Quant à Jason, Marianne n’osait s’interroger sur le genre de sentiments qu’il lui inspirait. Affection, estime, tendresse ou simple amitié ? C’était si difficile à démêler ! Confiance, en tout cas, confiance totale, absolue en son courage, en sa valeur d’homme. Avec lui, l’enfant trouverait un père capable de lui inspirer respect, admiration... peut-être amour. Et Marianne elle-même trouverait auprès de lui, sinon le bonheur, du moins la sécurité car, entre elle et tous ceux qui, jusque-là, avaient fait peser sur elle une quelconque menace, Jason saurait interposer sa force, le rempart de ses larges épaules et de son énergie. Il n’y aurait plus de Napoléon... pour Marianne et son enfant, mais pas davantage de Francis Cranmere ou autre triste sire. Ceci compenserait un peu cela et le mystérieux candidat du cardinal ne pourrait certainement pas lui en offrir autant... Mais Jason serait-il prévenu à temps ? S’il était en Amérique, ce n’était même pas la peine d’y songer !...

Lasse de rêver auprès de son feu éteint, Marianne se leva, s’étira et se dirigea vers son lit. Elle avait froid tout à coup. Et puis la fatigue de cette terrible journée l’accablait maintenant. Dormir ! C’était le seul bien souhaitable ! Rêver peut-être à ce pays lointain dont, un soir, dans le pavillon de l’hôtel de Matignon, Jason Beaufort lui avait parlé avec une attirante nostalgie...

Marianne laissa tomber son peignoir, ouvrit son lit. Mais comme elle allait s’y glisser, elle entendit frapper à sa porte.

— Dormez-vous déjà ? chuchota une voix étouffée.

C’était Arcadius enfin rentré, très certainement bredouille de sa chasse à l’argent... et le repos n’était pas encore pour tout de suite. Avec un soupir, Marianne songea qu’il allait falloir lui raconter à peu près tout ce qui s’était passé, sauf ce qui concernait l’enfant et le mariage projeté. Cela, et jusqu’à nouvel ordre, c’était son secret...

— Je viens ! fit-elle à haute voix.

Puis, ramassant son peignoir de dentelle et de batiste, elle l’enfila et alla ouvrir sa porte.

7

LES BALADINS DU BOULEVARD DU TEMPLE

Le moment redoutable était proche. L’heure était venue de rejoindre Francis avec l’argent, mais rien ne distinguait Marianne et Arcadius des autres badauds parisiens quand, vers la fin de l’après-midi du lendemain, ils se mêlèrent à la foule qui se pressait quotidiennement autour des théâtres en plein vent, des baraques foraines et des cafés composant la majeure partie du boulevard du Temple. Vêtue d’une robe de mérinos couleur châtaigne ornée seulement de minces rubans de velours ton sur ton et d’une petite fraise de mousseline blanche, coiffée d’une capote « à l’Invisible » en même velours ornée seulement d’un bouillonné de mousseline sous la passe, une cape brune sur les épaules, Marianne, calme en apparence malgré le malaise qui l’habitait, avait tout à fait l’air d’une jeune bourgeoise venue contempler les merveilles du célèbre boulevard. Arcadius, en chapeau de feutre, cravate noire et habit gris « souris effrayée », lui donnait gravement le bras.

Ils avaient laissé leur voiture derrière les jardins du Café Turc. Le temps était beau et, sous les ormes du célèbre boulevard, de nombreux groupes allaient et venaient, d’un éventaire de pâtissier à un marchand d’oubliés, d’une tente de baladins aux baraques en planches qui constituaient autant de petits théâtres, avides de tout voir dans cette sorte de foire perpétuelle, paradis des funambules, des bateleurs en tous genres... et des Parisiens. Ceux-ci qui, pour la plupart, avaient dîné à cinq heures cherchaient dans la promenade sous les arbres autant une heureuse digestion qu’un spectacle amusant pour la soirée.

Au milieu d’un vacarme infernal de cris, de musique, de boniments hurlés sur un contrepoint fait d’aigres appels de trompettes et du lourd battement des grosses caisses, on s’arrêtait devant l’Espagnol incombustible, un maigre garçon olivâtre en costume clinquant qui buvait de l’huile bouillante et se promenait sur des fers rougis sans paraître autrement incommodé, devant le chien tireur de cartes, devant les puces savantes qui traînaient des carrosses miniatures ou se battaient en duel avec des épingles. Sur un tréteau drapé d’orange et de bleu, un grand vieillard barbu à tête de patriarche déclamait :

— Entrez, mesdames et messieurs, nous donnons aujourd’hui, par extraordinaire, une représentation du « Festin de Pierre ou l’Athée foudroyé », comédie en cinq actes avec changement à vue, pluie de feu au cinquième acte, engloutissement et divertissement avec Mlle Malaga. Le célèbre d’Hauterive jouera Don Juan avec toute sa garde-robe ! Faites voir l’habit du quatrième acte ! Regardez : habit mordoré, jabot et manchettes en dentelles de Flandre. Et maintenant, nous vous présentons la jeune Malaga elle-même, pour vous prouver que sa beauté n’est pas une chimère. Paraissez, jeune Malaga !

