Une soudaine bouffée de joie envahit Marianne. Constant ! Le fidèle valet de chambre de Napoléon, l’homme des secrets intimes, le gardien de ce qui était désormais pour Marianne une sorte de Paradis Perdu ! N’était-ce pas la meilleure réponse que le destin pouvait offrir à son anxiété présente, aux angoisses des jours à venir ? La présence de Constant chez elle signifiait que, malgré la solennité du jour, Napoléon avait tout de même pensé à elle, l’isolée, et que l’Autrichienne, après tout, ne l’avait peut-être pas subjugué autant que les potins parisiens voulaient bien le dire.

Marianne adressa à son majordome un regard ironique.

— Autant vous le dire tout de suite, Jérémie, la visite de M. Constant est pour moi une excellente nouvelle. Il est donc inutile de prendre une mine de catastrophe pour me l’annoncer. Il faut sourire, Jérémie, quand on annonce un ami, sourire... vous savez ce que c’est ?

— Pas très bien, Madame, mais je tâcherai de me renseigner !

4

LES AMOUREUX DE MADAME HAMELIN

Avec la belle patience des gens du Nord, Constant s’était installé aussi commodément que possible pour attendre Marianne. Assis au coin de la cheminée, les pieds sur les chenets et les mains nouées sur le ventre, il s’était même un peu assoupi. Le pas rapide de la jeune femme sur les dalles du vestibule le tira de cette douce somnolence et, en entrant dans le salon de musique, Marianne le trouva debout, saluant respectueusement.

— Monsieur Constant ! s’écria-t-elle. Que de regrets de vous avoir fait attendre ! C’est un plaisir si rare de vous recevoir... surtout un jour comme celui-ci ! J’aurais pensé qu’aucune force humaine ne serait capable de vous arracher du palais !

— Pour les ordres de l’Empereur, il n’y a pas de fêtes qui tiennent, ni de solennités d’aucune sorte, Mademoiselle Marianne. Il a ordonné... et me voilà ! Quant à l’attente, ne soyez pas en souci. J’ai pris beaucoup de plaisir au calme reposant de votre demeure après toute cette agitation.

— Il a donc pensé à moi ! fit Marianne tout de suite émue car cette joie venait trop vite après ce qu’elle avait enduré place de la Concorde.

— Mais... je crois que Sa Majesté pense très souvent à vous ! Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il en refusant le siège que son hôtesse lui désignait, il me faut maintenant vous délivrer mon message et rentrer au palais au plus vite.

Il se dirigea vers le clavecin, y prit un sac de forte toile qu’il y avait déposé.

— L’Empereur m’a chargé de vous remettre ceci, Mademoiselle Marianne, avec ses compliments. Il y a là vingt mille livres.

— De l’argent ? s’exclama la jeune femme dont le visage s’empourpra, mais...

Constant ne lui laissa pas le temps de protester :

— Sa Majesté a pensé que vous pourriez avoir des difficultés de trésorerie ces jours-ci, dit-il en souriant. De plus, ceci n’est qu’une rétribution, car Sa Majesté requiert vos services et votre talent pour après-demain.

— L’empereur veut que j’aille...

— Aux Tuileries, chanter durant la grande réception qui s’y donnera. Voici votre laissez-passer, ajouta-t-il en tirant un carton de sa poche et en l’offrant à Marianne.

Mais elle ne le prit pas. Les bras croisés sur sa poitrine, elle marcha lentement jusqu’à l’une des fenêtres qui donnaient sur le petit jardin. L’eau de la fontaine chantait doucement dans le bassin de pierres grises sous les yeux souriants de l’amour au Dauphin. Marianne le contempla un moment sans rien dire. Inquiet de son silence, Constant s’approcha.

— Pourquoi ne dites-vous rien ? Vous viendrez, n’est-ce pas ?

— Je... n’en ai pas envie, Constant ! Etre obligée de faire la révérence à cette femme, chanter devant elle... je ne pourrai jamais !

— Il le faudra bien pourtant ! Déjà, l’Empereur a été fort mécontent de ne pas vous voir à Compiègne et Mme Grassini a fait les frais de sa mauvaise humeur. Si vous le décevez cette fois encore, c’est sa colère qu’il faudrait envisager.

Se retournant tout d’une pièce, Marianne s’écria :

— Sa colère ? Ne peut-il comprendre ce que j’éprouve à le voir, simplement aux côtés de cette femme ? J’étais à la Concorde tout à l’heure, je l’ai vu passer auprès d’elle, souriant, triomphant, si visiblement heureux que j’en ai eu mal. Pour lui plaire, il a été jusqu’au ridicule ! Ce costume grotesque, cette toque...

— Ah, cette maudite toque, fit Constant en riant, elle peut se vanter de nous avoir donné du mal ! Nous avons mis une bonne demi-heure à lui trouver un angle à peu près convenable... mais j’admets bien volontiers que ce n’est pas une réussite.

