Voyons comment les choses vont tourner et... faisons confiance à Nicolas Mallerousse. Sa haine est trop vive pour ne pas être efficace. Vous avez raison quand vous dites qu’avec ce genre de Némésis attachée à lui, lord Cranmere est en danger continuel.

Avec un soupir, Marianne se leva, repoussa d’un pied distrait les débris de la cafetière de Sèvres et alla se placer devant une glace. Son visage était pâle et creusé, mais son regard avait retrouvé son assurance. Le combat reprenait et elle l’avait tacitement accepté. Qu’il en soit comme l’avait décidé le destin !

Tandis qu’elle se dirigeait vers la porte, Jolival demanda, presque timidement :

— Vous ne voulez vraiment rien faire ? Vous voulez attendre ?

— Je n’ai pas le choix. Ne m’avez-vous pas dit que ces négociations secrètes de Fouché pouvaient être très bénéfiques pour la France. Cela vaut bien que l’on risque des vies humaines... même la mienne.

— Je vous connais, Marianne. Vous n’en montrerez rien, votre front demeurera serein, votre visage lisse et pur... mais vous allez mourir de peur au fond de vous-même.

Au seuil de la porte, elle se retourna vers lui, eut un pâle sourire :

— C’est bien possible, mon ami. Mais c’est une habitude à prendre... tout simplement ! Rien qu’une habitude.

8

UNE AUSSI LONGUE ATTENTE

Le temps semblait arrêté, pour Marianne, enfermée dans sa maison, par prudence autant que par manque total d’envie de sortir, les jours se succédaient, tous pareils, sans que rien ne vînt troubler la désespérante monotonie. La seule différence résidait en ce que le lendemain était plus long encore que le jour présent et le surlendemain pire que les deux précédents. Comme une impitoyable goutte d’eau, l’incertitude minait Marianne, changeant peu à peu son attente en angoisse...

Parti depuis plus de quinze jours, Gracchus n’avait pas encore reparu et cela devenait inexplicable. S’il avait chevauché nuit et jour comme il l’avait annoncé, il avait dû atteindre Nantes très rapidement... trois jours au plus. Remettre la lettre au consul des Etats-Unis ne demandait pas non plus beaucoup de temps et, en une bonne semaine, il aurait dû être rentré. Alors, pourquoi ce retard ? Que s’était-il passé ?... Les journées de Marianne s’écoulaient toutes dans un petit salon du premier étage, dont les fenêtres donnaient sur la cour d’entrée et sur la rue de Lille, à épier les bruits de la rue. Le pas d’un cheval lui faisait battre le cœur plus vite, laissant une déception quand il s’éloignait. C’était pire encore lorsqu’il s’arrêtait et quand le son un peu fêlé de la cloche d’entrée se faisait entendre. Marianne alors se jetait vers la fenêtre mais se retirait presque aussitôt, les larmes au bord des yeux parce que ce n’était pas encore Gracchus.

Les nuits devenaient peu à peu infernales. Marianne ne dormait plus qu’à peine et très mal. La claustration volontaire, l’absence d’exercice physique, son état et l’anxiété chassaient le sommeil. Elle usait ses interminables heures d’insomnie à échafauder toutes sortes d’hypothèses, plus folles les unes que les autres, touchant Gracchus. La plus affreuse de toutes celles qui la laissait tremblante et baignée de sueur dans son lit brûlant étant que le pauvre garçon avait dû être victime d’une attaque. Les routes étaient peu sûres, infestées de brigands malgré la sévère police impériale. Un cavalier solitaire était une proie facile et il y avait tant de broussailles où l’on pouvait laisser pourrir un corps sans que l’on s’en aperçût avant des semaines. Marianne s’affolait à la pensée que, s’il était arrivé quelque chose à son fidèle cocher, personne ne viendrait le lui dire. Elle attendait peut-être en vain le retour d’un ami dévoué et une réponse qui ne viendrait jamais.

Une seule éclaircie dans toute cette grisaille : de Compiègne, Napoléon lui avait fait parvenir un court billet dont l’écriture avait accéléré la course de son sang mais dont la teneur l’avait laissée désenchantée :


« Ma bonne Marianne. Quelques mots en hâte pour t’assurer que tu occupes toujours mon esprit. Veille bien à une santé qui m’est chère et à une voix qui, au retour de mes voyages, saura alléger le poids des affaires de l’Etat qui accablent ton N... »


Le poids des affaires de l’Etat ? Paris était vide et calme, toute la Cour s’étant transportée à Compiègne, mais la « bonne Marianne » savait, par Arcadius qui, lui, ne demeurait pas enfermé, que les plaisirs de la cour et de la lune de miel occupaient l’Empereur infiniment plus que les affaires de l’Etat qu’il paraissait, au contraire, fuir avec obstination ces temps-ci. Ce n’étaient que bals, chasses, promenades, théâtre et plaisirs de toute sorte et, hormis une présidence du Conseil de la Maison Impériale et une audience à Murat au sujet des questions italiennes, l’Empereur n’avait pas fait grand-chose... Bien sûr, c’était gentil de lui avoir écrit mais, chose qu’elle aurait cru impensable quelques semaines plus tôt, Marianne avait jeté le billet sur la cheminée puis, avec un soupir et sans plus le regarder, elle était retournée à son tourment.