Mais qu’est-que que Fortunée lui avait dit encore ? Pourquoi Marianne ne l’avait-elle encore jamais vu chez son amie ?... Ah oui : c’était un homme impossible, le « plus mauvais sujet de l’Armée tout entière », mais aussi le « meilleur sabreur » de la même armée. Comme tel, il partageait sa vie entre de brillantes actions militaires et les mises en disponibilité que lui valaient ses innombrables incartades et ses duels incessants. Pour le moment, il devait en être là, relégué dans sa province natale, en attendant que l’Empereur passât l’éponge sur sa dernière frasque.
En pensant à Napoléon, Marianne se rappela encore autre chose qui l’avait profondément choquée lorsque son amie la lui avait avouée : issu de la Révolution dans laquelle il s’était jeté avec joie, bien qu’il eût d’abord servi le roi, Fournier haïssait l’Empereur qui lui rendait sa haine en mépris, mais laissait tout de même cette tête brûlée reprendre périodiquement du service, eu égard à son exceptionnelle valeur militaire, valeur qui lui avait d’ailleurs mérité le grade de général et le titre de baron. Mais cela paraissait mesquin à Fournier auprès des titres et des fortunes que récoltaient les maréchaux. Tout compte fait, surtout si l’on y ajoutait les récents souvenirs de Marianne, l’homme n’était ni intéressant ni sympathique. Dans un certain sens, il pouvait même être dangereux et la jeune femme n’avait aucune envie d’en savoir davantage sur son compte. Il était déjà suffisamment choquant de savoir que Fortunée, si dévouée à Napoléon, conservait un tendre sentiment pour ce garçon uniquement parce qu’il était beau et parce que c’était un amant infatigable !...
Tandis qu’avec de grandes exclamations désolées, Jonas ôtait les bottes du blessé et commençait à lui donner quelques soins, Marianne leur tourna le dos et fit quelques pas vers la porte. Elle avait envie de descendre prévenir Fortunée, mais hésitait à le faire, ignorant de quelle manière son amie avait engagé les négociations avec le banquier. Son hésitation ne dura guère. La porte s’ouvrit sous la main nerveuse de Mme Hamelin qui s’écria :
— J’ai fait ce que j’ai pu et je crois que...
Elle s’interrompit. Son regard passa par-dessus l’épaule de son amie, atteignit le lit auprès duquel Jonas avait allumé un chandelier afin d’y voir mieux et s’effara.
— François ! cria-t-elle. Mon Dieu ! Il est mort !...
Avec impétuosité, repoussant Marianne de côté, elle s’élança vers le lit, bouscula Jonas qui, les manches retroussées et armé de charpie, commençait à nettoyer la blessure, et s’abattit avec un hurlement de tigresse sur le corps inerte de son amant.
— Doux Jésus ! Maâme Fo’tunée, protesta le majordome, ne le secouez pas comme ça, sinon vous allez le tuer pou’de bon. Il n’est pas mo’t. Seulement évanoui. Et cette blessu’e, elle n’a pas l’ai’bien se’ieuse.
Mais Fortunée, que Marianne soupçonnait de nourrir un goût secret pour les beaux moments tragiques, ne l’écoutait pas et poussait des lamentations dignes d’un vocero corse. En même temps, elle couvrait son amant de caresses si tendres et de baisers si brûlants que grâce à ces soins étranges joints aux sels anglais que Jonas lui promenait sous le nez ledit amant finit par ouvrir un œil, manifestation de vie qui arracha à Madame Hamelin un cri de triomphe.
— Le Ciel soit béni ! Il est vivant !
— Pe’sonne n’en a jamais douté, bougonna Jonas. L’évanouissement était dû seulement à la fatigue et à la pe’te de sang ! Cessez donc de le bousculer comme ça, Maâme Fo’tunée ! Monsieur le Ba’on va t’es bien ! Voyez vous-même.
En effet, le blessé se redressait avec un grognement de douleur. Il sourit à sa maîtresse.
— Je dois vieillir, fit-il. Ce sacré Dupont m’a eu, cette fois, mais je lui revaudrai ça !
— Encore Dupont ! s’insurgea Fortunée. Mais cela fait combien de temps que vous vous battez en duel tous les deux, chaque fois que vous vous rencontrez ? Dix ans, douze ans ?
— Quinze ! corrigea Fournier tranquillement et, comme nous sommes à peu près de même force au sabre, ce n’est pas fini. Est-ce que tu n’aurais pas quelque chose d’un peu remontant pour un blessé qui a...
Il s’interrompit. Franchissant Mme Hamelin, son regard alla se poser sur Marianne qui, les bras croisés et la mine sombre, attendait un peu plus loin que les premiers épanchements fussent terminés, en contemplant les flammes de la cheminée.
— Mais... je vous connais ! fit-il en cherchant visiblement à rappeler un souvenir qui, d’ailleurs, se précisait d’instant en instant. « Est-ce que vous n’êtes pas...
— Moi, je ne vous connais pas ! coupa Marianne très raide. Je vous serais seulement reconnaissante de me rendre Fortunée un instant, car je ne souhaite que vous laisser seuls autant que vous voudrez.
— Mon Dieu, s’écria la créole, ma pauvre chérie, je t’oubliais ! Il est vrai qu’avec cette émotion...
