— C’est possible mais c’est aussi la raison primordiale pour laquelle je veux être irrévocablement séparée de Francis Cranmere. L’enfant né d’un empereur ne doit pas porter le nom d’un bandit ! Si vous refusez de dénouer le lien qui m’attache encore à lui, sachez que je ne reculerai devant rien, vous entendez, devant rien, pas même le meurtre le plus froid, le mieux prémédité pour faire sortir, de force, Francis Cranmere de ma vie.

Le cardinal dut sentir qu’elle pensait, implacablement chacun des mots de sa menace, car elle le vit pâlir en même temps qu’une curieuse expression d’orgueil s’allumait dans son regard toujours si calme et si doux. Marianne s’attendait à un cri de colère, à une protestation violente. Au lieu de cela, elle eut droit à un soupir découragé... et à un sourire moqueur.

— Ce qu’il y a d’épuisant avec vous autres, les Asselnat, remarqua Gauthier de Chazay, c’est votre caractère impossible. Si l’on n’accomplit pas vos volontés, toutes vos volontés et dans l’instant même, vous jetez feu et flammes et vous menacez de tuer tout le monde. Le pire d’ailleurs, c’est qu’en général, non seulement vous le faites, mais encore vous avez raison.

— Quoi ? s’écria Marianne abasourdie, vous me conseilleriez de...

— D’envoyer Francis Cranmere rejoindre ses nobles ancêtres ? En tant qu’homme je n’y verrais aucun inconvénient... et même je crois bien que j’applaudirais. Mais en tant que prêtre je dois condamner toute violence, même amplement méritée. Non, Marianne, si je dis que tu as raison, c’est lorsque tu affirmes que l’enfant à venir ne doit pas porter le nom de ce misérable... mais uniquement parce qu’il sera ton fils à toi.

Un éblouissement passa devant les yeux de Marianne qui sentit la victoire à portée de sa main.

— Alors, vous consentez à demander l’annulation ?

— Pas si vite. Réponds seulement à une question. Depuis quand sais-tu... pour l’enfant.

— Depuis aujourd’hui et, en quelques mots, elle retraça le malaise qui l’avait saisie aux Tuileries.

— Peux-tu... je regrette d’aborder un sujet aussi intime mais nous n’en sommes plus aux délicatesses... peux-tu dire approximativement à quand remonte... l’événement ?

— C’est, je pense, assez récent... Pas plus d’un mois certainement, peut-être moins.

— Curieuse façon pour un souverain d’attendre sa fiancée ! remarqua le cardinal sarcastique. Mais n’épiloguons pas. Le temps presse. Alors, écoute-moi maintenant et surtout n’émet pas la moindre objection car ce que je vais te dire sera l’expression de ma volonté formelle, irrévocable. C’est à ce prix seulement que je veux t’aider sans trahir ma conscience ni mon devoir. Tout d’abord, tu garderas secrète la nouvelle que tu viens de m’annoncer. Tu entends : absolument secrète pendant quelque temps. Car il ne faut à aucun prix que Francis Cranmere en ait vent. Il pourrait tout détruire et avec un homme comme lui on ne prend jamais trop de précautions. Alors, pas un mot, même à ceux qui t’entourent de plus près.

— Je ne dirai rien. Ensuite ?

— La suite m’appartient. Dans quinze jours, le temps pour moi de rejoindre le Saint-Père à Savone, ton mariage sera nul... mais dans un mois tu seras remariée !

Marianne crut avoir mal entendu et demanda :

— Qu’avez-vous dit ? J’ai mal compris.

— Non. Tu n’as pas mal compris. J’ai dit : dans un mois tu seras remariée.

Il avait prononcé le mot avec tant de force que Marianne, abasourdie, ne trouva, sur le moment, rien de valable à répondre. Elle se contenta de balbutier pauvrement :

— Mais enfin, ce n’est pas possible ! Est-ce que vous vous rendez compte de ce que vous dites ?

— Je n’ai pas pour habitude d’employer des mots dont je ne connais pas la valeur exacte et je te rappelle que je t’ai avertie tout à l’heure ; j’ai dit : pas d’objections ! Néanmoins, je consens à me répéter, mais je vais le faire sans m’encombrer de périphrases : si tu es enceinte d’un mois, il faut que dans un autre mois tu sois l’épouse d’un homme convenable dont toi et l’enfant pourrez porter le nom sans rougir. Tu n’as pas le choix, Marianne ! Et ne viens pas me parler de ton amour, de ton empereur ou de ta liberté ! Place à l’enfant puisqu’il s’annonce ! Il lui faut un nom, un père puisque l’homme qui l’a engendré ne peut rien pour lui.

— Rien ? s’insurgea Marianne. Mais il est l’Empereur ! Ne croyez-vous pas qu’il est assez puissant pour assurer à son enfant un avenir convenable ?

— Je ne nie pas sa puissance, encore que je lui voie des pieds d’argile, mais peux-tu assurer que l’avenir ou le temps lui appartiennent aussi ? Qu’adviendra-t-il s’il tombe un jour ? Et qu’adviendra-t-il de toi et de l’enfant ? Pas de bâtard chez nous, Marianne ! Tu dois ce sacrifice à la mémoire de tes parents, à l’enfant... et à toi-même par-dessus le marché. Sais-tu comment la société traite une fille mère ? Es-tu tentée par cet état ?

— Depuis que je sais mon état, je m’attends à souffrir, à lutter...

— Pour quoi ? Pour qui ? Pour te garder à un homme qui, si je ne me trompe, vient d’en épouser une autre ?

