— Elle ? lança Francis hors de lui. A qui ferez-vous croire que vous ne savez pas ce qu’elle est ? Une garce ! Une espionne de Buonaparte dont elle est d’ailleurs la maîtresse !
— Et si nous parlions de vous ? riposta Marianne méprisante. De quel nom puis-je vous appeler en dehors du fait que vous êtes un espion ? Maître chanteur ? Et peut-être aussi...
— Tu me paieras tout cela un jour ou l’autre, petite traînée ! J’aurais dû me douter que tu me tendrais un piège. C’est toi, hein, qui m’as vendu ?
— Moi ? Comment aurais-je pu le faire ? Qui de nous deux a décidé de ce rendez-vous ?
— Moi, c’est entendu ! Mais malgré ce que je t’avais dit, tu as posté ces argousins.
— Ce n’est pas vrai ! s’écria Marianne. J’ignorais que l’on vous suivait. Comment l’aurais-je su ?
— Assez de mensonges, gronda Francis avec un geste violent de ses mains liées, comme s’il voulait frapper la jeune femme. Tu as gagné cette fois, Marianne, mais ne te réjouis pas trop vite ! Je sortirai de cette prison... et alors gare à toi !
— En voilà assez ! tonna Black Fish, dont l’œil s’était arrondi de surprise à l’énoncé de la situation de Marianne auprès de l’Empereur. J’ai déjà dit de l’emmener. Embarquez-moi cet homme et bâillonnez-le puisqu’il ne veut pas se taire. Quant à toi, petite, ne tremble pas. J’en sais suffisamment sur lui pour le faire monter sur l’échafaud et ce que tiennent les cachots de Vincennes, ils ne le lâchent plus.
— Avant six mois, je serai vengé ! hurla Francis tandis que l’un des policiers lui appliquait brutalement sur la bouche un crasseux mouchoir à carreaux qui parvint enfin à étouffer ses menaces.
Il était maîtrisé, ligoté. Pourtant, Marianne le regarda partir, traîné par ses gardiens, avec une sorte d’horreur. Elle savait combien était puissant le génie du mal qui habitait cet homme, elle savait à quel point il la haïssait, d’une haine appliquée, tenace, qui ne pouvait que croître maintenant qu’il la croyait coupable de l’avoir dénoncé. Mais, depuis la nuit de leurs noces, elle avait toujours su qu’entre eux c’était une lutte à mort qui ne trouverait son aboutissement que dans la disparition de l’un d’entre eux.
Devinant le cours que suivaient les pensées de son amie, Jolival glissa son bras sous le sien et le serra fermement comme pour la rassurer et lui faire entendre qu’elle n’était pas seule en cause, mais ce fut à Black Fish qui, les poings sur les hanches, regardait partir ses hommes et son prisonnier, qu’il s’adressa.
— Qu’a-t-il donc fait, en dehors du fait qu’il est anglais, demanda-t-il. Et pourquoi le suiviez-vous depuis l’Angleterre ?
— C’est un espion du Hareng Rouge et un dangereux !
— Le Hareng Rouge ? s’étonna Marianne.
— Lord Yarmouth, si tu préfères, actuellement le directeur du Home Office dans le cabinet de lord Wellesley et bien connu dans la haute société parisienne qui lui a donné ce surnom. J’ajoute que sa femme, la belle Maria Fagiani, habite toujours Paris où elle occupe son temps de la plus agréable façon avec quelques amis dont notre gibier fait partie. Mais c’est pour une tout autre raison que j’ai juré la perte de ce Cranmere.
— Laquelle ?
— Les prisonniers des pontons de Portsmouth auxquels il s’est particulièrement intéressé. Ce gentilhomme aime la chasse et, pour meubler ses loisirs, il s’est constitué une meute de chiens dont la spécialité est la traque des prisonniers évadés... J’ai vu quelques-uns de ces malheureux rattrapés par les fauves de Cranmere... ou tout au moins ce qu’ils en laissaient ! Bien peu de chose !
Une effrayante colère grondait dans la voix assourdie de Black Fish, tremblait dans ses poings crispés, entre ses dents serrées. Marianne, épouvantée, ferma les yeux sur les visions de cauchemar qu’il venait d’évoquer. Quel être abominable était donc l’homme auquel on l’avait liée ? Quel abîme d’horreur, de cruauté sadique, dissimulait ce trop beau visage, cette allure de prince ? Un instant la pensée lui revint du pacte conclu avec le cardinal de San Lorenzo et, pour la première fois, elle eut une pensée reconnaissante envers son parrain. Tout plutôt que garder le moindre lien avec un tel monstre !
— Pourquoi ne pas l’avoir tué ? Tué de vos mains ? demanda-t-elle tout bas.
— Parce que je suis avant tout un serviteur de l’Empereur ! Parce que je veux qu’il soit jugé et parce que je ne veux pas priver la guillotine de sa tête. Mais, si les juges ne l’envoient pas à 1’échafaud, je jure de l’abattre moi-même de mes mains... ou d’y laisser ma peau ! Maintenant, laissons cela ! Les visiteurs reviennent. Il faut rendre la scène aux figures de cire !
En effet, deux ou trois curieux pénétraient avec prudence dans le Salon libéré par les policiers. Leurs yeux inquiets cherchaient une suite au drame qui venait de se dérouler, bien plus que les personnages de cire qu’ils étaient censés admirer.
