— Vous me comprenez si bien, mon ami ! fit-elle avec un petit sourire. Pourquoi me le demander alors ?

— Pour en être tout à fait sûr ! Mais, Marianne, vous n’avez plus rien à craindre ! L’Anglais est désormais sous les meilleurs verrous de France. Il ne s’en échappera pas.

— Avez-vous donc oublié ce que vous m’avez dit vous-même ? Cette facilité avec laquelle il se rend chez Fouché ? Ces accointances bizarres qu’il a auprès du ministre français de la Police, les plans de paix auxquels celui-ci travaille secrètement avec l’Angleterre. Black Fish, lui, les ignore. Il était là-bas. Il peut avoir une surprise désagréable, être désavoué...

Arcadius hocha la tête, reprit Marianne par le bras et l’entraînant lentement vers la sortie affirma gravement :

— Je n’oublie rien. Black Fish ignore les plans de son ministre mais, de son côté, Fouché ignore certainement l’affreuse activité de son hôte, de l’autre côté du détroit. Il ne peut rester insensible à la mort atroce que lui doivent certains prisonniers français. Relâcher ce monstre serait, selon moi, signer son propre arrêt de mort. Napoléon, qui aime réellement, profondément ses soldats, ne le lui pardonnerait jamais. Il est des crimes sur lesquels on ne peut passer l’éponge et, si vous voulez mon avis, Fouché, tout au contraire, s’arrangera pour que lord Cranmere soit si bien mis au secret... qu’il est très possible que l’on n’en entende plus jamais parler. Il n’y a pas que l’argent qui sache faire taire les gens dangereux. Soyez donc en paix et rentrons puisque vous le désirez.

Elle le remercia d’un sourire et s’accrocha fermement à son bras. Sur le boulevard la nuit était venue, mais une profusion de chandelles et de quinquets éclairaient comme en plein jour. Toutes les façades de tous les petits théâtres, le Cirque et les tréteaux des bateleurs étaient illuminés. Seul l’Epi-Scié était silencieux et morne, montrant seulement une pâle lueur derrière ses carreaux ternis. Mais une grosse foule, qui semblait singulièrement remuante, était attroupée devant la maison voisine, le Théâtre des Pygmées, où la parade était interrompue. Ses deux protagonistes debout au bord des planches, les mains aux genoux, regardaient avec stupeur ce qui se passait devant leur théâtre.

— Mais... on se bat ici ? s’exclama Jolival. Et je parierais que votre ami et Fauche-Borel sont dans cette mêlée ! Ils l’ont certainement déclenchée en fonçant à travers la foule. Cela semble d’ailleurs amuser prodigieusement messieurs Bobèche et Galimafré.

— Qui ?

— Ces deux pitres que vous voyez là-bas se taper sur les cuisses ! fit Arcadius en les désignant de sa canne. Ce beau garçon qui porte veste rouge, culotte jaune, bas bleus, perruque rousse et cet ahurissant tricorne dominé par un énorme papillon au bout d’un fil de laiton, c’est Bobèche. L’autre, le grand maigre dégingandé avec une figure interminable et le rire le plus niais que l’on puisse voir, c’est Galimafré. Il n’y a pas longtemps qu’ils sont au boulevard, mais ils ont déjà beaucoup de succès. Ecoutez-les rire et interpeller leur public.

En effet, les deux pitres encourageaient les combattants à grand renfort de plaisanteries et de conseils burlesques, mais Marianne hocha la tête.

— Laissons cela, je vous en prie ! Black Fish a notre adresse, il saura bien venir nous raconter la fin de l’histoire.

— Oh ! Elle ne fait aucun doute. Fauche-Borel n’est pas de taille... et vous, vous êtes très fatiguée, n’est-ce pas ?

— Un peu... oui.

Lentement, évitant la foule, ils regagnèrent les alentours du Jardin Turc où ils avaient laissé leur voiture. Jolival fit monter Marianne, jeta l’adresse au cocher et monta à son tour, après avoir placé entre eux deux le portefeuille.

— Qu’allons-nous faire de cela ? demanda-t-il. Il est dangereux de garder chez soi de telles sommes. Déjà, nous avons les vingt mille livres de l’Empereur.

— Demain vous les reporterez à la banque Laffitte... mais à notre nom. Il est possible que nous en ayons encore besoin. Sinon... je les rendrai, tout simplement.

Arcadius approuva de la tête, enfonça son chapeau et s’accota dans son coin comme s’il voulait dormir, mais, au bout d’un moment, il murmura :

— Je voudrais bien savoir où est passée Mlle Adélaïde.

— Moi aussi, dit Marianne, un peu honteuse de constater que la scène dramatique avec Francis lui avait fait momentanément oublier sa vieille cousine.

Mais le principal n’est-il pas qu’elle ne soit plus entre les mains de Fanchon-Fleur-de-Lys ?

— Il faudrait s’en assurer peut-être. Mais quelque chose me dit que nous aurions tort de nous tourmenter pour elle.

Et le silence revint. Plus personne ne parla jusqu’à ce qu’on fût arrivé rue de Lille.

Il était environ 11 heures, ce soir-là, et Marianne était aux mains d’Agathe qui brossait interminablement sa longue chevelure noire, quand Arcadius frappa à la porte de sa chambre et demanda à lui parler d’urgence et seule. Aussitôt, elle envoya sa femme de chambre se coucher.

