— Clary passe sans doute un mauvais moment, murmura-t-il, mais je crains que vous n’ayez à subir le plus gros de la colère impériale. Quelle mouche, aussi, vous a piquée ? Sauter au cou d’un cardinal en plein milieu de la cour des Tuileries... et d’un cardinal en disgrâce encore ? Ce sont des choses que l’on ne fait guère... si ce n’est pour quelqu’un de très proche, hé ?

Marianne ne répondit pas. Il était difficile d’expliquer son geste sans avouer sa véritable identité. N’était-elle pas, pour Talleyrand, une certaine demoiselle Mallerousse, bretonne et sans naissance ? Quelqu’un, en tout cas, qui ne pouvait frayer de si près avec un prince de l’Eglise. Tandis qu’elle cherchait, vainement d’ailleurs, une explication plausible, le prince de Bénévent continua toujours plus détaché :

— J’ai beaucoup connu, jadis, l’abbé de Chazay. Il a débuté comme vicaire de mon oncle, l’archevêque-duc de Reims, qui est actuellement aumônier du roi émigré.

Angoissée, tout à coup, Marianne avait l’impression que les paroles du prince resserraient peu à peu autour d’elle une sorte de réseau. Elle revoyait, au jour de son mariage, la haute silhouette, la longue figure de Mgr de Talleyrand-Périgord, chapelain de Louis XVIII. Son parrain, en effet, était au mieux avec le prélat. C’était même celui-ci qui avait prêté les ornements liturgiques pour la cérémonie de Selton Hall. Mais, sans paraître remarquer son trouble, Talleyrand poursuivait, de la même voix tranquille, unie comme un lac par beau temps :

— J’habitais à cette époque rue de Bellechasse, tout près de la rue de Lille, alors rue de Bourbon, et j’y entretenais d’excellentes relations de voisinage avec la famille de l’abbé. Ah ! quel temps délicieux c’était, soupira le prince. En vérité, qui n’a pas vécu dans les années voisines de 1789 ne sait pas ce que c’est que le plaisir de vivre. Je crois n’avoir jamais rencontré couple plus beau, plus harmonieux et plus tendrement uni que le marquis et la marquise d’Asselnat... dont vous habitez en ce moment la maison.

Malgré son empire sur elle-même, Marianne eut un vertige. Sa main se crispa sur le bras de Talleyrand, s’y accrocha pour mieux lutter contre son émotion. Elle eut peine à retrouver son souffle tant son cœur battait fort. Il lui semblait que ses jambes allaient brusquement lui refuser tout service, mais le prince, impassible, continuait à lui offrir un profil calme et serein, tandis que ses yeux pâles soulevaient à peine leurs lourdes paupières pour regarder autour de lui. Une grande femme, rousse comme une flamme, avec un visage passionné, très belle et toute vêtue de blanc, passa auprès d’eux.

— Je ne vous savais pas un goût si prononcé pour l’opéra, mon cher prince ! lança-t-elle avec une insolence de grande dame.

Talleyrand salua gravement.

— Toute forme de beauté a droit à mon admiration, Madame la duchesse, vous devriez le savoir, vous qui me connaissez si bien.

— Je sais, mais vous feriez bien de conduire... cette personne vers les musiciens. Le petit m... enfin, je veux dire le couple impérial, va faire son entrée.

— Nous y allons ! Merci, Madame.

— Qui est-ce ? demanda Marianne tandis que la belle femme rousse s’éloignait. Pourquoi me dédaigne-t-elle si visiblement ?

— Elle dédaigne tout le monde... et elle-même plus encore que les autres depuis que pour servir une archiduchesse elle a enfin consenti à accepter une charge de dame de Palais. C’est Mme de Chevreuse. Elle est, comme vous l’avez vu, très belle. Elle est aussi pleine d’esprit et fort malheureuse parce que son âme passionnée l’étouffé. Songez qu’il lui faut dire « l’Empereur » et donner de la « Majesté » à quelqu’un qu’en privé elle appelle tout uniment « le petit misérable ». Cela a d’ailleurs failli lui échapper ! Quant à vous dédaigner...

Brusquement, Talleyrand tourna son regard glauque vers Marianne et dit gravement :

— ... elle n’a d’autre raison de le faire que celle que vous lui avez donnée vous-même ! Une Chevreuse ne peut que dédaigner une Maria-Stella... mais elle aurait ouvert les bras à la fille du marquis d’Asselnat.

Il y eut un silence. Un peu penché vers sa compagne, Talleyrand plongea ses yeux pâles jusqu’au fond du regard vert qui, cependant, ne cilla pas.

— Depuis quand savez-vous ? demanda Marianne avec un calme soudain.

— Depuis que l’Empereur vous a donné l’hôtel de la rue de Lille. Ce jour-là, j’ai compris d’où venait ce souvenir vague que je ne pouvais parvenir à situer, cette ressemblance que je n’arrivais pas à définir. J’ai su qui vous étiez réellement.

— Pourquoi n’avoir rien dit ?

Talleyrand haussa les épaules.

— A quoi bon ? Vous étiez, le plus imprévisiblement du monde, tombée amoureuse de l’homme que vous aviez été créée pour haïr.

— Mais dans le lit duquel vous m’aviez jetée ! lança Marianne brutalement.

— Je l’ai assez regretté !... ce fameux jour dont je viens de vous parler. Et puis j’ai pensé qu’il valait mieux laisser faire les choses et le temps. Cet amour n’est pas fait pour vivre vieux. Ni cet amour ni votre carrière artistique...

