Au-dehors, il y eut un cliquetis d’armes. Arrachée à sa songerie, Marianne vit la petite silhouette rouge du pseudo-cardinal s’engouffrer dans la berline, suivie de la longue silhouette maigre de l’abbé qui, devant le capitaine commandant l’escorte, se signa précipitamment plusieurs fois, comme s’il avait vu le Diable. Dans la nuit, elle entendit claquer la portière puis les fouets des postillons et, avec un bruit d’apocalypse, la voiture, enveloppée de son escorte piaffante, quitta la rue Chanoinesse au grand trot, sans qu’aucun visage se fût montré aux fenêtres voisines. Alors, derrière Marianne, s’éleva la voix mesurée du valet qui, tout à l’heure, l’avait accompagnée.
— Madame veut-elle que je la reconduise jusqu’à sa voiture ? Il faut maintenant que je ferme la maison.
Elle alla reprendre le manteau qu’en entrant elle avait déposé sur un siège, remit ses gants et glissa la précieuse lettre dans une poche intérieure.
— Je suis prête, dit-elle seulement.
Maintenant que son parrain était parti, qu’elle se retrouvait seule en face d’elle-même, Marianne sentit la détresse l’envahir. Un mois ! Dans un mois il lui faudrait épouser quelqu’un... Un parfait inconnu peut-être ! Comment ne pas être affolée, épouvantée devant une telle perspective ? Bien sûr, elle avait la faculté de choisir elle-même si elle voulait éviter d’être contrainte à mettre sa main dans celle de l’inconnu, dont son parrain ne voulait pas dire le nom, fidèle en cela à ce goût profond du mystère qu’elle lui avait toujours connu. Personne n’avait été aussi secret que l’abbé de Chazay et apparemment le cardinal de San Lorenzo conservait les mêmes habitudes hermétiques. Et d’ailleurs, en admettant même qu’un nom eût été prononcé, lui eût-il appris quelque chose ? Non... à tout prix, il fallait trouver quelqu’un, quelqu’un qui ne lui ferait ni peur ni horreur, un homme qu’à défaut d’aimer elle pût au moins estimer. Les filles de sa caste, elle l’avait toujours su, se mariaient le plus souvent sans connaître leur fiancé. Seules les familles entraient en jeu. C’était, là aussi, une sorte de pacte conclu à l’avance. Il était peut-être normal, après tout, que ce fût son sort à elle, mais l’indépendance qu’elle avait trouvée dans l’existence tumultueuse à laquelle le destin l’avait contrainte l’empêchait d’accepter, sans lutte, de se plier à la règle habituelle. Elle voulait choisir. Mais alors, qui épouser ?
Tout en suivant à travers les salons obscurs le valet armé d’un lourd chandelier, Marianne passait fébrilement en revue les hommes qui l’entouraient, auxquels, peut-être, elle pourrait faire appel. Fortunée lui avait fait remarquer que toute la Garde Impériale était éprise d’elle, mais, parmi tous ces hommes, elle ne pouvait distinguer un visage, un caractère auquel accrocher un espoir. Elle ne les connaissait presque pas et le temps lui manquait pour faire connaissance. Certains, d’ailleurs, étaient mariés, d’autres ne souhaitaient pas convoler... et surtout pas, sans doute, dans de telles conditions, car Marianne était assez sage pour comprendre qu’entre lui faire la cour, c’est-à-dire tenter d’obtenir ses faveurs, et l’épouser, il y avait une très large distance. Clary ? Le prince autrichien n’épouserait pas une chanteuse d’opéra. D’ailleurs il était déjà marié à la fille du prince de Ligne. De toute façon, Marianne n’accepterait jamais d’appartenir au même peuple que cette Marie-Louise détestée. Alors ?... Demander à Napoléon de lui choisir un mari n’était plus possible pour les raisons qu’avait évoquées le cardinal. De plus, elle aurait horreur d’être remise, par l’homme qu’elle aimait, à un quelconque mari qui ne pourrait être qu’un complaisant. Mieux valait l’inconnu choisi par son parrain, puisqu’il lui avait promis qu’elle ne pourrait rien lui reprocher.
Un instant, l’idée lui vint d’épouser... Arcadius, mais cette idée-là, malgré le tourment dans lequel elle se débattait, lui arracha un sourire. Non, en vérité, elle ne se voyait pas devenue Mme de Jolival. Elle aurait l’impression d’épouser son propre frère, ou tout au moins son oncle.
Mais, en retrouvant, dans la rue, Gracchus-Hannibal Pioche qui abaissait le marchepied de sa voiture, elle eut une sorte d’éblouissement. La réponse qu’elle cherchait venait de fulgurer en elle en apercevant la ronde figure et la tignasse rousse du jeune garçon, qu’aucun chapeau ne pouvait contenir convenablement. Car, à côté de ce visage et par association d’idées, elle venait d’en voir apparaître un autre. Et l’impression fut si forte qu’elle lui arracha une exclamation.
— C’est lui ! C’est lui qu’il me faut !
Elle avait parlé haut et Gracchus s’étonna.
— Plaît-il, Mademoiselle Marianne ?
— Rien, Gracchus ! Mais, dis-moi, je peux toujours compter sur toi ?
— Cette question, Mademoiselle Marianne ! Vous avez besoin de moi ? Alors, commandez.
Marianne n’hésita pas. Cette fois, elle avait choisi et elle en éprouva comme une délivrance.