— Ce n’est pas à vous que j’apprendrai les impératifs d’une raison d’Etat ! Il devait se marier... mais moi je ne peux pas !

— La raison ?

— Il ne me le permettra pas !

Le cardinal eut un petit rire moqueur.

— Ah vraiment ? Tu le connais bien mal ! Mais, malheureuse, c’est lui qui te mariera, et sans traîner, dès qu’il saura que tu portes un enfant. Quand ses maîtresses n’étaient pas en puissance de mari, il s’est toujours arrangé pour leur en trouver un. Pas d’histoires et pas de complications. Cela a toujours été sa devise en matière d’amour. Son propre ménage lui a donné suffisamment de fil à retordre.

Marianne savait bien que tout cela était la vérité même, mais elle ne pouvait admettre l’affolante perspective que son parrain venait d’ouvrir devant elle.

— Mais enfin, Parrain, réfléchissez ! Un mariage est une chose grave, une chose qui comporte... des réalités. Et vous voulez que j’aille, les yeux fermés, confier mon sort, ma vie... et ma personne à un parfait inconnu, un inconnu qui aura sur moi tous les droits, que je devrai supporter jour après jour, nuit après nuit ? Ne pouvez-vous comprendre qu’à son contact tout mon être se hérissera d’horreur ?

— Je comprends surtout que tu veux de toutes tes forces et contre toute raison demeurer la maîtresse de Bonaparte et qu’en effet les réalités de l’amour n’ont plus de secrets pour toi. Mais qui te parle de contacts ? Ou même de cohabitation ? Il est possible d’épouser un homme et de vivre sans lui. Je n’ai jamais entendu dire que la belle princesse Borghèse, cette bacchante de Pauline, vécût beaucoup avec le pauvre Camillo. Je te le dis et te le répète : il faut, impérativement, que dans un mois tu sois mariée.

— Mais à qui ? Vous pensez à quelqu’un pour être aussi catégorique... Qui ?

— Cela me regarde. Sois sans crainte, l’homme que je choisirai pour toi, que j’ai déjà choisi, sera tel que tu n’auras à me faire aucun reproche même léger. Tu garderas la liberté qui t’est si chère... tout au moins dans les limites de la décence. Mais ne crois surtout pas que je désire te contraindre. Tu peux, si tu le désires ou si tu en as les moyens, choisir toi-même.

— Comment le pourrais-je ? Vous m’avez interdit de dire à qui que ce soit que j’attends un enfant et je n’accepterai jamais de tromper ainsi un honnête homme.

— S’il se trouve un homme, digne de toi et des tiens, qui t’aime assez pour t’épouser dans ces conditions, je n’y verrai aucun inconvénient. Je te ferai savoir où et quand tu devras me rejoindre pour la célébration du mariage. Si l’homme que tu auras choisi t’accompagne, je vous unirai... Si tu es seule, tu accepteras celui que je t’amènerai.

— Qui sera-t-il ?

— N’insiste pas ! Je ne te dirai rien de plus. Tu devras me faire confiance entière... et tu sais que je t’aime comme ma fille. Acceptes-tu ?

Lentement, Marianne baissa la tête, toute sa joie orgueilleuse de tout à l’heure envolée au souffle fade des réalités quotidiennes. Depuis qu’elle se savait enceinte, elle s’était laissé emporter par le sentiment exaltant de porter le fils de l’Aigle et, un moment, elle avait cru que cela lui permettrait de tenir tête au monde entier. Mais la raison, elle le comprenait bien, était du côté de son parrain, car, si pour elle-même elle dédaignait l’opinion d’autrui, si elle était prête à tout affronter, à tout combattre, avait-elle le droit d’imposer à son enfant le boulet de la bâtardise ? Certains hommes du monde, elle le savait, n’étaient pas les fils de ceux dont ils portaient le nom. Le charmant Flahaut était le fils de Talleyrand et tout le monde le savait, mais, s’il pouvait faire dans l’armée l’éclatante carrière qui était sienne, c’était parce que le mari de sa mère avait couvert de son nom la tache avilissante qui lui aurait fermé les portes du monde. Et Marie Walewska n’était-elle pas repartie vers les neiges de Walewice pour que le vieux comte, son époux, pût reconnaître l’enfant à venir ?... Brusquement, les lois de la société opposaient leur mur infranchissable aux rêves enchantés de Marianne. Elle avait trop de bon sens pour ne pas comprendre qu’il lui fallait faire plier son cœur, son amour devant la dure nécessité. Comme l’avait dit le cardinal, elle n’avait pas le choix. Pourtant, au moment de prononcer une acceptation qui, presque autant que le « oui » fatidique, lierait son destin, elle tenta de lutter encore.

— Je vous en supplie, laissez-moi voir au moins l’Empereur, lui parler... Il trouvera peut-être une solution. Laissez-moi un peu de temps.

— C’est la seule chose que je ne puisse te donner : le temps. Il faut aller vite, très vite... et, à ton air, je devine que tu ne sais même pas quand tu reverras Napoléon. D’ailleurs, à quoi bon ? Je te l’ai dit : si tu vas lui expliquer ta situation, il la dénouera lui-même de la seule manière possible : il te mariera à l’un ou l’autre de ses gens à blason clinquant, quelque fils d’aubergiste ou de palefrenier que tu devras, en plus, remercier humblement de vouloir bien accepter de t’épouser, toi, une d’Asselnat, dont les ancêtres sont entrés dans Jérusalem aux côtés de Godefroi de Bouillon et dans Tunis avec Saint Louis ! L’homme auquel je pense ne te demandera rien... et ton fils sera prince !