Tandis que l’attelage franchissait de nouveau la grille de l’hôtel, Arcadius se remit à tamponner son œil avec son mouchoir.
— Alors ? demanda-t-il. Avez-vous obtenu quelque chose ?
— Dix mille livres que Mme Hamelin m’a proposées spontanément.
— C’est aimable... mais ce n’est pas encore assez. Avez-vous essayé du côté d’Ouvrard, comme je vous l’avais conseillé ?
Marianne pinça les lèvres et fronça les sourcils au souvenir de ce qui venait de se passer.
— Oui. Fortunée m’a ménagé un entretien avec lui. Mais nous n’avons pas pu nous entendre. Il... il est trop cher pour moi, Arcadius !
Il y eut un petit silence que Jolival employa à peser ces quelques mots dont il n’eut aucune peine à découvrir le véritable sens.
— Ah ! dit-il seulement. Et... Mme Hamelin est au courant des termes du marché ?
— Non. Et l’on ne tient pas à ce qu’elle les connaisse. Je lui en aurais cependant fait part sans hésiter, mais elle était terriblement occupée.
— Par quoi ?
— Une espèce de soudard blessé à l’épaule qui lui est tombé dessus tout à l’heure comme une cheminée un jour de grand vent et qui paraît tenir une grande place dans sa vie. Un certain...
— Fournier, je sais ! Ah, le hussard est revenu ? Il a beau détester l’Empereur, il ne peut pas supporter de rester longtemps loin des champs de bataille.
Marianne poussa un petit soupir :
— Y a-t-il quelque chose que vous ne sachiez pas, mon ami ?
Jolival grimaça un sourire que ses égratignures rendaient sans doute douloureux et contempla d’un air morose les ruines de son chapeau.
— Oui... par exemple comment nous allons nous procurer les vingt mille livres qui nous manquent encore.
— Il ne nous reste qu’une solution : mes bijoux, même si cela doit me causer les pires ennuis avec l’Empereur. Demain vous verrez s’il est possible de les engager. Sinon... il faudra bien vendre.
— Vous avez tort, Marianne. Croyez-moi, mieux vaudrait voir l’Empereur. Demandez-lui une audience et, puisque vous chantez aux Tuileries après-demain...
— Non... à aucun prix ! Il sait trop bien poser les questions et il y a des choses que je ne veux pas lui dire. Après tout, ajouta-t-elle avec tristesse, je suis bien réellement une meurtrière. J’ai tué une femme, sans le vouloir, mais je l’ai tuée. Cela, je refuse de le lui apprendre.
— Croyez-vous qu’il ne posera pas de questions, s’il apprend que vous avez vendu ses émeraudes ?
— Essayez d’obtenir la possibilité de les racheter dans deux ou trois mois. Je chanterai partout où l’on me le demandera. Trouvez-moi des contrats.
— C’est bien, soupira Jolival, je ferai de mon mieux. En attendant, prenez toujours ceci.
Fouillant dans le gousset de son gilet blanc maculé, il en tira quelque chose de rond et de brillant qu’il fourra dans la main de Marianne.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-elle en se penchant pour mieux voir car, dans la voiture, l’obscurité était à peu près totale.
— Un petit souvenir de cette excellente journée, ricana Jolival. Une des médailles que l’on distribuait tout à l’heure. Je l’ai gagnée de haute lutte. Gardez-la, je l’ai payée assez cher, ajouta-t-il en recommençant à tamponner son œil enflé.
5
LE CARDINAL DE SAN LORENZO
Fidèle à son rôle de chevalier servant, le prince Clary était venu chercher Marianne, le mercredi suivant, pour la conduire aux Tuileries. Mais, tandis qu’une voiture de l’ambassade les emmenait vers le vieux palais, Marianne n’avait pas été sans observer la mine préoccupée de son compagnon, malgré les efforts qu’il faisait pour se montrer comme à son habitude. Un pli soucieux qui ne parvenait pas à s’effacer barrait le front du jeune homme sous son épaisse chevelure blonde et son sourire franc avait beaucoup moins de gaieté que de coutume. Il ne fit d’ailleurs pas de difficultés pour l’admettre, quand elle lui en fit doucement la remarque.
— Je suis inquiet, ma chère Maria. Je n’ai pas revu l’Empereur depuis avant-hier, soir de son mariage, et je me demande si la réception de tout à l’heure va se passer sans difficultés. Je ne connais pas encore bien Sa Majesté, mais je l’ai vue si fort en colère l’autre jour, à la sortie de la chapelle...
— En colère ? A la sortie de la chapelle ? Mais que s’est-il passé ? demanda Marianne dont la curiosité s’était aussitôt éveillée.
Léopold Clary lui sourit, prit sa main et y déposa un baiser rapide.
— C’est vrai, vous n’y étiez pas puisque vous m’aviez abandonné. Eh bien, sachez qu’en entrant dans la chapelle l’Empereur s’est aperçu que, sur vingt-sept cardinaux invités, douze seulement étaient là. Il en manquait quinze et croyez-moi cela faisait un vide extrêmement visible.
— Mais... pourquoi cette abstention, certainement volontaire ?
