Les trois derniers mots, bien entendu, s’adressaient à Marianne qui pénétra dans une petite mais confortable bibliothèque dont les boiseries claires, les riches reliures et les fraîches tapisseries de Beauvais ne sentaient pas plus l’ecclésiastique que le reste de la maison. Au-dessus d’un secrétaire de Boulle, dans un ovale d’or fin, le portrait d’une très jolie femme coiffée à l’oiseau royal souriait avec malice entre deux hauts chandeliers de bronze doré, tandis qu’au-dessus de la cheminée le jeune roi Louis XV en costume de sacre semblait étendre dans toute la pièce l’azur de son manteau royal.
Voyant que Marianne regardait ce portrait avec un peu de surprise, le cardinal sourit.
— Le chanoine de Braillard est le fils naturel du roi Louis XV et de cette belle dame que tu vois sur le secrétaire. De là ce portrait que l’on ne rencontre plus très souvent dans les salons parisiens. Mais laissons cela et viens t’asseoir près du feu que je te voie mieux. Depuis que je t’ai quittée, tout à l’heure, je n’ai cessé de penser à toi, de chercher à comprendre par quel miracle tu te trouves à Paris et comment, toi que j’ai mariée à un Anglais, je te rencontre dans la cour des Tuileries en compagnie d’un Autrichien.
Marianne eut un petit sourire sans conviction. Le moment difficile entre tous était venu. Elle était décidée à l’affronter sans tarder, sans chercher la plus mince échappatoire et même sans s’accorder le bénéfice des souvenirs si chers que Mgr de Chazay ne manquerait pas d’évoquer.
— Ne cherchez pas, cher Parrain... vous ne pourriez pas trouver. Ce qu’a été ma vie, depuis la minute où nous nous sommes quittés, ni vous ni personne ne pourrait l’imaginer. A dire vrai, il y a des moments où je me demande si, tout ce que j’ai vécu, cela n’a pas été un simple cauchemar ou encore une histoire que l’on m’a racontée !
— Que veux-tu dire ? demanda le cardinal en tirant un fauteuil en face de celui dans lequel il avait fait asseoir Marianne. Je n’ai eu aucune nouvelle d’Angleterre depuis le jour de ton mariage.
— Alors... vous ne savez rien... absolument rien ?
— Mais rien, je te l’affirme. Dis-moi d’abord où est passé ton mari.
— Non, coupa Marianne vivement, je vous en prie, laissez-moi vous dire... à ma manière, comme je pourrai. C’est déjà tellement difficile.
— Difficile ? Je croyais t’avoir appris à ne jamais te laisser arrêter par les difficultés.
— Aussi ne m’arrêterai-je pas. Vous allez comprendre tout de suite ce que je veux dire. Parrain... l’hôtel d’Asselnat est à moi. L’Empereur me l’a donné. Je suis... cette fille d’opéra dont vous parliez tout à l’heure.
— Comment ?
Sous le coup de la surprise, le cardinal s’était levé. Il n’y avait plus trace, sur son visage sans beauté, de la moindre gaieté, ni même de vie. C’était un masque de pierre grise, figé dans une curieuse absence d’expression. Mais, malgré le choc qu’elle sentait bien lui avoir porté, Marianne éprouvait une délivrance, un allégement. Le plus difficile était dit.
Silencieusement, le cardinal se dirigea vers un angle de la pièce où un crucifix d’ivoire reposait dans un cadre de velours rouge et il s’arrêta un instant devant lui, sans fléchir les genoux, sans prier apparemment mais, quand il se retourna et revint vers Marianne, son visage avait retrouvé un peu de couleur. Il reprit sa place dans son fauteuil mais, peut-être pour éviter de regarder sa filleule, il se tourna vers le feu, lui tendit ses mains blanches.
— Raconte, dit-il doucement. Je t’écouterai jusqu’au bout sans t’interrompre.
Alors, Marianne commença le long récit...
L’arrivée du café, porté par le valet impassible et escorté avec vénération par un abbé Bichette visiblement dévoré de curiosité, coïncida juste avec les dernières paroles de Marianne. Fidèle à sa promesse, le cardinal n’avait pas sonné mot tout au long du récit, mais il s’était agité plus d’une fois dans son fauteuil. Maintenant, il considérait le plateau à café avec la reconnaissance que l’on réserve à une détente inattendue au milieu d’une chaude bataille.
— Laissez cela, Bichette, dit-il à l’abbé qui se mettait en devoir de remplir les tasses, très certainement pour rester plus longtemps. Nous nous servirons nous-mêmes.
Déçu mais obéissant, l’abbé disparut. Gauthier de Chazay se tourna alors vers Marianne.
— Il y a longtemps que tu ne m’as servi ni thé ni café, Marianne. J’espère que tu n’as pas oublié.
Les yeux soudain emplis de larmes, à cette remarque qui lui rendait d’un seul coup son enfance et sa place au sein de la famille, elle se dirigea vers la petite table, ôta ses gants qu’elle jeta dans un coin et commença de servir l’odorant breuvage. Attentive à ce qu’elle faisait, elle ne regardait pas son parrain. Aucun d’eux ne parlait. C’est seulement en lui tendant sa tasse qu’elle osa demander :
— Vous... ne me jugez pas trop sévèrement ?
