— Oui, admit Jolival... et notre ami est déjà en retard.

Marianne ne répondit pas. Son malaise augmentait, peut-être à se trouver au milieu de ces personnages de cire, trop ressemblants. Le groupe principal, qui tenait tout le milieu de la vaste et sombre salle, représentait Napoléon lui-même, à table avec toute sa famille, servis par quelques valets. Tous les Bonaparte étaient là : Caroline, Pauline, Elisa, la sévère Madame Mère, à peine plus rigide que sa réalité dans des voiles de veuve. Mais c’était cet empereur de cire qui gênait le plus Marianne. Elle avait l’impression que ses yeux d’émail pouvaient la voir à cet instant où elle agissait avec tout le mystère d’une conspiratrice. Elle avait envie de fuir, tout à coup, la gêne se mêlant à une crainte instinctive de voir surgir Francis.

Devinant son trouble, Aracadius s’approcha de la table impériale et se mit à rire.

— Vous n’imaginez pas à quel point cette table a reflété l’histoire de France. On a vu ici Louis XV et son auguste famille, Louis XVI et son auguste famille, le Comité de Salut Public et son auguste famille, le Directoire et son auguste famille. Voici maintenant Napoléon et son auguste famille... mais vous remarquerez que l’Impératrice manque. Marie-Louise n’est pas encore prête. D’ailleurs, je ne suis pas très sûr que pour l’exécuter l’on ne récupère pas quelques morceaux de la Pompadour, devenue indésirable. Par contre, ce dont je suis sûr, c’est que ces fruits sont les mêmes depuis Louis XV... la poussière elle aussi doit être d’époque !

Mais la gaieté, feinte d’ailleurs, de Jolival n’arracha à Marianne qu’un faible sourire. Que faisait donc Francis ? Certes, Marianne redoutait de le voir paraître, mais, d’un autre côté, elle avait hâte d’en finir au plus vite et de quitter cet endroit que, pour sa part, elle ne trouvait pas amusant du tout.

Et, soudain, il fut là. Marianne le vit surgir d’un coin plus sombre encore que le reste. Il apparut brusquement, derrière la baignoire où Marat agonisait sous le couteau de Charlotte Corday, vêtu lui aussi en bourgeois, le bord de son chapeau marron et le col de son manteau cachant en partie son visage. Il se dirigea rapidement vers la jeune femme et son compagnon, et Marianne, qui l’avait toujours connu si sûr de lui, put noter avec un peu d’étonnement qu’il jetait autour de lui des regards aussi inquiets que rapides.

— Vous êtes exacts, fit-il brusquement sans se donner la peine de saluer.

— Vous ne l’êtes pas ! riposta sèchement Arcadius.

— J’ai été retenu. Excusez-moi. Vous avez l’argent ?

— Nous avons l’argent, répondit encore Jolival en serrant un peu plus fort son portefeuille contre sa poitrine. Par contre, il ne nous semble pas que Mlle d’Asselnat vous accompagne.

— Je vous la remettrai plus tard. L’argent d’abord. Qui me dit qu’il se trouve bien dans ce portefeuille ? ajouta-t-il en tendant un doigt vers l’objet mentionné.

— Ce qu’il y a d’agréable dans les affaires que l’on traite avec les gens de votre sorte, mylord, c’est l’atmosphère de confiance qui y règne. Voyez vous-même.

Vivement, Arcadius ouvrit le rabat de maroquin, montra les cinquante billets à ordre de mille livres chacun, le referma aussi rapidement et fourra de nouveau contenant et contenu sous son bras.

— Voilà ! fit-il calmement. Maintenant, votre prisonnière !

Francis eut un geste agacé.

— Plus tard, ai-je dit ! Je vous la conduirai ce soir chez vous... Pour le moment, je suis pressé et ne dois pas m’attarder ici. Je ne m’y sens pas en sécurité.

C’était l’évidence même. Depuis qu’il était arrivé, Marianne n’avait pas encore réussi à croiser le regard de Francis tant il était instable et mobile. Mais, cette fois, elle entra en lice. Posant une main sur le portefeuille comme si elle craignait qu’Arcadius ne se laissât aller à quelque intempestive générosité, elle déclara :

— Moins je vous verrai et plus je serai satisfaite, mon cher ! Ma porte ne s’ouvrira jamais pour vous. Il est donc hors de question que vous vous présentiez chez moi, seul ou accompagné. Nous avons passé un marché. Vous venez de constater qu’en ce qui me concernait, ma part était remplie. Maintenant, je vous somme de remplir la vôtre... sinon tout est remis en question.

— Ce qui veut dire ?

— Que vous n’aurez l’argent que lorsque vous m’aurez rendu ma cousine.

L’œil gris de lord Cranmere parut se rétrécir et se chargea d’une lueur menaçante. Il grimaça un sourire.

— Est-ce que vous n’oubliez pas un peu les termes de ce marché, belle dame ? Votre cousine, si ma mémoire est fidèle, n’en était qu’une partie... une très petite partie ! Elle n’était qu’une... garantie de tranquillité pour moi pendant que vous rassembliez cet argent qui est, lui, une garantie de tranquillité pour vous.

