Marianne regarda son amie avec rancune. Elle était particulièrement en beauté, Fortunée, ce soir. Sa robe de tulle jaune brodée d’or mettait admirablement en valeur la teinte chaude de sa peau et de ses lèvres un peu fortes. Ses yeux sombres brillaient comme des étoiles noires entre ses longs cils courbes. Toute sa personne respirait la joie de vivre et la volupté.
— Il n’y a pas de quoi rire ! fit Marianne. Je viens de vivre la pire journée de ma vie après celle de mon mariage ! Je... je suis à bout de nerfs et tellement... tellement malheureuse !
Sa voix se brisa. Des larmes jaillirent de ses grands yeux désolés. Aussitôt, Fortunée cessa de rire et prit son amie dans ses bras, l’enveloppant de son lourd parfum de rose.
— Mais tu pleures ? Et moi qui plaisantais ! Ma pauvre petite chatte, je te demande pardon ! Dis-moi vite ce qui t’arrive... mais d’abord retire cette robe en loques ! Je vais t’en donner une autre.
Tout en parlant, rapide comme la pensée, elle dégrafait déjà la robe abîmée quand, soudain, elle s’arrêta, pointa un doigt vers une tache sombre sur le corsage froissé et poussa un cri.
— Du sang ?... Tu es blessée ?
— Ma foi... non, fit Marianne étonnée. Je ne sais même pas d’où il peut venir. A moins que...
Elle se rappelait tout à coup les deux cris de douleur qu’elle avait arrachés à son agresseur et cette tenue bizarre qu’il avait, portant seulement un manteau posé sur sa chemise ouverte. Il était peut-être blessé.
— A moins que quoi ?
— Rien. C’est sans importance ! Oh, Fortunée, il faut absolument que tu viennes à mon secours sans quoi je suis perdue.
A petites phrases courtes, hachées par la nervosité, mais qui se firent plus calmes à mesure qu’elle parlait, Marianne raconta sa terrible journée, les exigences de Francis, ses menaces, l’enlèvement d’Adélaïde et finalement l’impossibilité oU elle se trouvait de se procurer trente mille livres dans les quarante-huit heures, à moins de vendre tous ses bijoux.
— Je peux t’en prêter dix mille, fit calmement Mme Hamelin. Quant au reste...
Elle demeura en suspens, contemplant son amie dans la glace entre ses cils mi-clos. Pendant que Marianne parlait, elle l’avait complètement déshabillée puis, à l’aide d’une grosse éponge qu’elle était allée chercher dans son cabinet de toilette et d’un flacon d’eau de Cologne, elle avait entrepris de faire disparaître les traces de poussière et de frictionner vigoureusement la jeune femme pour la réconforter.
— Quant au reste ? demanda Marianne voyant que Fortunée gardait le silence.
Mme Hamelin eut un lent sourire puis, saisissant une grosse houppe de cygne, elle se mit à poudrer doucement les épaules et les seins de son amie.
— Avec un corps comme le tien, dit-elle tranquillement, ce ne devrait pas être difficile à trouver. Je connais dix hommes qui t’en donneraient autant pour une seule nuit.
— Fortunée ! s’écria Marianne, suffoquée.
Elle avait reculé instinctivement et rougi jusqu’à la racine de ses cheveux noirs. Mais cette indignation ne troubla pas le beau calme de la créole. Elle se mit à rire.
— J’oublie toujours que tu te crois la femme d’un seul amour et que tu t’obstines à demeurer lamentablement fidèle à un homme qui, pour le moment, fait tout ce qu’il peut pour en engrosser une autre. Quand donc auras-tu compris, jeune idiote, que le corps n’est rien d’autre qu’un merveilleux instrument de plaisir et que c’est un crime contre la nature d’en laisser un comme le tien aussi tragiquement inoccupé ? Tiens, c’est comme si, tout à coup, ce génial escogriffe de Paganini, que j’ai entendu à Milan, décidait de fourrer son célèbre Guarnerius au grenier, d’empiler dessus des vieux journaux et de n’en plus tirer un son pendant des années. Ce serait aussi stupide !
— Stupide ou non, je ne veux pas me vendre ! décréta Marianne avec force.
Fortunée haussa ses belles épaules rondes.
— Ce qu’il y a de pénible, avec vous autres aristocrates, c’est que vous vous croyez toujours obligés d’employer de grands mots pour les choses les plus simples. Enfin, je vais voir ce que je peux faire pour toi.
Elle alla prendre dans une armoire une charmante robe de soie blanche garnie de grandes fleurs exotiques en soie découpées et appliquées.
— Habille-toi, jeune vestale gardienne du sacré feu de la fidélité amoureuse, pendant ce temps-là je vais voir si je peux me faire enterrer à ta place !
— Que vas-tu faire ? demanda Marianne inquiète.
— Rassure-toi, je ne vais pas me vendre au plus offrant. Je vais seulement demander à ce cher Ouvrard qu’il nous prête les vingt mille livres qui nous manquent. Il est scandaleusement riche et j’ose croire qu’il n’a rien à me refuser. Il est en bas. De plus, ses relations n’étant pas des meilleures avec Sa Majesté, il sera certainement ravi d’obliger en ta personne quelqu’un qui touche l’Empereur... de si près. Installe-toi, repose-toi. En passant, je vais dire à Jonas de te monter un peu de Champagne.
— Tu es un amour ! s’écria Marianne sincère.