— Il n’y a pas à en douter, hélas ! Et cela nous soucie beaucoup à l’ambassade. Vous savez quelle est la position de l’Empereur en face du Pape ? Il tient Sa Sainteté prisonnière à Savone et n’a pas cru devoir s’adresser à elle pour la dissolution de son précédent mariage. C’est l’Officialité de Paris qui a tout fait... Or, l’absence de ces princes de l’Eglise laisse planer un doute sur la légitimité du mariage de notre archiduchesse. C’est extrêmement désagréable et ces quinze places vides n’ont guère réjoui non plus le prince de Metternich.
— Bah ! fit Marianne avec un certain sentiment de satisfaction, vous saviez tout cela avant que votre princesse ne quittât Vienne. Vous n’aviez qu’à vous montrer plus ferme sur le chapitre religieux, vous pouviez exiger que Sa Sainteté sanctionnât la répudiation de l’Impératrice Joséphine. Ne me dites pas que vous ignoriez que le Pape a excommunié l’Empereur il y aura bientôt un an ?
— Je sais, fit tristement Clary, et nous le savons tous. Pourquoi m’obliger à vous rappeler que, depuis, nous avons été battus à Wagram, que nous avons besoin de paix, de répit et que nous n’étions pas assez forts pour opposer un refus à la demande de l’Empereur Napoléon.
— Dites que ce mariage était inespéré pour vous, fit la jeune femme avec une cruauté qu’elle regretta aussitôt devant l’air malheureux de son ami et en l’entendant soupirer :
— Ce n’est jamais amusant d’être vaincu. Quoi qu’il en soit, ce mariage est chose faite et s’il nous est pénible de voir l’Eglise traiter si cavalièrement l’une de nos princesses, nous ne pouvons tout de même pas lui donner entièrement tort. C’est pourquoi je suis inquiet. Vous savez que tous les évêques et cardinaux ont été invités à ce concert.
Marianne l’ignorait d’autant moins qu’elle s’était habillée en conséquence. Sa robe d’épaisse soie mate bleu pâle brodée de palmettes d’argent n’était qu’à peine décolletée sous les rangs de perles qu’elle tenait de sa mère et qui étaient le seul bijou qu’elle eût conservé – le reste avait été confié la veille à Jolival. Les manches en étaient longues et couvraient même une partie de la main. Elle eut un geste d’insouciance.
— Vous vous tourmentez pour peu de chose, mon ami. Pourquoi voulez-vous que les cardinaux hostiles viennent davantage à ce concert qu’à la cérémonie ?
— Parce que les invitations de votre Empereur ressemblent beaucoup à des ordres formels et qu’ils n’oseront peut-être pas s’abstenir une seconde fois. Assister au mariage c’était en quelque sorte le sanctionner, tandis qu’un concert... Et je redoute l’accueil que va leur faire Napoléon. Si vous aviez vu le regard dont il a gratifié les sièges vides, à la chapelle, vous seriez aussi inquiète que moi. Mon ami Lebzeltern en a eu froid dans le dos. S’il y a conflit, notre position va être fort désagréable. L’empereur François est fort bien avec Sa Sainteté.
Cette fois, Marianne ne répondit pas, peu intéressée par les cas de conscience de l’Autriche qui, selon elle, avait amplement mérité ses ennuis. D’ailleurs, on arrivait. La voiture avait franchi le pont des Tuileries, les guichets du Louvre et s’approchait des hautes grilles dorées qui fermaient la cour du Carrousel. Mais la progression s’avéra bientôt de plus en plus difficile. Une grande foule encombrait les abords du palais, s’écrasait contre les grilles que certains escaladaient même afin de mieux voir malgré les efforts des factionnaires de garde. Une foule qui semblait singulièrement intéressée et même amusée, car des exclamations et des rires se faisaient entendre.
— Qu’elle soit parisienne ou viennoise, la foule est toujours également curieuse, indiscrète et indisciplinée, bougonna le prince. Regardez comme elle assiège ces grilles sans s’occuper des voitures qui arrivent. J’espère qu’elle consentira tout de même à nous laisser passer...
Mais déjà le coureur de l’ambassade avait réussi à faire reconnaître la voiture de son maître et les grenadiers de garde s’employaient à faire écarter la foule. Le cocher enleva ses chevaux, franchit les grilles et les occupants de la voiture purent découvrir l’étrange spectacle qui passionnait et amusait à la fois les Parisiens. Dans l’immense cour, parmi les soldats au garde-à-vous et les officiers du palais, les valets et les palefreniers qui veillaient au bon ordonnancement de l’arrivée des invités, quinze cardinaux en grand costume, la traîne de leur simarre pourpre relevée sur le bras, erraient à l’aventure, leurs secrétaires et confidents trottant sur leurs talons comme un bataillon de poules noires affolées... Ils allaient et venaient sous le soleil que déversait un ciel joyeux, d’un joli bleu tendre poudré de nuages plus légers que des plumes, mais il fallait l’esprit frondeur du peuple de Paris pour trouver quelque gaieté dans ces majestueuses silhouettes rouges qui semblaient divaguer sans but et sans secours, car ni soldats ni officiers n’avaient l’air de s’en soucier.
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