Fascinée, malgré elle, autant par le bagout du bonhomme, que par l’ambiance colorée, Marianne vit surgir comme une brillante fusée une adolescente brune, ravissante sous des habits de soie bariolée, ses longues tresses noires ornées de sequins brillants, qui salua le public avec une grâce charmante, arrachant un tonnerre d’applaudissements.

— Comme elle est jolie ! s’écria-t-elle. N’est-ce pas dommage de la produire ainsi sur des tréteaux misérables ?

— Il y a beaucoup plus de talent que vous ne l’imaginez dans toutes ces baraques, Marianne. Quant à Malaga, l’on dit qu’elle est de bonne famille, noble même et que son père, ce barbu qui jusque dans son métier de bateleur garde une sorte de grandeur, est un seigneur déchu à la suite de je ne sais quelle sombre histoire. Mais, si vous le voulez, nous reviendrons un soir les applaudir. J’aimerais que vous voyiez danser Malaga en compagnie de Mlle Rose, sa partenaire. Il y a peu de ballerines, à l’Opéra, qui aient tant de grâce... Pour le moment, je crois que nous avons autre chose à faire.

Marianne rougit. Dans cette atmosphère de fête bon enfant, au milieu de toute cette joie bruyante, factice ou réelle, elle avait oublié un instant la raison profonde de leur excursion au boulevard du Temple.

— C’est vrai. Où se trouve ce Salon des Figures puisque nous devons y rencontrer...

Elle n’alla pas plus loin. Il lui était de plus en plus difficile de prononcer le nom de Francis Cranmere. Arcadius, remontant sous son bras le portefeuille contenant les cinquante mille livres en billets à ordre que Marianne était allée chercher le matin même à la banque Laffitte, désigna, un peu plus loin, un grand bâtiment dont la façade néo-grecque cachait à demi une énorme rotonde et qui dominait, avec quelque hauteur, la foule des tentes et des tréteaux.

— Un peu plus loin que le cirque Olympique où Monsieur Franconi donne ses spectacles de cavalerie et que vous voyez là-bas, cette vieille maison dont le balcon coupe quatre colonnes corinthiennes. C’est le Salon des Figures de cire du sieur Curtius. Un endroit très curieux, vous verrez... mais prenez garde où vous posez vos pieds. C’est fort boueux par ici.

En effet, pour éviter les queues en formation devant les théâtres de la Gaîté et de l’Ambigu-Comique où des affiches aux couleurs criardes sollicitaient le client aussi impérieusement que les bonimenteurs, on dut se rabattre vers le couvert des arbres où le sol, détrempé par une grosse pluie tombée vers le matin, se montrait boueux à souhait. Une bande de gamins passa en braillant un refrain de Désaugiers alors fort à la mode :

« La seule prom’nade qu’ait du prix,

La seule dont je suis épris,

La seule où j’m’en donne, où c’que j’ris

C’est l’boul’vard du Temple à Paris. »

— L’intention est bonne mais la rhétorique regrettable, commenta Jolival en protégeant de son mieux Marianne contre les conséquences boueuses de la charge menée par les gamins. Comme il est regrettable de vous faire passer par ici, mais je préfère ne pas longer des façades.

— Pourquoi donc ?

Du geste, Jolival montra une maison basse, blottie entre le Salon des Figures et un petit théâtre en planches encore désert qu’un grand fronton de toile peinte annonçait comme le Théâtre des Pygmées. Le rez-de-chaussée de cette maison était occupé par un estaminet assez vaste dont la porte s’ouvrait sous une enseigne représentant un épi de blé, coupé par une scie.

— Ce lieu enchanteur est le cabaret de l’Epi-Scié, l’un des domaines de notre chère Fanchon-Fleur-de-Lys. Il vaut mieux ne pas l’approcher de trop près.

La seule évocation de l’inquiétante associée de Francis fit frémir Marianne déjà péniblement impressionnée par ce qui allait venir. Elle hâta le pas. Et, en quelques secondes, on fut à destination. Devant la porte du musée de cire, un superbe lancier polonais montait la garde, si bien imité que Marianne dut s’approcher de tout près pour s’assurer que c’était un mannequin, tandis qu’Arcadius, son portefeuille toujours serré sous le bras, allait payer leurs entrées. Ce lancier était d’ailleurs le seul luxe de cette entrée, des plus modestes avec ses deux lampions et l’aboyeur qui, inlassablement, appelait les Parisiens à venir contempler « plus vrais que nature » les puissants du jour.

Ce fut avec méfiance que Marianne pénétra dans une grande salle noire et assez enfumée dans laquelle la lumière pénétrait par des fenêtres qui avaient besoin d’un sérieux nettoyage. Le jour, cependant clair au-dehors, y était gris, brouillé. Cela conférait aux personnages de cire qui la peuplaient une étrange irréalité qui eût peut-être été angoissante si les exclamations et les rires des visiteurs ne se fussent chargés d’alléger l’atmosphère.

— Il fait froid, ici, murmura la jeune femme en frissonnant tandis que sous couleur d’admirer une très martiale reproduction du défunt maréchal Lannes, ils observaient les alentours pour voir si, parmi ces gens réels ou non, ils allaient reconnaître Francis.