Frappée, Marianne demanda.

— Pour quelles raisons, s’il vous plaît ?

— Pour une raison unique. Vous n’êtes faite ni pour Napoléon ni pour le théâtre. Même si vous essayez de vous persuader du contraire, vous êtes l’une des nôtres, une aristocrate, et de la meilleure race. Vous ressemblez tellement à votre père !

— C’est vrai, vous l’avez connu ? fit Marianne avec une soudaine avidité, venue des profondeurs de son être, d’approcher enfin la vérité de cet homme dont elle était la chair, le sang et dont, cependant, elle ne connaissait qu’une image. Parlez-moi de lui !

Doucement, Talleyrand détacha la main frémissante posée sur sa manche, mais la garda un instant dans la sienne.

— Plus tard. Ici, son fantôme s’évoquerait mal. Il y serait si peu à l’aise ! L’Empereur approche. Il vous faut redevenir, pour un temps au moins, Maria-Stella.

Plus vivement maintenant il la guidait vers le groupe des musiciens au milieu desquels elle apercevait Gossec qui l’appelait à grands gestes, Piccini qui ouvrait des partitions sur le piano et Paer, le maître de la chapelle impériale, qui essuyait soigneusement sa baguette. Au moment d’arriver près d’eux, mue par une impulsion irraisonnée, Marianne retint le Vice-Grand Electeur.

— Si je ne suis faite ni pour... l’Empereur ni pour le théâtre, pour quoi, selon vous, suis-je faite ?

— Pour l’amour, ma chère !

— Mais... nous nous aimons !

— Ne confondez pas. J’ai dit l’amour... un grand amour : celui qui bouleverse les mondes, fonde les dynasties impérissables... celui que l’on garde par-delà la mort ; celui enfin que la plupart des hommes ne trouvent jamais.

— Pourquoi, alors, le trouverais-je, moi ?

— Parce que, si vous ne le trouvez pas, c’est qu’il n’existe pas, Marianne... et parce qu’il faut qu’il existe, il le faut pour que des gens comme moi puissent continuer à le nier !

Profondément troublée, Marianne regarda s’éloigner l’étrange boiteux de sa démarche inégale et, cependant, élégante. Elle entrevoyait, dans ces paroles si peu conformes au personnage et à la légende de Talleyrand, dans ce parti-pris de ia revendiquer pour leur commune caste, comme une offre d’amitié, d’aide tout au moins... D’aide ! A un moment où elle en avait tant besoin ! Mais quel fond pouvait-on faire sur la sincérité du prince de Bénévent ? Pour avoir vécu sous son toit, Marianne mieux que quiconque connaissait cette espèce de charme qu’il dégageait, d’autant plus puissant qu’il semblait entièrement involontaire. Elle se rappela tout à coup une phrase du comte de Montrond que Fortunée Hamelin lui avait, un jour, rapportée en riant : « Eh ! Qui ne l’aimerait ? Il est si vicieux ! »

Qu’avait-il cherché, ce soir ? A la ramener, sans arrière-pensée, vers une existence digne de sa naissance ou, plus simplement, à la détacher davantage de l’Empereur... de l’Empereur qu’il trahissait, disait-on, au profit du Tzar ?

Un appel de trompettes, le claquement solennel de la canne du comte de Ségur, Grand Maître des Cérémonies, et la vaste salle s’emplit d’un respectueux silence tandis que chacun se tournait vers le grand balcon où, dans un flot de toilettes brillantes et d’uniformes chamarrés, le couple impérial venait de faire son entrée. Sur le fond chatoyant des dames du palais et des aides de camp, Marianne vit se détacher deux silhouettes : l’uniforme vert de Napoléon, la robe rose de Marie-Louise, puis ne vit plus rien. Comme toute la cour, elle plongea dans sa révérence.

Pourquoi fallut-il qu’elle prît fin, cette révérence ? Quand Marianne releva les yeux vers les nouveaux mariés, l’image de bonheur qu’ils offraient la frappa au cœur. Elle eut la brusque certitude d’une entente... Sans un regard pour la salle brillante, Napoléon faisait asseoir sa femme avec des gestes tendres, prévenants, posant même un baiser sur une main qu’il garda dans la sienne quand, à son tour, il s’assit. Il continua d’ailleurs à se pencher vers elle pour lui parler tout bas, sans se soucier des assistants.

Interdite, Marianne, debout près du piano, ne savait quelle contenance prendre. La Cour s’était assise, attendant que l’Empereur donnât le signal du concert, ce concert qu’il avait demandé pour délasser Marie-Louise entre le grand déjeuner d’apparat et la réception au cours de laquelle la nouvelle impératrice devait recevoir les félicitations du corps diplomatique et des corps constitués.

Mais Napoléon continuait son aparté souriant et Marianne, au supplice, eut soudain l’impression que cette estrade basse était une sorte de pilori où l’avait clouée le caprice cruel d’un amant oublieux. Une folle envie de fuir cette salle trop riche, ces centaines de paires d’yeux lui vint. Ce n’était, malheureusement, pas possible... Là-haut, dans la tribune, le comte de Ségur se penchait respectueusement vers Sa Majesté, demandant sans doute le signal... qu’on lui accorda d’un geste désinvolte, sans le regarder, et qu’il traduisit en un solennel coup de canne.