Le dur rappel à ses origines cingla Marianne. En un éclair, elle revit, dans son cadre d’or, la silhouette racée, le beau visage hautain de son père puis, sur l’écran brumeux du souvenir, celui, plus ingrat mais plus tendre et tout aussi fier, de sa tante Ellis. Leurs ombres ne seraient-elles pas en droit de se détourner avec colère d’une fille incapable d’accepter le sacrifice qu’exigeait l’honneur, eux qui avaient subordonné leur vie entière à ce même honneur... et cela jusqu’à la suprême abnégation ? Pour la première fois, Marianne sentit qu’elle appartenait toujours à ce vieil arbre dont les racines plongeaient au plus profond de la terre d’Auvergne et dont la tête, si souvent, avait frôlé le ciel ; elle aperçut, comme s’ils se fussent tout à coup levés des ombres de cette bibliothèque, la longue lignée de ses ancêtres français et anglais qui, tous, avaient lutté, souffert pour conserver intacts leur vieux nom et ce principe d’honneur que l’époque actuelle s’efforçait d’oublier. Alors, d’un seul coup, elle capitula.

— J’accepte ! articula-t-elle nettement.

— A la bonne heure ! J’étais certain...

— Entendons-nous bien, coupa la jeune femme. J’accepte le principe de me marier dans un mois, d’ici là, je ferai tous mes efforts pour pouvoir choisir moi-même mon époux.

— Je n’y vois aucun inconvénient dès l’instant que tu le choisiras digne de nous. Je te demande seulement de venir, aux lieu et heure que je te ferai connaître, seule ou accompagnée. Disons, si tu le veux, que nous concluons ce soir un pacte : tu sauves toi-même ton honneur et je te délivre de Francis Cranmere, ou bien tu t’engages à accepter le sauveur que j’amènerai. Nous sommes d’accord ?

— Un pacte est un pacte, affirma Marianne. Je m’engage à respecter celui-là.

— C’est bien... Dans ce cas, je vais commencer à remplir ma part du contrat.

Il se dirigea vers un grand secrétaire ouvert dans un coin, prit une feuille de papier, une plume et griffonna quelques mots tandis que Marianne, éprouvant le besoin de se réconforter, se versait une nouvelle tasse de café. Elle ne cherchait pas à revenir sur les mots qu’elle avait prononcés, encore qu’elle évaluât déjà l’horreur de la situation dans laquelle elle se trouvait, mais un doute, tout à coup, lui venait, qu’elle exprima sans plus tarder.

— Au cas où... de mon côté je ne trouverais personne, puis-je vous demander une grâce, Parrain ?

Sans répondre, il tourna les yeux vers elle, attendant.

— Si je dois prendre le mari de votre choix, je vous en supplie, songez d’abord à l’enfant... et ne lui faites pas porter le nom d’un ennemi de son père !

Le cardinal sourit, haussa les épaules et retrempa sa plume dans l’encrier.

— Ma fidélité au Roi ne va tout de même pas jusqu’à me faire commettre de telles noirceurs ! reprocha-t-il doucement. Tu me connais assez cependant pour qu’une telle idée n’ait même pas dû t’effleurer.

Il acheva sa lettre, la sabla, la plia et la cacheta, puis la tendit à sa filleule.

— Prends ceci. Dans quelques minutes, je vais devoir quitter Paris et je ne veux pas te laisser dans la situation dangereuse, inextricable où tu te trouves. Demain matin, tu te présenteras avec cette lettre chez le banquier Laffitte. Il te donnera les cinquante mille livres qu’exige ce démon anglais. Ainsi, tu pourras respirer un moment... et récupérer cette folle Adélaïde que l’âge n’a pas dû améliorer.

La stupeur coupa le souffle de Marianne comme n’avait pas su le faire la conversation, cependant peu ordinaire, qu’elle venait d’avoir avec le cardinal. Elle regardait, sans oser la prendre, la lettre offerte comme si elle était un objet absolument miraculeux. Cette magnifique générosité la déroutait tout en l’obligeant à chasser la rancune que lui inspirait l’attitude sévère de son parrain. Elle l’avait trouvé implacable, intransigeant sans, cependant, parvenir un seul instant à lui donner tort. Elle avait cru qu’il obéissait à la seule notion du devoir et voilà qu’en un trait de plume il donnait à sa protection toute la réalité de son ampleur et de sa chaleur. Les larmes lui montèrent aux yeux car, un moment, elle avait cru qu’il ne l’aimait plus autant. Le cardinal s’impatienta :

— Allons, prends et ne pose pas de questions auxquelles on ne pourrait te répondre. Ce n’est pas parce que tu m’as connu pauvre comme Job qu’il ne m’est pas possible de trouver de l’argent pour te sauver la vie.

Toute question, d’ailleurs, était désormais impossible. La porte de la bibliothèque venait de s’ouvrir et livrait passage à un autre cardinal. Vêtu comme il convenait à son rang, le nouveau venu était aussi petit que son collègue de San Lorenzo, mais son visage, très beau, avait un grand air de noblesse et offrait une ressemblance assez grande avec le portrait de la cheminée.

— La voiture et l’escorte viennent d’arriver, mon pauvre ami. Il nous faut partir... Votre cheval vous attend à l’écurie avec votre bagage et les vêtements nécessaires.