— Qu’y a-t-il ? demanda-t-elle tout de suite en alerte par ce préambule mystérieux.

— Adélaïde est là.

— Elle est rentrée ? Comment cela ? Je n’ai pas entendu sonner, ni aucune voiture s’arrêter.

— C’est moi qui ai ouvert. Je faisais quelques pas dans la cour avant d’aller au lit. Eh fait... j’allais sortir moi-même, marcher un peu jusqu’à la Seine et je venais d’ouvrir la petite porte quand je l’ai vue arriver. J’avoue que j’ai eu quelque peine à la reconnaître.

— Pourquoi ? s’écria Marianne tout de suite affolée. Elle n’est pas blessée ou...

— Non, non, rien de tout cela ! coupa Jolival en riant. Je vous réserve la surprise. Elle vous attend en bas. J’ajoute qu’elle n’est pas seule.

Marianne qui allait se précipiter dehors, en nouant seulement le large ruban rose qui fermait son peignoir de guipure, s’arrêta.

— Pas seule ? Avec qui est-elle ?

— Avec celui qu’elle appelle son sauveur. Autant vous prévenir tout de suite, cet ange gardien n’est autre... que Bobèche, l’un des deux pitres du boulevard du Temple que je vous ai montrés tout à l’heure.

— Quoi ? Vous vous moquez ?

— Je n’en ai pas la moindre envie. C’est bien lui. J’ajoute que, ce soir, son aspect est celui d’un homme de bonne compagnie. Voulez-vous le voir ?

— C’est insensé ! Mais pourquoi Adélaïde nous l’a-t-elle ramené ?

— Elle vous le dira elle-même. Je crois qu’elle tient beaucoup à vous le présenter.

Marianne avait eu son compte d’émotions pour la journée mais, outre la satisfaction d’avoir retrouvé sa cousine, elle était poussée par une curiosité plus forte que sa fatigue. Hâtivement, elle tordit ses cheveux en chignon qu’elle attacha de son mieux avec un ruban, puis, passant dans sa garde-robe, elle prit une robe au hasard et l’enfila à la place de son peignoir. Après quoi, elle rejoignit Arcadius qui l’avait attendue dans sa chambre. Il l’accueillit avec un tel sourire qu’elle s’indigna.

— On dirait que cette histoire vous amuse ?

— Ma foi... oui. J’avoue. Et, qui plus est, je pense qu’elle vous amusera aussi dès que vous aurez jeté un coup d’œil sur votre cousine... et cela vous fera tous les biens du monde. Cette maison manque singulièrement de gaieté depuis quelque temps.

Bien que prévenue, Marianne eut un haut-le-corps en apercevant Adélaïde installée dans l’un des fauteuils du salon de musique et dut y regarder à deux fois pour s’assurer qu’il s’agissait bien d’elle. Une extraordinaire perruque blonde apparaissait sous son chapeau à la dernière mode et une épaisse couche de maquillage rendait son visage à peu près méconnaissable. Seuls, les yeux bleus, incroyablement joyeux et pleins de vie, et le grand nez impérieux, lui appartenaient bien en propre, le reste parut à Marianne tout à fait étranger.

Mais, sans paraître remarquer la mine désorientée de sa cousine, Adélaïde courut vers elle dès qu’elle l’aperçut, et l’embrassa sur les deux joues, y laissant quelque peu de ses fards. Machinalement, Marianne lui rendit ses baisers mais s’exclama :

— Mais enfin, Adélaïde, où étiez-vous passée ? Est-ce que vous ne saviez pas que nous étions mortellement inquiets à votre sujet ?

— Je l’espère bien ! fit joyeusement Mlle d’Asselnat, mais vous allez avoir toutes les explications que vous pouvez souhaiter. Auparavant, ajouta-t-elle en allant prendre son compagnon par la main pour l’amener devant Marianne, il vous faut remercier mon ami Antoine Mandelard, autrement dit Bobèche. C’est lui qui m’a sortie de ce bouge où l’on me tenait prisonnière, lui encore qui m’a cachée, protégée...

— ... et invitée à ne pas rentrer à la maison ? coupa Jolival moqueur. Auriez-vous trouvé une vocation au boulevard, ma chère amie ?

— Vous ne croyez pas si bien dire, Jolival !

Marianne, cependant, regardait avec curiosité le grand garçon blond qui s’inclinait correctement devant elle. Il avait un visage ouvert, un sourire franc, des yeux gais et des traits pleins de malice qui lui plaisaient. Il était vêtu de sombre, avec une simplicité qui n’excluait pas une certaine élégance. Elle lui tendit la main.

— Je vous dois beaucoup, monsieur, et je voudrais pouvoir vous l’exprimer mieux qu’en paroles.

— Porter secours à une dame en péril ne mérite aucun remerciement, fit-il avec gentillesse. C’est un simple devoir.

— Comme il a bien dit ça ! soupira Adélaïde. Et si vous êtes si contente que cela de retrouver votre vieille cousine, ma chère, offrez-nous donc une espèce de souper. Nous mourons de faim... moi tout au moins !

— J’aurais dû m’en douter ! fit Marianne en riant. Mais les domestiqués sont couchés. Allez donc mettre le couvert, Adélaïde, je vais voir à la cuisine ce que nous pouvons faire.