— Je ne m’en reconnais pas le droit. Je n’aimais ni ce mariage ni lord Cranmere... et je suis parti. Maintenant, je sais que j’aurais dû demeurer, veiller sur toi au lieu de t’abandonner. Dieu sans doute ne le voulait pas puisque, à quelques minutes près, tu m’aurais retrouvé, sur le quai de Plymouth, et tout eût été différent. Toi, tu n’avais pas le choix. Il fallait bien que tu suives ton destin et, s’il est ce qu’il est aujourd’hui, j’en ai ma part... Non, en vérité, je n’ai pas le droit de t’adresser le moindre reproche car ce serait te reprocher d’avoir survécu !
— Alors, aidez-moi, Parrain... délivrez-moi de Francis Cranmere !
— Te délivrer ? Comment le pourrais-je ?
— Jamais lord Cranmere ne m’a touchée. Mon mariage est blanc et l’époux est indigne. Obtenez du Saint-Père qu’il annule mon mariage, que cet homme n’ait plus sur moi le moindre droit ; que je puisse redevenir moi-même et oublier jusqu’à l’existence même de lord Cranmere.
— Se laissera-t-il oublier si aisément ?
— Cela n’aura plus d’importance du moment où le lien qui m’attache encore à lui sera tombé. Délivrez-moi, Parrain ! Je veux redevenir Marianne d’Asselnat !
L’écho de ces derniers mots se prolongea longtemps. Le cardinal, sans répondre, vida sa tasse, la reposa puis s’absorba un moment dans la contemplation de ses doigts joints. Anxieuse, Marianne respecta sa méditation, freinant de son mieux l’impatience qui lui mordait le cœur. Pourquoi hésitait-il à lui répondre ? Que pesait-il au fond de ce silence ?... Enfin, les yeux bleus qu’il avait tenus cachés sous leurs paupières durant ces longs instants réapparurent, mais si remplis de tristesse que Marianne frissonna.
— Ce n’est pas pour redevenir toi-même que tu me demandes de t’aider à retrouver ta liberté, Marianne. Ce ne serait d’ailleurs plus possible parce que le changement est en toi bien plus que dans le nom que tu portes. Tu veux être libre pour être sans ombre aux yeux de l’homme que tu aimes... et pour mieux lui appartenir. A cela, je ne puis consentir parce que ce serait accepter de te voir mener au grand jour une vie de péché.
— Et qu’est-ce que cela changerait ? Ne suis-je pas, ouvertement, la maîtresse de Napoléon ? s’écria Marianne sur un ton où sonnait une sorte de défi.
— Non. C’est une certaine Maria-Stella qui détient ce titre, ce n’est pas la fille du marquis d’Asselnat. Ne t’y trompes pas, mon enfant, dans notre famille on n’a jamais considéré le poste de favorite royale comme un honneur. A plus forte raison celui de favorite d’un usurpateur. Je ne te laisserai jamais accoler le nom de ton père à celui de Buonaparte !
L’amertume de la déconvenue se teinta, dans l’esprit de la jeune femme, d’un début de colère. Elle savait, elle avait toujours su quel farouche royaliste était Gauthier de Chazay, mais elle n’imaginait pas qu’il pût introduire la fidélité à son Roi jusque dans ses relations avec elle, sa filleule, l’enfant qu’il avait toujours aimée.
— Je vous ai dit comment cet homme m’avait traitée et me traitait encore, Parrain, fit-elle tristement, et vous voulez, au nom de je ne sais quelle morale politique, m’obliger à demeurer enchaînée à un misérable !
— En aucune façon. Je veux simplement te sauver de toi-même tout en te sauvant de Cranmere. Tu n’as pas été créée, que tu le veuilles ou non, pour lier ton destin à celui de Napoléon, d’abord parce que ni Dieu... ni la morale, la simple morale de tout le monde et non ce que tu appelles la morale politique, ne le veulent. Cet homme va vers sa perte. Je ne te laisserai pas te perdre avec lui. Promets-moi de renoncer pour toujours à lui et je promets, moi, qu’avant quinze jours ton mariage sera annulé.
— C’est du chantage pur et simple ! s’emporta Marianne d’autant plus blessée que le cardinal lui répétait en d’autres termes mais avec un calme aussi assuré, ce que Talleyrand lui avait dit plus tôt.
— Peut-être, admit le prélat sans se fâcher, mais si tu dois déshonorer le nom que tu portes réellement, autant que ce soit celui de l’Anglais. Un jour tu me remercieras...
— Je ne crois pas ! Même si je voulais vous faire cette promesse, même si j’acceptais de détruire moi-même l’amour qui me fait vivre, je ne le pourrais pas ! Vous ne savez pas tout encore, Eminence ! Alors, apprenez l’entière vérité : je porte un enfant et cet enfant, c’est le sien, vous entendez, c’est un... Buonaparte !
— Malheureuse !... Folle !... Plus folle encore que malheureuse ! Et tu osais parler de redevenir la petite Marianne de Selton ? Mais tu as mis l’irréparable entre toi et les tiens !
Cette fois, le calme de Gauthier de Chazay avait volé en éclats sous le coup de la révélation mais, loin de s’en inquiéter ou même de s’en émouvoir, Marianne éprouva un moment de joie violente, chargée de toute l’exaltation du triomphe et en jouit profondément, comme si cet enfant encore à l’état infime dans le mystère de son corps venait de venger son père de tous les dédains des royalistes, de toute la haine des émigrés. Froidement, elle répliqua :
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