— Il fait surtout preuve d’un absolu manque de tact ! Curieuse façon de rappeler à cette jeune bécasse qu’on ne l’a épousée que pour les enfants qu’elle est censée donner. Voyez à faire avancer, mon ami ! Nous n’y serons jamais !
Amusé à la pensée que la « jeune bécasse » avait tout de même un an de plus que Marianne, Jolival se garda cependant de tout commentaire, car il devinait que cette nouvelle rencontre avec les « jeunes » époux n’était pas faite pour calmer l’énervement de la jeune femme. Il ordonna gravement au jeune cocher de « presser ses chevaux ». Gracchus répondit non moins gravement qu’à moins de les faire galoper sur les têtes des gens, il n’était pas possible d’aller plus vite et l’on recommença d’avancer... jusqu’aux boulevards où une autre forme de distraction était prévue : des hérauts d’armes en costumes chamarrés jetaient à pleines poignées à la foule des médailles commémoratives de l’événement. En un rien de temps, il ne fut plus possible de bouger. Autour des chevaux des hérauts, la foule se déchaîna pour tenter d’attraper les médailles et la voiture de Marianne se retrouva au centre d’une extraordinaire mêlée qui, bientôt, cracha des cannes, des chapeaux, des bonnets, des écharpes et une foule d’objets variés.
— Nous n’en finirons jamais, lança Marianne à bout de patience. Et nous ne sommes plus bien loin ! Je préfère continuer à pied.
— En robe de satin et dans cette pagaille ? Vous allez vous faire mettre en pièces.
Mais elle avait déjà ouvert la portière et, retroussant sur son bras la traîne rose et or de sa robe, elle avait sauté dans la foule à travers laquelle elle se glissa avec une souplesse de couleuvre, sans vouloir entendre les hurlements de Gracchus qui, debout sur son siège, criait :
— Mademoiselle Marianne ! Revenez ! Ne faites pas ça !
Force fut à Jolival de se lancer sur sa trace, mais quelques médailles lancées d’une main distraite par l’un des jeunes hérauts rebondirent sur le bord de son chapeau et le malheureux se vit devenir aussitôt un centre d’intérêt évident pour quelques-uns des loyaux sujets de l’Empereur grands amateurs de médailles. Il ne tarda pas à disparaître sous le nombre, ce que voyant Gracchus dégringola de son siège et armé de son fouet se rua à l’assaut en braillant :
— Tenez bon, Monsieur le vicomte, j’arrive !
Pendant ce temps, Marianne avait réussi à gagner l’entrée de la rue Cerutti sans autre dommage que l’écroulement de sa coiffure et la perte de sa grande écharpe de satin ouatiné mais, la soirée étant exceptionnellement douce pour la saison, elle s’en soucia peu et se mit à courir autant que les pavés inégaux et les ornières de la rue le permettaient à des pieds chaussés de légers escarpins de satin rose. Heureusement la rue, tracée entre les hauts murs de grands hôtels récents et généralement assez obscure, bénéficiait cette nuit-là d’un éclairage inhabituel grâce aux illuminations de verres de couleur dont étaient orné l’hôtel de l’Empire et la fastueuse résidence du roi de Hollande. Sans que la foule soit comparable à celle du boulevard, il y avait tout de même beaucoup de monde allant et venant, mais personne ne prêta attention à cette jeune femme en grand décolleté et robe de soirée, tant il y avait d’agitation dans Paris. Les gens passaient en bandes, se tenant par le bras, chantant à plein gosier des chansons en général fort lestes et contenant toutes un encouragement, direct ou non, à l’Empereur en vue de ses futurs exploits conjugaux. Quelques filles de joie, vêtues de robes voyantes et outrageusement fardées, ondulaient d’un groupe à l’autre, cherchant des clients et Marianne, pour ne pas être confondue avec elles, fit de son mieux pour ne pas ralentir son allure.
Passé l’hôtel de l’Empire, elle atteignait la zone la plus obscure formée par l’hôtel du banquier Martin Doyen, quand la porte du jardin s’ouvrit et Marianne, emportée par son élan, vint heurter l’homme qui en sortait et qui poussa un cri de douleur.
— Bougre d’abruti ! s’écria-t-il en la repoussant brutalement, tu ne peux pas faire attention.
Mais déjà il avait vu à qui il avait affaire et se mettait à rire.
— Pardonnez-moi. Je n’avais pas vu que vous étiez une femme. C’est qu’aussi vous m’avez fait un mal de chien !
— Est-ce que vous imaginez que cette collision m’a été agréable ? riposta Marianne. Je suis pressée.
A ce moment, une bande joyeuse passa, armée de lampions dont la lumière enveloppa Marianne et l’inconnu.
— Sacrebleu, la belle fille ! s’écria-t-il. Après tout c’est peut-être tout de même mon jour de chance. Viens, ma belle, on va fêter ça ! Tu es exactement ce dont j’avais besoin.