Du bout des doigts elle envoya un baiser à la folle jeune femme qui disparaissait dans un tourbillon de tulle jaune. Puis, elle se hâta de revêtir la robe de Fortunée par crainte que Jonas ne la surprît dans un appareil par trop sommaire, après quoi, prenant sur la table à coiffer un peigne d’ivoire et une brosse d’argent, elle se mit à démêler et à lisser soigneusement sa chevelure. Une sorte de paix s’était faite en elle, divinement reposante après les angoisses des heures écoulées. Fortunée avait beau faire preuve d’une morale des plus relâchées, il se dégageait d’elle une vitalité, une chaleur humaine capables de réchauffer les âmes les plus transies. La belle créole était de ces créatures sans complications qui savaient seulement donner sans jamais chercher à recevoir. Elle était simple comme la terre même ! Elle donnait, avec la même libéralité, son aide, son temps, son cœur, son argent, sa pitié et ne voyait pas pourquoi elle ferait une exception pour une chose aussi naturelle que son corps généreux. Elle n’était pas de celles qui, sous prétexte de vertu, s’entendent à exercer sur un homme une froide cruauté et le poussent doucement au suicide. Personne ne s’était jamais suicidé pour Fortunée. Elle ne pouvait supporter de voir quelqu’un souffrir, surtout s’il s’agissait, pour calmer cette souffrance, de donner quelques heures d’amour. Et elle réussissait ce tour de force, une fois l’amour passé, de transformer ses amants parfois volages en amis d’une fidélité à toute épreuve. Pour le moment, en tout cas, Marianne était certaine qu’elle déployait tous les charmes de sa séduction et de son esprit pour arracher à son riche ami la grosse somme dont son amie avait tant besoin.
Souriant intérieurement à la pensée de cette amitié, Marianne était occupée à rouler en couronne autour de sa tête ses cheveux qu’elle avait tressés, quand la porte de la chambre claqua. Pensant que c’était Jonas apportant le Champagne annoncé, elle ne se retourna pas et continua à se coiffer.
— Je ne sais pas... qui vous êtes, fit au fond de la chambre une voix rauque et haletante, mais... par pitié... allez chercher Mme Hamelin !
Marianne tressaillit et demeura un instant en suspens, les bras arrondis au-dessus de la tête puis, avec l’impression d’avoir déjà entendu cette voix, elle se retourna. Appuyé au battant refermé de la porte, un homme blêmissant luttait visiblement contre l’évanouissement. Les yeux clos, la bouche serrée, il respirait avec peine mais Marianne, figée par la stupeur, ne songea même pas à lui porter secours. Le nouveau venu, en effet, ne portait sous le grand manteau noir jeté sur ses épaules qu’une chemise blanche, un pantalon collant bleu foncé et des bottes à la hongroise. Il avait des cheveux bruns frisés... un visage que la jeune femme épouvantée reconnut en une seconde. C’était son agresseur de la rue Cerutti...
Marianne ne s’était pas trompée en pensant que l’homme devait être blessé. L’explication des taches de sang sur sa robe s’étalait maintenant, bien visible, sur la chemise blanche, à la hauteur de l’épaule gauche tandis que l’inconnu glissait sans connaissance sur le tapis de la chambre.
Pétrifiée, elle l’avait regardé s’écrouler sans même songer à lui porter secours et serait peut-être restée encore un moment à se poser des questions si, derrière la porte, la voix de Jonas ne s’était fait entendre.
— Ouv’ez, Mademoiselle Ma’ianne ! C’est Jonas ! La po’te est coincée !
Le charme s’évanouit. L’homme, en effet, était tombé de telle manière qu’il barrait l’ouverture.
— Un instant, Jonas ! Je vais ouvrir.
Elle prit l’inconnu par les pieds, tira de toutes ses forces pour essayer de l’amener vers le centre de la pièce, mais il était grand et lourd, difficile à manier. Elle parvint tout juste, et non sans peine, à le déplacer suffisamment pour permettre à la porte de laisser passer Jonas.
— Laissez le plateau dehors, je ne peux pas ouvrir davantage, conseilla-t-elle en tirant de son mieux sur le battant.
Le majordome se glissa tant bien que mal par l’étroit espace ménagé.
— Mais qu’est-ce qu’il y a donc, Mademoiselle Ma’ianne ?... Oh ! Monsieur le ba’on ! s’écria-t-il en découvrant l’obstacle. Seigneu’Dieu ! Il est blessé !
— Vous connaissez cet homme ?
— Je pense bien. Il est, comme qui di’ait, de la maison. C’est le géné’al Fou’nier-Sa’lovèze. Est-ce que Maâme Fo’tunée ne vous en a jamais pa’lé ? On ne peut pas le laisser là. Il faut le po’ter su’le lit.
Tandis que le grand Noir enlevait le blessé aussi aisément que s’il n’eût rien pesé et le déposait sur le lit dont la couverture était déjà faite, Marianne rassemblait ses souvenirs. Le général baron Fournier-Sarlovèze ? Bien sûr, Fortunée lui en avait déjà parlé, avec un petit enrouement qui en disait long, quand on connaissait bien la créole, sur le genre de souvenirs qu’il évoquait. C’était le beau François, l’un de ses trois amants en titre, les deux autres étant le non moins séduisant Casimir de Montrond, actuellement exilé à Anvers et le beaucoup moins fascinant, mais beaucoup plus riche, Ouvrard...
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