— J’irai vous y voir ce soir, si vous le permettez. En attendant, la voiture du prince Clary va vous reconduire chez vous, Parrain.
Le jeune Autrichien eut un haut-le-corps.
— Mais c’est que... oh, ma chère, que dira l’Empereur ?
Tout de suite, elle s’emporta, fidèle à cette habitude qu’elle avait de trouver dans la colère un bon palliatif à ses profondes émotions.
— Vous n’êtes pas sujet de l’Empereur, mon cher prince. De plus, je vous rappelle que votre souverain entretient... d’excellentes relations avec le Saint-Père. Ou bien, vous aurais-je mal compris ?
Léopold Clary se raidit, levant le menton comme s’il s’était trouvé brusquement devant l’empereur François lui-même.
— Vous avez fort bien compris. Eminence, ma voiture et mes gens sont à votre disposition. Si vous voulez bien leur faire honneur...
D’un sec claquement de doigts, sans même se retourner, il avait appelé le cocher qui, devant la conduite si étrange du jeune attaché d’ambassade, n’avait pas encore bougé de devant le perron. La voiture vint, docilement, se ranger près du petit groupe et l’un des laquais, sautant à bas des ressorts arrière, vint ouvrir la portière, baisser le marchepied.
Les yeux clairs du cardinal enveloppèrent d’un même regard la jeune femme en robe bleue si pâle tout à coup et le prince autrichien, presque aussi pâle qu’elle dans son uniforme blanc. Il y avait, dans leur azur candide, un monde d’interrogation, mais Gauthier de Chazay n’en exprima aucune. D’un geste plein de majesté, il tendit aux lèvres de Clary l’anneau de saphir qui ornait sa main avant de l’offrir à celles de Marianne qui, sans souci de la poussière, plia un genou.
— Je t’attendrai ce soir, dit-il, après le salut. Ah... j’oubliais ! Sa Sainteté Pie VII m’a conféré le chapeau de cardinal au titre de San Lorenzo-Fuorimuore[3]. C’est sous ce nom que je suis connu... et admis en France.
Quelques instants après, la voiture autrichienne franchissait les grilles des Tuileries sous l’œil envieux des autres princes de l’Eglise à l’abandon, qui, l’un après l’autre d’ailleurs, se résignaient à sortir eux aussi, leurs familiers sur les talons, à la recherche d’une problématique voiture de place. Sans bouger, Marianne et Clary regardèrent disparaître le cardinal de San Lorenzo.
Machinalement, la jeune femme épousseta, de ses gants, la poussière qui s’accrochait aux palmes d’argent de sa robe, puis se tourna vers son compagnon.
— Allons-nous, maintenant ?
— Oui... mais je me demande comment nous allons être reçus. La moitié des habitants de ce palais nous a vus offrir une voiture à un homme que, très certainement, Sa Majesté l’Empereur considère comme un ennemi.
— Vous vous demandez trop de choses, mon ami. Allons toujours, nous verrons bien. Il y a, croyez-moi, dans la vie, des choses infiniment plus redoutables que la colère de l’Empereur ! ajouta-t-elle entre ses dents, songeant à ce que dirait son parrain, ce soir, quand il saurait...
La perspective de ce moment atténuait un peu la joie profonde qu’elle avait éprouvée tout à l’heure en le retrouvant mais ne parvenait tout de même pas à l’effacer. C’était si bon de le revoir, surtout à ce moment où elle avait un si pressant besoin de son aide ! Bien sûr, elle entendrait des choses fort désagréables, il jugerait certainement avec beaucoup de sévérité sa nouvelle carrière de chanteuse... mais il finirait par comprendre. Nul n’était plus humain et plus miséricordieux que l’abbé de Chazay... Pourquoi donc le cardinal de San Lorenzo serait-il différent ? Et, en l’occurrence, Marianne se souvenait avec un certain plaisir de la méfiance instinctive dont son parrain faisait preuve, jadis, envers lord Cranmere. Il ne pourrait que compatir aux malheurs d’une filleule qu’il aimait, il venait de le rappeler lui-même, comme sa propre enfant... Non, tout compte fait, le soir qui allait venir s’annonçait pour Marianne infiniment plus attirant qu’inquiétant. Gauthier de Chazay, cardinal de San Lorenzo, n’aurait aucune peine à faire annuler par le Pape le mariage qui mettait au cou de sa filleule une si lourde chaîne...
Jamais Marianne n’avait encore pénétré dans les appartements d’apparat des Tuileries. La salle des Maréchaux, où devait avoir lieu le concert, l’écrasa de sa splendeur et de ses dimensions. Ancienne salle des Gardes de Catherine de Médicis, c’était une pièce énorme pour laquelle on avait réuni deux étages sous le dôme du pavillon central du palais. A la hauteur d’un premier étage, face à l’estrade où devaient se faire entendre les artistes, s’ouvrait une grande tribune dans laquelle, tout à l’heure, prendraient place l’Empereur et sa famille. Cette tribune était soutenue par quatre gigantesques cariatides entièrement dorées représentant des femmes drapées à la romaine, mais dépourvues de bras. Un balcon, sur lequel s’ouvraient des arcades tendues, comme les portes et les fenêtres, de velours rouge semé d’abeilles d’or partait de chaque côté de la tribune et faisait le tour de la salle. Le plafond, formant une coupole à quatre pans, avait ses angles ornés de trophées d’armes aussi dorés que monumentaux et son centre occupé par un lustre colossal, tout en cristal taillé, mais que l’on avait dû juger insuffisant, car on l’avait accompagné de quatre autres lustres du même genre, mais plus petits. La voûte elle-même était peinte à fresques dans le genre allégorique, tandis que, pour achever de donner à cette salle un aspect guerrier, les murs du rez-de-chaussée offraient les portraits en pied de quatorze maréchaux séparés par les bustes de vingt-deux généraux et amiraux.