Stupéfaite par ce subit changement de ton, Marianne avait tout juste eu le temps de s’apercevoir que l’inconnu, vêtu d’un manteau noir jeté à la hâte à même la chemise blanche mal fermée, avait l’allure d’un militaire en civil, qu’il était grand et vigoureux, avec un visage insolent aux traits assez vulgaires, mais qui n’étaient pas sans beauté, sous d’épais cheveux bruns, si frisés qu’ils semblaient presque crépus. Mais elle comprit trop tard qu’au vu de sa robe rose largement décolletée et des mèches noires qui pendaient sur son front, il l’avait prise pour une fille publique. D’une poigne irrésistible, il lui faisait franchir la porte dont il sortait, la claqua derrière lui, plaqua la jeune femme contre le bois de la porte en se pressant contre elle et se mit à l’embrasser avec ardeur, tandis que ses mains agiles commençaient à explorer sa robe.
A demi étouffée mais furieuse, Marianne réagit aussitôt. Elle mordit la bouche qui la violentait puis, d’une bourrade, tenta de repousser l’assaillant. Sa situation ne lui laissant pas beaucoup de force, elle frappa de son mieux et, à sa grande surprise, l’homme avec un nouveau cri de douleur recula.
— Garce ! Tu m’as fait mal.
— Tant mieux, gronda Marianne. Vous n’êtes qu’un goujat !
Et, de toute sa force, elle appliqua un soufflet retentissant sur la joue de son ennemi. Il accusa le coup. Cela permit à Marianne, qui sentait sous son autre main le loquet de la porte, d’ouvrir celle-ci et de se jeter dans la rue. Par bonheur, une troupe d’étudiants et de grisettes qui revenaient du boulevard en faisant sauter les médailles conquises de haute lutte encombrait la rue. Elle se faufila au milieu de la bande hurlante et gesticulante, reçut quelques horions et quelques baisers mais se retrouva finalement près de Notre-Dame de Lorette sans avoir revu son assaillant. De là, elle reprit sa course, non sans peine, car le chemin montait rudement et parvint enfin chez Fortunée à peu près hors d’haleine.
Toutes les fenêtres de la maison étaient éclairées. A travers les vitres, on voyait briller, dans l’ouverture des grands rideaux d’un jaune doux, les cristaux et les bougies des lustres. Des bruits de voix et de rire venaient jusqu’à la rue avec un agréable accompagnement de violons. Avec un soupir de soulagement, Marianne, après avoir constaté que sa voiture n’était pas parmi celles qui attendaient, ne perdit pas de temps à se demander ce qu’étaient devenus Jolival et Gracchus-Hannibal Pioche. Elle courut vers Jonas, le gigantesque majordome noir de Mme Hamelin, qui se tenait gravement sur le perron dans son bel habit de panne pourpre galonné d’argent.
— Jonas, conduisez-moi vite à la chambre de Madame et allez lui dire que je suis là. Je ne peux pas, décemment, entrer dans l’état où me voilà.
En effet, la belle robe rose, déchirée, froissée et tachée en plusieurs endroits et les cheveux croulants de Marianne lui donnaient assez l’air de ce pour quoi l’avait prise le bouillant inconnu. Le grand Noir roula de gros yeux blancs.
— Seigneu’, Mademoiselle Ma’ianne ! Comme vous voilà faite ! Qu’est-ce qui vous est a’ivé ? s’écria-t-il.
— Oh rien, fit-elle avec un petit rire. Je suis seulement venue à pied. Mais conduisez-moi vite. Si l’on me voyait dans cet état, je mourrais de honte.
— Bien sû’ ! Venez vite pa’ici !
Par une porte et un escalier de service, Jonas conduisit la jeune femme jusqu’à la chambre de sa maîtresse et l’y laissa pour aller chercher Fortunée. Avec un soupir de soulagement, Marianne se laissa tomber sur un confortable X de soie vert pomme, placé devant la grande psyché de bronze et d’acajou, qui, avec le lit tout drapé de mousseline des Indes et de brocart jaune soufre, composait le principal ameublement de cette chambre. La glace lui renvoya une image assez affligeante. Sa robe était perdue, ses cheveux emmêlés formaient sur sa tête une sorte de broussaille noire et le rouge de ses lèvres avait été tartiné jusque sur ses jolies par les baisers gloutons de l’inconnu.
Avec agacement, Marianne l’essuya avec un mouchoir qui traînait à terre et se traita de sotte ! Sotte d’avoir sauté dans la foule pour arriver plus tôt et plus sotte encore d’avoir écouté Arcadius ! Comme si elle n’aurait pas été mieux inspirée en allant se coucher et en remettant au lendemain son entrevue avec Fortunée au lieu de se lancer dans cette aventure burlesque à travers un Paris à moitié ivre. Comme s’il lui était possible, dans cette nuit de folie, de trouver trente mille livres ! Résultat : elle était morte de fatigue, elle avait mal à la tête et elle était laide à faire peur.
En accourant, Mme Hamelin trouva son amie, au bord des larmes, en train de se faire des grimaces dans le miroir et se mit à rire.
— Marianne ! Mais avec qui t’es-tu battue ? Avec l’Autrichienne ? En ce cas elle doit être dans un bel état et tu es sur le chemin de Vincennes.
— Avec le bon peuple de Sa Majesté l’Empereur et Roi, bougonna la jeune femme, et avec une espèce de satyre qui a essayé de me violenter derrière la porte d’un jardin !
— Mais raconte ! s’écria Fortunée en battant des mains, c’est très amusant !
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