— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Marianne.

En se tournant vers Clary, elle vit qu’il était devenu très pâle et que ses épais favoris blonds tremblaient contre ses joues.

— Je crains que ce ne soit là une des manifestations de la colère de l’Empereur. Qu’a-t-il pu encore imaginer ?

La voiture s’arrêtait devant le perron. Un laquais en ouvrit la portière. Clary se hâta de descendre et offrit la main à sa compagne pour l’aider à mettre pied à terre.

— Venez vite, dit-il. Entrons ! Je donnerais beaucoup pour n’avoir rien vu.

— Pour que votre conscience n’ait pas à se poser de questions ? ironisa Marianne. Quel est donc l’animal qui pratique ce genre de politique ? L’autruche, il me semble ? Seriez-vous... autruchien ?

— Quel affreux jeu de mots ! Il y a des moments où je me demande si vous ne me détestez pas ?

A dire vrai, Marianne se l’était déjà demandé bien avant lui, mais, pour le moment, la réponse ne l’intéressait pas. Ses yeux clairs venaient de s’arrêter sur l’un des prélats, un petit bonhomme que sa taille courte et sa capa magna transformaient en une énorme et curieuse rose rouge. Debout sur la dernière marche du perron, en compagnie d’un abbé maigre et noir qui courbait sa longue taille pour mieux l’entendre, il lui tournait le dos et semblait discuter avec animation sans se soucier autrement de ses collègues qui se groupaient par trois ou quatre pour délibérer. Quelque chose, dans ce petit cardinal, fascinait Marianne sans qu’elle fût capable de dire ce que c’était. La forme de la tête peut-être, au-dessus du collet d’hermine, la couleur des cheveux gris sous la ronde calotte pourpre ? Ou alors, les mains, admirables d’ailleurs, que le prélat agitait dans le feu de la discussion ?... Soudain, il tourna la tête. La vue de son profil arracha un cri impossible à retenir :

— Parrain !...

Le sang avait bondi à ses joues, à son front, en reconnaissant l’homme qui, durant toute sa jeunesse, avait partagé son cœur d’enfant avec sa tante Ellis. Et ce cœur, à peine entrevues quelques lignes du visage, n’avait pas hésité. Le petit cardinal, c’était Gauthier de Chazay.

— Qu’avez-vous dit ? s’inquiéta Clary en la voyant si bouleversée. Vous connaissez...

Mais elle ne l’écoutait plus. Elle l’avait totalement oublié d’un seul coup, comme elle avait oublié le reste du décor, le lieu où elle se trouvait, tout, jusqu’à son propre personnage, pour se retrouver, comme autrefois, petite Marianne d’une dizaine d’années, accourant de toute la force de ses jambes depuis le fin fond du parc de Selton quand elle apercevait l’abbé de Chazay remontant la grande allée au pas tranquille de sa mule. Elle ne s’étonnait même pas de retrouver, sous la pourpre cardinalice, le petit abbé toujours à court d’argent, toujours trottant à travers l’Europe pour de mystérieux voyages. Avec lui tout était possible, même l’inimaginable ! Une joie si grande la soulevait qu’elle refit tout naturellement les gestes d’autrefois. Relevant à deux mains sa robe fastueuse et sa traîne, elle s’élança pour rejoindre les deux prêtres qui, déjà, s’éloignaient, sans se soucier de la curiosité qu’elle soulevait. En trois secondes, elle les eut atteints.

— Parrain ! C’est trop beau !... C’est trop de joie !...

Riant et pleurant tout à la fois, elle s’était jetée impulsivement au cou du petit cardinal qui, stupéfait, avait tout juste eu le temps de la reconnaître avant de la recevoir dans ses bras.

— Marianne !

— Oui, c’est moi, c’est bien moi ! Oh, mon parrain, quel bonheur !

— Marianne ici ? Est-ce que je deviens fou ? Mais qu’est-ce que tu fais à Paris ?

Il l’avait détachée de lui et, la maintenant au bout de ses bras, il la regardait avec une joie mêlée d’étonnement beaucoup plus forte que le souci de sa dignité. Tout son visage sans beauté rayonnait.

— Mais c’est que je ne rêve pas ! C’est bien toi ! Mon Dieu, petite, que tu es devenue belle ! Que je t’embrasse encore !...

Et, sous les yeux ahuris de l’abbé maigre et du prince Clary qui avait suivi machinalement sa compagne, le cardinal et la jeune femme retombèrent dans les bras l’un de l’autre avec un enthousiasme qui ne laissait aucun doute sur la chaleur de leurs sentiments mutuels.

Ces marques d’affection si peu protocolaires donnèrent sans doute à penser au maigre abbé, car il se mit à toussoter et, frappant respectueusement sur l’épaule du prélat :

— Que Son Eminence me pardonne, mais il faudrait peut-être... Je veux dire... euh !... les circonstances... Enfin, Son Eminence devrait se rendre compte qu’on la regarde !