Avec autant d’impétuosité qu’elle en avait déployée pour courir à son amant, elle revint à son amie, l’entoura de son bras et chuchota.
— J’ai parlé à Ouvrard. Je crois qu’il est d’accord, mais il désire te dire un mot. Veux-tu descendre le retrouver ? Il t’attend dans le petit salon aux miroirs... Accompagne Mlle Marianne, Jonas, et reviens avec un flacon de cognac pour le général.
Marianne tourna les talons sans se faire prier davantage, soulagée de pouvoir cesser d’être le point de mire du regard de Fournier, où, maintenant, elle pouvait lire une très nette moquerie. De toute évidence, il l’avait reconnue et n’éprouvait aucune gêne au souvenir de son inqualifiable agression. Avant de quitter la pièce, elle l’entendit encore déclarer, s’adressant à sa maîtresse :
— Je ne connais pas le nom de cette charmante et revêche personne, mais, je ne sais pas pourquoi, j’ai comme un vague sentiment de lui devoir quelque chose...
— Tu as la fièvre, mon chéri, roucoula Fortunée. Je peux t’affirmer, moi, que tu n’as encore jamais rencontré mon amie Marianne. C’est absolument impossible.
Marianne se retint de justesse de hausser les épaules. Ce misérable savait bien qu’elle n’oserait jamais dire à son amie la vérité sur les débuts orageux de leurs relations et, de toute façon, cela n’avait pas beaucoup d’importance car elle était fermement décidée à ce qu’elles en restassent là ! Elle n’avait, en effet, nul besoin de savoir que cet homme, un peu trop sûr de lui, détestait l’Empereur, pour le trouver antipathique et le classer aussitôt au nombre des gens qu’elle n’avait pas envie de revoir. Elle se jura aussitôt de faire tout au monde pour qu’il en fût ainsi. Curieusement, comme s’il répondait à sa façon à la pensée de Marianne, Jonas, qui descendait derrière elle, marmotta :
— Si le géné’al fait un petit séjou’ici, Mademoiselle Ma’ianne en a pou’un bon bout de temps à ne pas voi’ Maâme ! La de’ni’e fois, elle et le géné’al n’ont pas quitté la chambre pendant huit g’ands jou’s !
Marianne ne répondit pas mais fronça les sourcils. Non qu’une telle cure d’amour lui semblât excessive, mais parce que ce genre de performance pouvait ne pas être du tout au goût du banquier Ouvrard, l’amant de Fortunée, « de service » pour le moment. Et qu’il serait désastreux pour Marianne que cet homme, dont elle avait tant besoin, fût gravement indisposé dans les jours à venir.
Avec un soupir, elle s’en alla rejoindre le banquier dans le petit salon qu’elle connaissait bien et qui avait les préférences de Fortunée parce qu’elle pouvait y contempler sa séduisante image reproduite à de nombreux exemplaires par les grands miroirs vénitiens encastrés dans les moulures grises et or. Là se reflétaient avec bonheur le rose fané des tentures, le gris patiné des petits meubles Directoire, les minces arabesques des girandoles supportant les bougies roses et l’unique note éclatante d’un grand vase de Chine couleur de turquoise foncée où s’épanouissaient tulipes et iris au milieu de longues branches d’épines en fleur. La présence de la maîtresse de maison s’y marquait par la légère senteur de rose, luttant avec l’odeur du feu de bois, par les innombrables et minuscules objets de vermeil qui traînaient un peu partout et par une longue écharpe de gaze dorée abandonnée sur le bras d’un fauteuil.
Mais, en entrant dans la petite pièce et en découvrant Ouvrard accoudé à la cheminée, Marianne se dit que, malgré sa fortune, l’homme n’allait vraiment pas avec le décor. Elle ne voyait pas bien, en dehors de l’argent, ce qui pouvait attirer les femmes chez ce petit bonhomme à la figure de fouine dont la quarantaine commençait à clairsemer les cheveux plats et qui avait toujours l’air d’un portemanteau habillé, malgré le soin extrême qu’il prenait de sa mise et l’élégance, un peu trop riche, de ses vêtements. Pourtant Gabriel Ouvrard avait du succès et pas seulement auprès de Fortunée qui ne cachait nullement son amour de l’argent. On chuchotait que la languissante, la divine, l’éternellement virginale Juliette Récamier avait pour lui des bontés et quelques autres belles avec elle.
Bien que cet autre amoureux de Mme Hamelin ne lui fût pas plus sympathique que le premier – cela semblait véritablement une gageure – Marianne s’efforça de prendre un air aimable et de sourire en s’avançant vers le banquier qui s’était retourné en entendant grincer la porte. Avec une exclamation de satisfaction, Ouvrard saisit les deux mains de la jeune femme, posa un baiser sur chacune d’elles et, sans les lâcher, l’entraîna doucement vers le sofa rose sur lequel, quand elle n’avait rien à faire, Fortunée passait de longues heures à grignoter des sucreries en lisant les rares romans légers que la sévère censure impériale laissait paraître.
— Pourquoi n’être pas venue directement à moi, chère belle, reprocha-t-il sur le ton feutré de la confidence intime. Il était inutile de déranger notre amie pour une pareille misère.
"Marianne, et l’inconnu de Toscane" отзывы
Отзывы читателей о книге "Marianne, et l’inconnu de Toscane". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Marianne, et l’inconnu de Toscane" друзьям в соцсетях.