Le regard perplexe de Marianne alla du jeune homme à sa cousine qui, renversée sur sa chaise, grignotait des cédrats confits sans quitter des yeux son nouveau compagnon. Elle buvait littéralement ses paroles et, dans ses yeux bleus, il y avait une flamme que Marianne n’y avait encore jamais vue, tandis qu’un rose juvénile colorait ses pommettes. Malgré ses quarante ans, son absurde perruque, son maquillage et son grand nez, Adélaïde transfigurée était presque belle, presque jeune.

« Mais... elle est amoureuse ! » songea Marianne stupéfaite, plus attristée qu’amusée, car elle craignait de voir la pauvre fille aventurer son cœur sur un chemin sans issue. Certes, Bobèche s’était montré secourable, chevaleresque même et il semblait éprouver une véritable admiration pour l’intelligence, le courage et le talent de comédienne d’Adélaïde, mais entre la plus folle admiration et le plus modeste amour, il y avait tant d’espace ! Aussi ne put-elle s’empêcher de protester quand Adélaïde, se levant et secouant sa robe avec un soupir de satisfaction, déclara :

— Voilà ! vous savez tout. Maintenant, je crois qu’il est temps de rentrer au théâtre. Cette visite n’avait d’autre but que de vous rassurer sur mon sort. Vous l’êtes, je repars !

— C’est ridicule ! soupira Marianne. Vous serez malgré tout en danger et moi je ne vivrai plus !

— Vous auriez tort, Mademoiselle, dit doucement Bobèche. Je vous promets de veiller sur Mlle Adélaïde comme sur ma propre sœur. Entre Galimafré et moi, elle ne risquera rien, je vous le promets... et nous sommes heureux de cette amitié spontanée qu’elle a bien voulu nous donner, bien que nous en soyons fort indignes.

— De toute façon, ajouta Mlle d’Asselnat qui avait écouté ce petit discours avec une joie visible, rien ni personne ne pourra m’empêcher de retourner là-bas. Pour la première fois de ma vie, j’ai l’impression d’exister réellement.

Cette fois, Marianne, vaincue, garda le silence. Exister réellement ? Elle qui avait été jetée en prison pour avoir osé protester contre le divorce de Napoléon, qui avait vécu cachée dans les combles de l’hôtel d’Asselnat abandonné en compagnie d’un portrait, qui avait voulu une nuit mettre le feu à ce même hôtel parce qu’elle le croyait tombé en des mains indignes ? Qu’avait-elle appelé vivre jusque-là ? Et ce fut avec une profonde tristesse qu’elle se laissa embrasser à l’instant du départ.

Devinant la pensée de son amie, Arcadius glissa son bras sous le sien et chuchota :

— Laissez-la faire, Marianne. Elle est follement heureuse de jouer les agents secrets... et je me demande d’ailleurs si elle n’a pas la vocation. De plus, il vaut mieux pour vous, comme pour elle, qu’elle ne revienne pas ici maintenant. Ce garçon a raison : nul, pas même Fanchon, ne songera à la chercher au Théâtre des Pygmées.

— C’est vrai, soupira Marianne. Mais elle va tellement me manquer !

Elle avait tant compté sur Adélaïde pour ces jours difficiles qui allaient venir, pour aussi l’aider quand viendrait l’enfant, pour la guider de ses conseils quand arriverait le moment de rejoindre le cardinal... si jamais Jason ne venait pas. Pourquoi fallait-il donc qu’elle se laissât emporter ainsi par ce démon inattendu où la politique et le plaisir de jouer la comédie avaient sans doute moins d’importance que la séduction d’un pitre ? Une voix secrète lui souffla bien : « Si elle savait la vérité, elle resterait près de toi. » Mais, cette vérité, Marianne ne pouvait la dire ; elle avait promis le silence à son parrain. Et puis... même si Adélaïde apprenait que l’on avait besoin d’elle, aurait-elle le courage de renoncer d’un seul coup à ce mirage qu’elle s’était créé : partager un moment la vie d’un garçon jeune, beau et qui lui plaisait ? Non, il fallait laisser Adélaïde s’engager dans la route absurde qu’elle avait choisie, faire elle-même son expérience. Marianne n’y pouvait rien.

Le cœur soudain très lourd, elle écouta retomber dans la nuit le vantail de la grande porte sur ceux qui partaient. Elle avait froid tout à coup et, frissonnante, alla tendre ses mains à la flamme de la cheminée. Le silence enveloppa le salon, troublé seulement par le léger reniflement d’Arcadius qui prisait. Lentement, il s’approcha de son amie. Le parquet cria sous son pas.

— Pourquoi tant vous tourmenter, Marianne ? dit-il avec douceur. Adélaïde ne risque pas grand-chose, tout compte fait... que perdre quelques illusions ! Quittez cette mine sombre ! Souriez-moi ! La vie va de nouveau être pleine de charme, vous verrez. Regardez Adélaïde ! Elle trouve son bonheur dans un théâtre en planches. Qui sait ce que vous réserve demain ?

Retenant ses larmes, Marianne parvint tout de même à sourire. Cher Arcadius, si bon, si dévoué ! Elle avait honte de ce secret qu’il lui fallait garder pendant un mois et qui, selon elle, ne rimait à rien. Mais quoi, un pacte est un pacte. Elle devait jouer le jeu.