— Merci, mon garçon. A dire vrai, je n’en doutais pas. Ecoute, en rentrant tu iras changer de vêtements, tu prendras un costume de voyage et tu selleras un cheval. Ensuite, tu viendras me rejoindre. Je te donnerai une lettre qu’il faudra porter au plus vite.
— Je ne m’arrêterai que le temps de relayer. Je vais loin ?
— A Nantes. Mais, pour le moment, à la maison, Gracchus, et ventre à terre !
Une heure plus tard, Gracchus-Hannibal Pioche, botté jusqu’au ventre, empaqueté dans un ample manteau de cheval à l’épreuve des plus fortes pluies, un chapeau rond enfoncé sur les sourcils, franchissait au galop le portail de l’hôtel d’Asselnat. Debout derrière une fenêtre de la galerie du premier étage, Marianne le regardait partir. C’est seulement quand Augustin, le portier, eut refermé le lourd vantail qu’elle quitta son poste d’observation et regagna sa chambre où flottait encore l’odeur de la cire à cacheter.
Machinalement, elle revint vers son petit bureau, referma le sous-main de maroquin bleu en prenant soin d’en tirer la lettre, sans autre signature qu’un F, qu’elle y avait laissée tout ouverte, tout à l’heure. Cette lettre, trouvée en rentrant de la rue Chanoinesse, lui donnait rendez-vous le lendemain soir avec les cinquante mille livres. Elle eut la tentation de la brûler, mais dans, la cheminée le feu s’était éteint et puis elle pensa qu’il valait mieux la montrer à Jolival qui, à cette heure pourtant fort tardive, n’était pas encore rentré. Il devait chercher l’argent de la rançon. D’ailleurs, les quelques mots brefs de Francis n’avaient pas eu le pouvoir d’arracher même un tressaillement à Marianne. Elle les avait lus avec détachement, comme s’ils ne l’avaient pas vraiment concernée. Toute son attention, toute son anxiété même étaient attachées à une autre lettre, celle qu’elle venait d’écrire et que, maintenant, Gracchus emportait vers Nantes...
En fait, c’était une double lettre. La première était adressée au consul des Etats-Unis, Robert Patterson, et le priait de vouloir bien faire parvenir, au plus vite, la seconde à destination. Mais Marianne ne se dissimulait pas que cette seconde lettre était un peu semblable à la bouteille que jette à la mer le naufragé accroché à son rocher désert. Où était Jason Beaufort, à cette heure ? Sur quelle mer naviguait le navire dont Marianne n’avait jamais voulu savoir le nom ? Un mois était si court et le monde était si grand !... Pourtant, si hasardée qu’elle fût, Marianne n’avait pu se retenir de l’écrire, cette lettre, qui appelait à elle l’homme qu’elle avait si longtemps cru haïr et qui cependant, à cette heure, lui semblait le seul assez sûr, assez énergique, assez dévoué... assez homme vrai enfin pour qu’elle osât lui demander son nom pour l’enfant de Napoléon.
Jason, habitué dès l’enfance à empoigner la vie par les cornes, à lutter contre elle à mains nues, Jason qui n’acceptait pour maître que l’océan, Jason des quatre vents et des quatre horizons... celui-là saurait les défendre et les protéger, elle et son enfant. Ne l’avait-il pas, jadis, suppliée de le suivre pour qu’elle pût trouver la paix et le repos dans son immense et libre pays ? Ne lui avait-il pas écrit : « Souvenez-vous que j’existe, et que j’ai une dette envers vous... » ? Maintenant, cette dette, Marianne allait lui demander de la payer. Il ne pourrait pas refuser puisque si Marianne en était là où le destin l’avait conduite, c’était un peu à cause de lui. Il l’avait arrachée, une nuit, des carrières de Chaillot et des griffes de Fanchon-Fleur-de-Lys. Maintenant, il fallait à tout prix qu’il vînt et qu’il l’arrachât à cet inconnu mystérieux que son parrain voulait lui faire épouser. Il le fallait !
C’était, pour Marianne, la seule chance d’accepter, sans horreur, le mariage inévitable.
Pourtant, elle le savait, en appelant Jason auprès d’elle, Marianne s’engageait dans la voie du plus cruel sacrifice, celui qu’elle avait, tout à l’heure, repoussé avec désespoir en face de son parrain : elle renonçait à vivre dans l’orbite de Napoléon, elle se condamnait à se séparer de lui, pour toujours peut-être. Jason, s’il consentait à donner son nom à l’enfant de Marianne, n’était pas homme à accepter du même coup un rôle de grotesque, de mari postiche ou de complaisant. Devenu l’époux de Marianne, et même s’il n’en exerçait pas les droits, faveur qu’elle se faisait forte d’obtenir, Marianne n’en devrait pas moins le suivre et accepter d’aller vivre là où il le désirerait, très certainement en Amérique... Un océan la séparerait de l’homme qu’elle aimait, elle ne vivrait plus sous le même ciel, ne respirerait plus le même air... mais n’était-elle pas déjà séparée de lui par cette femme qui avait maintenant sur lui tous les droits, qui se dressait entre eux comme une barrière difficile à franchir ? Seul, l’enfant resterait et, par lui, Marianne savait qu’elle demeurerait attachée à son amour mieux encore que par les liens charnels. Il faudrait bien que cela lui suffît pour orienter sa vie et lui conférer un intérêt.
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