C’était vrai. Serviteurs du palais, gardes et prélats errants avaient tous les yeux fixés sur le groupe étrange que formaient, sous l’œil d’un abbé noir et d’un superbe officier autrichien, le petit cardinal et cette ravissante jeune femme somptueusement vêtue. On souriait, on chuchotait. Seul, Léopold Clary paraissait sur des charbons ardents. Mais Gauthier de Chazay haussa les épaules superbement :

— Ne dites donc pas de sottises, Bichette ! On peut regarder autant que l’on veut ! Savez-vous que c’est mon enfant, l’enfant de mon cœur veux-je dire, que je retrouve là ? Mais j’imagine que vous souhaitez être présenté ? Marianne, mon petit, voici l’abbé Bichette, mon secrétaire dévoué. Quant à vous, mon ami, sachez que cette belle dame est ma filleule, lady Marianne...

Il s’arrêta court, réalisant d’un seul coup ce qu’il était en train de dire, emporté qu’il était par la joie et par son tempérament enthousiaste. Son sourire s’effaça comme si quelque main invisible avait tiré un rideau dessus. Il regarda Marianne avec une soudaine inquiétude :

— C’est impossible ! murmura-t-il. Comment peux-tu être ici, en France, introduite dans ce palais en compagnie d’un Autrichien...

— Prince Léopold Clary und Aldringen ! rectifia le jeune homme en claquant les talons pour saluer.

— Vous me voyez charmé, fit machinalement le cardinal qui suivait son idée. Je disais, comment peux-tu être à Paris, alors que la dernière fois que nous nous sommes vus... Où est donc ?...

Marianne se hâta de l’interrompre, prise d’une soudaine frayeur en devinant ce qui allait suivre. La mine effarée de Clary, qui avait certainement entendu le malencontreux « lady Marianne » était déjà bien suffisamment inquiétante.

— Je vous expliquerai tout cela plus tard, cher parrain. C’est une histoire beaucoup trop longue et surtout impossible à raconter au milieu de cette cour. Dites-moi plutôt ce que vous y faites vous-même. Vous alliez repartir, à pied, si j’ai bien compris ?...

— J’y fais ce que font les autres, parbleu ! bougonna le cardinal. Quand nous nous sommes présentés ici, mes frères et moi, le Grand Maréchal du Palais nous a intimé l’ordre de repartir sur-le-champ, parce que Sa Majesté corse refusait de nous recevoir, le cuistre !

— Eminence, implora l’abbé Bichette en roulant des yeux affolés autour de lui, prenez garde à vos paroles.

— Hé ! Je dis ce que je veux ! Je suis chassé, non ? Et l’on a même eu la délicate attention de renvoyer toutes nos voitures afin que nous puissions offrir aux badauds de Paris le spectacle réjouissant que nous formons : quinze cardinaux errant dans la poussière, simarres retroussées et rentrant chez eux à pied, comme des merciers ! J’espère que le bon peuple de Paris apprécie à sa juste valeur la courtoisie de son souverain !

Mgr de Chazay était devenu aussi rouge que sa robe et sa voix aristocratique, toujours si douce, commençait à claironner d’inquiétante façon. Clary intervint :

— Vos Eminences, si je comprends bien, sont celles qui n’ont pas cru devoir assister au mariage de notre archiduchesse ? fit-il d’un ton assez raide. Il est bien certain que l’empereur Napoléon ne pouvait laisser passer un tel affront sans en tirer quelque vengeance. J’avoue que je m’attendais à pire.

— Le pire viendra certainement, soyez sans crainte ! Quant à l’archiduchesse, croyez bien, monsieur, que nous regrettons infiniment, mais nous devions à Sa Sainteté de nous conformer entièrement à la position qu’elle a prise. Le mariage de Napoléon et de Joséphine n’a pas été annulé par Rome.

— Autrement dit, notre princesse n’est pas mariée, selon vous ? s’emporta Clary.

Marianne, épouvantée, voyant poindre un nouveau sujet de scandale, se hâta d’intervenir.

— Par pitié, messieurs ! Pas ici... Parrain, vous ne pouvez repartir ainsi, à pied. Mais d’abord, où habitez-vous ?

— Chez un ami, le chanoine Philibert de Bruillard, rue Chanoinesse. Je ne sais pas si tu l’as appris, petite, mais l’hôtel de la famille appartient maintenant à une fille d’opéra qui a des bontés pour Napoléon... Je n’y habite donc pas.

Marianne eut tout à coup l’impression d’être frappée à mort. Chacune des terribles paroles venait de lui faire une blessure par laquelle s’échappait le sang de son âme. Blême jusqu’aux lèvres, elle recula, chercha à tâtons le bras de Léopold Clary et s’y appuya. Sans ce secours, elle fût sans doute tombée dans cette poussière même qui maculait déjà les souliers rouges du prince de l’Eglise. Ces quelques mots mesuraient l’abîme qui s’était creusé entre son enfance et elle. Une terreur affreuse lui venait maintenant que Clary, avec sa naïve franchise et sa chevalerie d’un autre âge, ne vînt rétablir la vérité et n’annonçât tout à trac, sous couleur de la défendre, que la fille d’opéra en question était justement elle. Marianne entendait bien dire la vérité, toute la vérité à son parrain mais à son heure, pas au milieu d’une foule...

Essayant désespérément de dominer son émotion, elle eut un pâle sourire tandis que sa main se crispait sur la manche du prince.