— Vous avez raison, dit-elle gentiment. Qu’Adélaïde s’amuse comme elle l’entend. Puisque je vous ai, je ne suis pas perdue.

— A la bonne heure ! Allez vous reposer maintenant et tâchez de faire de beaux rêves.

— J’essaierai, mon ami, j’essaierai.

Ensemble, ils se dirigèrent vers le grand escalier, obscur à cette heure tardive et Arcadius prit sur une console un chandelier pour éclairer leur marche. Ils étaient à peu près à mi-chemin du palier quand, brusquement, il demanda :

— Au fait. Où donc est passé Gracchus ? Personne ici ne l’a vu de la journée et Samson manque à l’écurie.

Marianne se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux et bénit la semi-obscurité qui la dissimulait, mais elle ne put empêcher sa voix d’être un peu trop rapide un peu trop tendue en expliquant :

— Il m’a demandé... la permission de partir quelques jours en province... dans sa famille. Il a reçu de mauvaises nouvelles.

Marianne n’avait jamais su mentir mais, cette fois, cela nécessita un véritable effort. Elle maudit sa maladresse, persuadée qu’Arcadius allait tout de suite flairer le mensonge. Pourtant, sa voix à lui demeura calme, unie, en remarquant :

— Je ne savais pas qu’il avait de la famille en province. Je croyais que toute sa parenté se résumait à sa grand-mère qui est blanchisseuse à Boulogne, sur la route de la Révolte. De quel côté est-il allé ?

— Vers... Nantes, je crois, fit Marianne au supplice et incapable de trouver autre chose que cette semi-vérité tout de même un peu consolante.

Arcadius, d’ailleurs, ne poussa pas plus loin son interrogatoire, se contenta d’un « Ah ! très bien... » tellement détaché que la jeune femme eut l’impression qu’il pensait déjà à autre chose. Parvenu à la porte de la chambre de Marianne, il la salua galamment, lui souhaita une bonne nuit et s’éloigna en direction de ses propres appartements en chantonnant une ariette. Il y avait longtemps qu’il n’avait fait preuve d’une gaieté semblable. Cela prouvait un esprit redevenu parfaitement libre et Marianne, en rentrant chez elle, se dit que, peut-être, il croyait fermement que Francis était désormais hors d’état de nuire.

Cela lui apporta une sensation de délivrance, une sérénité toute nouvelle et, cette nuit-là, Marianne dormit comme l’enfant qu’elle était encore un peu. Quelle chose était plus merveilleuse que la paix de l’âme ? Et, durant trois jours et trois nuits, Marianne la goûta pleinement, en même temps qu’un agréable sentiment de victoire sur elle-même et sur Francis.

Une idée s’était fait jour en elle que, durant ce temps de rémission, elle caressa tendrement. Si Black Fish gagnait lui aussi sa bataille, s’il parvenait à effacer Francis de la surface de la terre... l’annulation devenait sans objet. L’inquiétant mariage aussi. Elle serait veuve, libre et, n’ayant plus à craindre les attaques de Cranmere, elle pourrait, avec le père de son enfant, chercher une solution moins cruelle pour son amour.

Cent fois, elle fut sur le point de prendre une plume, du papier pour écrire à son parrain. Mais, chaque fois, l’impossibilité se dressait devant elle. Où écrire ? A Savone où était le Pape ? La lettre n’arriverait pas. Elle tomberait immanquablement entre les mains de Fouché. Non, mieux valait, à tout prendre, attendre que le cardinal se manifestât. Il serait temps alors de lui apprendre le changement survenu et ce serait peut-être lui qui proposerait une nouvelle solution... C’était si bon de rêver, de faire des projets qui n’étaient pas dictés par la contrainte !

C’est au matin du quatrième jour que tout cela vola en éclats. Le coup fut porté par un petit billet blanc, bien plié et très soigneusement cacheté, qu’Agathe porta à sa maîtresse qui paressait au lit. Sa lecture arracha un cri d’angoisse à la jeune femme et la jeta, éperdue, à bas de son lit. Prenant à peine le temps de passer un saut-de-lit, pieds nus, elle courut jusque chez Jolival qui prenait son petit déjeuner paisiblement en lisant le journal du matin. L’entrée en trombe de Marianne, blême et visiblement terrifiée, le fit se lever si brusquement que la table devant laquelle il était assis bascula entraînant dans sa chute tout le contenu du plateau qui se brisa en mille morceaux. Mais ce cataclysme en miniature n’intéressa personne. Incapable de proférer une seule parole, Marianne lui tendit le billet puis se laissa tomber dans un fauteuil en lui faisant signe de lire.

En quelques mots hâtifs et rageurs, Black Fish apprenait à sa jeune amie que lord Cranmere s’était enfui de Vincennes, de façon d’ailleurs inexplicable, que sa trace allait vers Boulogne et, sans doute, de là, vers l’Angleterre. Le Breton ajoutait qu’il se lançait à ses trousses. « Que Satan lui vienne en aide quand je mettrai la main sur lui, écrivait-il en guise de conclusion, ce sera lui ou moi... »

Plus maître de lui-même que ne l’était Marianne,