— Il n’est si bonne compagnie qui ne se quitte, soupira Jolival. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, nous pourrions sortir d’ici. J’avoue qu’à la longue tous ces gens figés...
— Partez, vous n’avez en effet plus rien à faire ici. Dites-moi seulement où je peux vous retrouver. Moi, je reste puisque je n’ai pas trouvé sur l’Anglais les papiers que je cherchais. Ils ont encore une chance de venir sur quelqu’un d’autre. C’est ce quelqu’un qu’il me faut attendre.
— Quelqu’un qui doit venir ici ?
— Je le suppose... Maintenant, sauve-toi, petite. Tu as eu de la chance que nous nous connaissions depuis longtemps, sinon, toi et ton ami, je vous embarquais avec l’Anglais ! Ce qui doit suivre ne te regarde pas. Et ne t’en fais pas pour ses menaces ! Il n’est pas prêt de les mettre à exécution.
Marianne avait très envie de poser encore des questions. Depuis que Black Fish était entré en scène, il régnait ici une atmosphère de mystère que renforçait encore la lumière pauvre des quinquets au moyen desquels le sieur Curtius s’efforçait de remédier à la chute du jour. Mais elle comprenait qu’il ne lui était pas possible de s’immiscer ainsi dans les secrets d’Etat ni dans les opérations de police. Celle qui venait de se dérouler... et qui, peut-être, la débarrasserait de Francis, lui suffisait. Elle avait pleine confiance en Black Fish. Ni les hommes ni les éléments n’avaient de prise sur lui. Dans son bateau ravagé par la tempête, comme dans sa maison de Recouvrance, ou sous n’importe quel déguisement, il avait quelque chose d’indestructible et Francis avait en lui un adversaire à sa taille...
Tandis qu’Arcadius griffonnait hâtivement leur adresse sur une feuille arrachée d’un calepin, elle tendit sa main au pseudo-grenadier... au moment précis où l’un des valets de cire de la table impérial éclatait en un prodigieux éternuement, beaucoup trop vigoureux et trop involontaire, surtout, pour qu’il soit désormais possible de garder un doute sur l’humanité réelle du personnage. D’ailleurs le malheureux, pris d’une sorte de crise, éternuait de plus belle en portant, à sa poche, une main tremblante pour en tirer sans doute un mouchoir. Mais Black Fish avait déjà bondi et, d’un revers de main, faisait voler, au milieu d’un nuage de poussière, la perruque soi-disant blanche qui coiffait le pseudo-valet de cire.
— Fauche-Borel ! s’écria-t-il. J’aurais dû m’en douter !
Avec un gémissement de terreur, l’interpellé sauta en arrière en bousculant un Roustan de cire qui s’effondra sur le plancher à grand fracas et prit ses jambes à son cou sans demander son reste. Black Fish se lança sur sa trace. Filant comme l’animal poursuivi qu’il était, le faux valet, qui était mince et de petite taille, se faufila entre les visiteurs ébahis qui n’eurent pas le temps de se reconnaître avant de prendre, de plein fouet, la masse imposante du faux grenadier. Arcadius se mit à rire et, saisissant Marianne par la main, voulut l’entraîner vers la sortie.
— Allons voir ! Cette fois, cela promet d’être amusant.
— Pourquoi ? Qui est ce Fauche...
— Fauche-Borel ? Un libraire suisse de Neufchâtel qui se prend pour le roi des agents secrets et qui sert sa fantomatique majesté Louis XVIII dans l’espoir d’être un jour chef de la bibliothèque royale. Il a toujours adoré les figures de cire. En fait, j’ai rarement vu un maladroit comme lui ! Venez donc, j’aimerais voir ce qu’en va faire votre pittoresque ami !
Mais Marianne n’avait aucune envie de se lancer sur la trace du faux grenadier et du faux valet de cire. L’affrontement avec Francis lui avait laissé un goût trop amer pour qu’elle pût s’amuser de quoi que ce soit et, malgré l’extrême confiance mise par elle en Black Fish, elle ne pouvait évoquer sans frissonner le dernier regard que lui avait jeté l’Anglais par-dessus le mouchoir qui lui fermait la bouche. Jamais la haine à l’état pur ne s’était offerte si nettement à elle, ni la cruauté implacable. Et en rapprochant ce regard de ce qu’avait raconté Black Fish, Marianne se sentait glacée d’horreur. C’était comme si, tout à coup, Francis dépouillant sa superbe apparence humaine, avait laissé surgir devant elle le monstre que cette apparence recouvrait car, jusqu’à présent, elle avait jugé lord Cranmere sans scrupules et sans la moindre honnêteté, de cœur sec et d’un égoïsme poussé au fanatisme, mais les paroles de Black Fish avaient ouvert devant ses yeux, en un abîme de cruauté sadique, les troubles perspectives d’un esprit habile et rusé mêlées aux aberrations d’un fou dangereux. Non, elle n’avait pas envie de chercher à son souci la moindre distraction. Elle avait envie de rentrer chez elle, de retrouver le calme de sa maison pour y songer à tout cela.
— Allez sans moi, Arcadius, dit-elle d’une voix blanche. Je vais retourner à la voiture pour vous y attendre.
— Marianne, Marianne ! Allons ! Réveillez-vous ! Cet homme vous a fait peur, n’est-ce pas ? Et ce que l’on vous a dit vous a recrue d’horreur ?
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