Marianne ne broncha pas sous la menace à peine déguisée. Depuis que le fer était engagé, elle avait retrouvé, comme toujours lorsqu’elle avait un combat à livrer, tout son calme et toute son assurance. Elle se permit même le luxe d’un sourire de mépris.

— Je ne l’entends pas ainsi. Depuis l’agréable entretien que vous m’avez imposé, j’ai pris quelques précautions concernant justement ma tranquillité. Vous ne me faites plus peur !

— Ne bluffez pas ! gronda Francis. A ce jeu, je suis plus fort que vous ! Si vous ne me craigniez pas, vous seriez venue les mains vides.

— Aussi ne suis-je venue que pour récupérer ma cousine. Quant à ce que vous appelez un... bluff ? c’est bien ça ?... apprenez qu’hier j’ai vu l’Empereur et que, même, je suis restée plusieurs heures dans son cabinet. Si votre service de renseignements fonctionnait aussi bien que vous le dites, vous sauriez cela !

— Je le sais. Je sais même aussi que l’on s’attendait à vous en voir sortir entre deux gendarmes...

— Mais j’en suis sortie escortée poliment par le valet de chambre de Sa Majesté jusqu’à la voiture impériale qui m’a ramenée chez moi, fit la jeune femme avec une tranquillité qu’elle était bien loin d’éprouver réellement.

Décidée à payer d’audace jusqu’au bout, elle ajouta :

— Distribuez vos libelles, mon cher, cela m’est tout à fait égal. Et, si vous ne me rendez pas Adélaïde, vous n’aurez pas un sou !

Malgré l’inquiétude profonde qu’elle ne pouvait s’empêcher de ressentir, car elle connaissait trop l’âme tortueuse du personnage pour s’imaginer l’avoir vaincu si vite, Marianne goûta une double joie à constater qu’il ne répondait pas tout de suite, semblait perplexe. En lisant sur la figure pointue de son ami, Arcadius, une expression bien proche de l’admiration, elle sentit qu’elle était en train de conquérir un avantage important. Il fallait, à tout prix, que Francis crût réellement que seule, maintenant, Adélaïde était importante pour elle. Non dans le but de garder cet argent du chantage que Jolival serrait si tendrement sur son cœur, mais pour tenter de désamorcer pour l’avenir cette dangereuse mine. Bien sûr, cet avenir appartiendrait peut-être à Jason Beaufort mais, de même qu’elle avait eu horreur d’être considérée comme un objet de scandale par Napoléon, elle refusait de destiner à Beaufort une femme décriée, couverte publiquement de boue. Il était déjà bien suffisant de lui offrir une femme enceinte d’un autre.

Soudain, lord Cranmere grommela :

— Je voudrais bien vous la rendre, cette vieille garce ! Seulement je ne l’ai plus !

— Comment ?

— Que voulez-vous dire ?

Marianne et Arcadius avaient parlé en même temps. Avec rage Francis haussa les épaules.

— Qu’elle a disparu ! Elle m’a glissé entre les doigts ! Elle s’est sauvée, si vous préférez !

— Quand ? demanda Marianne.

— Hier soir ! Quand on est entré dans sa... chambre pour lui porter son dîner, elle avait disparu.

— Et vous vous imaginez que je vais croire cela ?

Brusquement, la crainte cachée et le malaise qui avaient habité Marianne durant tout ce temps se muèrent en une violente indignation qui éclata. Francis la prenait-il pour une sotte ? C’était trop facile, en vérité ! Il récupérait l’argent et ne donnait rien en retour, sinon une parole des plus sujettes à caution. Avec une égale fureur, Francis riposta.

— Vous n’avez pas le choix ! J’ai bien été obligé d’y croire, moi ! Je vous jure qu’elle a disparu de sa prison.

— Oh ! vos serments ! Si elle s’était enfuie elle aurait regagné immédiatement ma maison !

— Je ne peux vous dire que ce que je sais. Tout à l’heure, j’ai appris sa fuite. Et je vous le jure... sur la tombe de ma mère !

— Où l’aviez-vous cachée ? intervint Jolival.

— Dans l’une des caves de l’Epi-Scié, tout près d’ici.

Jolival éclata de rire.

— Chez Fanchon ? Oh, mon cher, je ne vous croyais pas aussi naïf ! Si vous voulez savoir où elle est, adressez-vous à votre alliée. Elle le sait sûrement ! Sans doute trouve-t-elle que vous lui avez réservé dans cette affaire une part indigne, sinon de ses talents, du moins de son appétit !

— Non, coupa sèchement lord Cranmere. C’est un genre de plaisanterie auquel Fanchon ne s’essaierait pas. Elle sait trop que je n’hésiterais pas à l’en punir... d’une manière définitive. D’ailleurs, sa colère devant la fuite de cette vieille chipie était révélatrice. Si vous y tenez, ma chère, mieux vaut pour elle ne pas retomber aux mains de Fanchon. Il faut dire qu’elle a tout fait pour l’exaspérer.

Marianne connaissait trop Adélaïde pour imaginer sans peine comment elle avait pris son enlèvement et sa captivité. Fanchon-Fleur-de-lys, malgré son cynisme et son audace, avait dû trouver à qui parler et il était bien possible, après tout, que l’intrépide demoiselle ait réussi à s’échapper. Mais, dans ce cas, où était-elle ? Pourquoi n’était-elle pas rentrée rue de Lille ?