Malgré la foule qui l’emplissait et garnissait le balcon, Marianne se sentit perdue dans cette pièce vaste comme une cathédrale. Il y régnait un vacarme de volière en folie parmi lequel se perdaient les notes sans suite des musiciens accordant leurs instruments. Tant de visages moutonnaient devant elle, en un kaléidoscope éblouissant de couleurs et d’éclairs arrachés aux pierreries, qu’elle fut, un instant, incapable d’en reconnaître un seul. Cependant, elle vit tout de même Du-roc, magnifique dans son costume violet et argent de Grand Maréchal du Palais, venir vers elle, mais ce fut à Clary qu’il s’adressa.
— Le prince de Schwartzenberg désire vous voir sur l’heure, Monsieur. Il vous prie de le rejoindre dans le cabinet de l’Empereur.
— Dans le cabinet de...
— Oui, Monsieur. Et mieux vaut ne pas le faire attendre.
Le jeune prince échangea avec Marianne un regard consterné. Cette invitation comminatoire ne pouvait signifier qu’une seule chose : Napoléon était déjà au courant de l’affaire de la voiture et le pauvre Clary allait passer un mauvais moment. Incapable de laisser un ami porter le poids d’une faute qui était sienne, Marianne s’interposa.
— Je sais pourquoi le prince est appelé chez Sa Majesté, Monsieur le Grand Maréchal, mais, comme il s’agit d’une affaire ne concernant que moi seule, je vous prie de vouloir bien faire en sorte que je l’accompagne !
Le visage soucieux du duc de Frioul ne se dérida pas. Bien au contraire, il enveloppa la jeune femme d’un regard sévère.
— Il ne m’appartient pas, Mademoiselle, d’introduire chez Sa Majesté quelqu’un qu’il n’a pas fait demander. Par contre, je dois vous guider vers Messieurs Gossec et Piccini qui vous attendent près de l’orchestre.
— Je vous en prie, Monsieur le duc ! Sa Majesté risque de commettre une injustice.
— Sa Majesté sait parfaitement ce qu’elle fait ! Prince, vous devriez déjà être parti. Voulez-vous me suivre, Mademoiselle ?
Bon gré mal gré, il fallut bien que Marianne se séparât de son compagnon et suivît le Grand Maréchal. Un chuchotement léger, de discrets applaudissements s’élevèrent sur son passage, mais, préoccupée, elle n’y prêta aucune attention. Timidement, mais fermement, elle posa son bras sur celui de Duroc.
— Il faut que je voie l’Empereur, Monsieur le Grand Maréchal.
— Aussi le verrez-vous, Mademoiselle, mais tout à l’heure. Sa Majesté a daigné indiquer qu’elle vous verrait à l’issue du concert !
— A daigné... Comme vous voilà sévère, Monsieur le duc ? Est-ce que nous ne sommes plus amis ?
Un léger sourire vint détendre fugitivement la bouche serrée de Duroc.
— Nous le sommes toujours, chuchota-t-il rapidement, mais l’Empereur est très en colère... et je n’ai pas le droit de me montrer aimable avec vous !
— Est-ce que je suis... en disgrâce ?
— Je ne saurais dire. Mais cela y ressemble un peu.
— Alors, fit derrière Marianne, une voix aimable et lente, laissez-la-moi un moment, mon cher Duroc. Entre disgraciés on se doit de se soutenir, hé ?
Avant même sa fameuse interjection finale, Marianne avait reconnu Talleyrand. Elégant à son habitude dans un frac vert olive constellé de décorations, sa mauvaise jambe gainée d’un bas de soie blanche étayée par la canne à pommeau d’or, il dédiait à Duroc son sourire impertinent tout en offrant son bras à Marianne.
Heureux, peut-être, d’être ainsi débarrassé, le Grand Maréchal s’inclina de bonne grâce et abandonna la jeune femme au Vice-Grand Electeur.
— Je vous remercie, prince, mais ne vous éloignez pas tous les deux, l’Empereur ne va pas tarder.
— Je sais, sussura Talleyrand. Juste le temps de laver la tête au jeune Clary pour lui apprendre à ne pas se montrer trop soumis au charme d’une jolie femme. C’est l’affaire de cinq minutes. Je le connais.
Tout en parlant, il entraînait doucement Marianne vers l’embrasure de l’une des hautes fenêtres. Son air détaché était celui d’un homme qui se livre à un agréable marivaudage de salon, mais Marianne découvrit bientôt que son compagnon disait des choses fort sérieuses.
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