— Je suis prêt, s’écria presque joyeusement Gauthier de Chazay en saisissant les mains du nouveau venu et en les serrant avec affection. Mais, mon cher

Philibert, je ne vous remercierai jamais assez de vous sacrifier ainsi ! Marianne, je veux te présenter au chanoine de Bruillard qui, non content de m’avoir hébergé, pousse le souci de l’amitié jusqu’à jouer mon rôle cette nuit.

— Mon Dieu, s’écria Marianne, j’avais oublié. C’est vrai, on vous envoie à Reims. Mais alors...

— Mais alors, je n’irai pas. Tandis que, dans la voiture escortée par les gendarmes de Monsieur le duc de Rovigo, mon ami Philibert roulera tranquillement vers Reims en compagnie de l’abbé Bichette, moi, déguisé en domestique, je galoperai vers l’Italie où le Saint-Père attend que je lui rende compte d’une certaine mission.

Interdite, serrant machinalement entre ses mains la lettre précieuse qui lui assurait un an de liberté, elle regardait les deux cardinaux, le vrai et le faux, en se demandant si elle avait réellement jamais connu Gauthier de Chazay. Qui était-il au juste cet homme qui avait lutté si farouchement pour sauver le bébé qu’elle était, dont la vie n’était que mystère, qui, certainement toujours sans la moindre fortune, pouvait néanmoins d’un trait de plume payer une rançon princière et qui, prince de l’Eglise, courait les routes à cheval sous un habit de domestique ?

Conscient, sans doute, du trouble de sa filleule, l’ancien abbé vint à elle et l’embrassa tendrement.

— Ne cherche pas à deviner ce qui est hors de ta portée, Marianne ! Pense seulement que tu es toujours mon enfant chérie et que je te veux heureuse... même si les moyens que j’emploie pour te conduire au bonheur ne te conviennent guère. Que Dieu te garde, mon petit ! Je prierai pour toi comme je l’ai toujours fait.

Vivement, il traça une bénédiction sur le front de la jeune femme puis se dirigea vers la fenêtre qu’il ouvrit.

— C’est le chemin le plus rapide pour aller à l’écurie sans rencontrer personne, fit-il. Adieu, mon cher

Philibert. Renvoyez-moi Bichette où vous savez quand vous le pourrez. J’espère que vous n’aurez pas à souffrir de notre supercherie.

— N’ayez crainte. Les gendarmes de Savary n’y verront que du feu... ou tout au moins de la pourpre car, pour mon visage, je le cacherai autant que possible. D’ailleurs, nous ne sommes très connus ni l’un ni l’autre. Certes, vos frères du Sacré Collège seront quelque peu surpris en me voyant arriver, mais je les informerai et après quelques jours, sous mon aspect réel cette fois, je trouverai bien moyen de revenir ici... où mes gens auront condamné ma porte sous prétexte d’une maladie contagieuse. Bonne route, mon cher Chazay ! Mettez aux pieds du Saint-Père ma filiale affection, mon respect et mon obéissance.

— Ce sera fait. Adieu, Marianne. Quand tu l’auras retrouvée, embrasse pour moi cette folle d’Adélaïde. Nous nous sommes toujours copieusement chamaillés, mais je l’aime bien.

Ayant dit, Son Eminence enjamba la fenêtre et sauta dans la cour. Marianne le vit courir vers une remise qui s’ouvrait dans l’ombre de la haute et mince tour carrée. Le chanoine de Bruillard s’inclina légèrement devant elle.

— Il sortira par la berge de la Seine, soyez sans inquiétude pour lui. Quant à moi, permettez-moi de prendre congé. L’abbé Bichette m’attend à côté et les gendarmes dans la rue.

Tout en parlant, il endossait une vaste cape dont il releva le col de manière à masquer la plus grande partie de son visage puis, sur un dernier signe de tête, il quitta la bibliothèque. Par la porte ouverte, Marianne entrevit l’abbé Bichette qui, plus que jamais, avait l’air d’une poule affolée et les uniformes bleus de quelques gendarmes. Dans la rue, qu’elle aperçut par une fenêtre munie de barreaux, elle vit une grosse berline, toutes lanternes allumées, attendant au milieu d’un peloton de cavaliers, en bicornes noirs et plumets rouges, dont les chevaux arrachaient des étincelles au vieux pavé royal. Tout cet appareil guerrier pour encadrer deux paisibles serviteurs de Dieu parut tout à coup à la jeune femme excessif et mesquin à la fois, de toute façon intolérable. Mais, en se souvenant de la désinvolture avec laquelle Gauthier de Chazay avait escaladé la fenêtre, en retrouvant au creux de sa main la lettre qui valait tant d’argent, argent que lui compterait le propre banquier de l’Empereur, un doute lui vint. Ce petit cardinal, si frêle et si inoffensif d’apparence, ne représentait-il pas une puissance infiniment plus active et plus redoutable qu’elle ne pouvait l’imaginer ? Il semblait commander, comme Dieu lui-même, aux événements et aux hommes. Dans un mois, sur son ordre, un homme serait prêt à l’épouser, elle, Marianne, une parfaite inconnue, enceinte de surcroît. Pourquoi ? Dans quel but ? Pour se plier à quelle obéissance ?