La bonne humeur de Constant, la petite scène domestique qu’il évoquait détendirent un peu les nerfs de Marianne, mais la souffrance visible de la jeune femme n’avait pas échappé au valet de chambre impérial et c’est d’un ton plus sérieux qu’il reprit :

— Quant à l’Impératrice, je crois qu’il vous faut n’y voir, comme nous tous, qu’un symbole et la promesse d’une dynastie. Je pense sincèrement que l’auréole dont la pare sa naissance a plus de valeur aux yeux de l’Empereur que sa personne elle-même !

Marianne haussa les épaules.

— Allons donc ! grommela-t-elle. On m’a rapporté qu’au lendemain de cette fameuse nuit... à Compiègne, il avait dit à l’un de ses familiers en lui tirant l’oreille : « Epousez une Allemande, mon cher, ce sont les meilleures femmes du monde : douces, bonnes, naïves et fraîches comme des roses ! » L’a-t-il dit, oui ou non ?

Constant détourna les yeux et s’en alla lentement reprendre son chapeau qu’il avait déposé sur un siège en arrivant. Il le tourna un instant entre ses doigts, mais, finalement, releva les yeux vers Marianne et lui sourit avec un peu de tristesse.

— Oui, il l’a dit... mais cela ne signifie pas grand-chose d’autre qu’une sorte de soulagement. Songez qu’il ne connaissait pas l’archiduchesse, qu’elle est une Habsbourg, la fille du vaincu de Wagram, qu’il pouvait s’attendre à de l’orgueil, de la colère, voire de la répulsion. Cette princesse placide et un peu gauche, timide comme une mariée de village et qui a l’air contente de tout, l’a rassuré. Il lui est, je crois, profondément reconnaissant. Quant à l’amour... s’il l’aimait autant que vous voulez bien l’imaginer, aurait-il pensé à vous aujourd’hui ? Non, croyez-moi, Mademoiselle Marianne, venez chanter, pour lui, sinon pour elle. Et dites-vous que c’est Marie-Louise qui doit craindre les comparaisons, pas vous ! Viendrez-vous ?

Vaincue, Marianne inclina la tête en signe d’assentiment.

— Je viendrai... Vous pouvez le lui dire. Dites-lui aussi que je le remercie, ajouta-t-elle non sans effort en désignant le sac d’un coup d’œil.

Il lui était pénible d’accepter de l’argent, mais dans les circonstances présentes, il était le bienvenu et Marianne ne pouvait pas s’offrir le luxe de le refuser.

Arcadius soupesa le sac et le reposa sur le secrétaire avec un soupir.

— C’est une belle somme et l’Empereur est plein de générosité... mais c’est tout à fait insuffisant pour calmer l’appétit de notre ami. Il nous faut encore plus du double et à moins que vous ne demandiez à Sa Majesté de se montrer plus libérale encore...

— Non ! pas cela ! s’écria Marianne le rouge aux joues. Je ne pourrai jamais ! Et puis, il faudrait donner des explications, tout raconter. L’empereur lancerait aussitôt la police sur les traces d’Adélaïde... et vous savez ce qu’il adviendrait si les hommes de Fouché apparaissaient.

Arcadius tira de son gousset une charmante tabatière d’écaille cerclée d’or que Marianne lui avait offerte, s’octroya une prise de tabac qu’il huma avec lenteur et volupté. Il venait seulement de regagner l’hôtel d’Asselnat, sans d’ailleurs donner plus d’explications qu’à son départ, et il était déjà près de 9 heures du soir. L’œil rêveur, comme s’il contemplait une idée particulièrement plaisante, il remit la tabatière dans son gilet damassé, caressa doucement la petite bosse qu’elle y faisait puis déclara :

— Rassurez-vous, nous n’avons pas à craindre cette dernière éventualité. Aucun agent de Fouché ne se mettra à la recherche de Mlle Adélaïde, même si nous le demandons.

— Comment cela ?

— Voyez-vous, Marianne, lorsque vous m’avez rapporté votre conversation avec lord Cranmere, une chose m’a frappé : le fait que cet homme, un Anglais, dissimulé sous un faux nom et, selon toute vraisemblance un espion, pouvait non seulement évoluer à Paris au grand jour... et cela en compagnie d’une femme notoirement suspecte, mais encore ne semblait craindre aucune intervention de la police. Ne vous a-t-il pas dit que, si vous le faisiez arrêter, il serait très vite relâché avec des excuses ?

— Si... Il l’a dit.

— Et cela ne vous a pas frappée ? Qu’en avez-vous conclu ?

Nerveusement Marianne serra ses mains l’une contre l’autre et fit quelques pas rapides dans la pièce.

— Mais, je ne sais pas, moi... je n’ai pas cherché à approfondir sur le moment.

— Ni sur le moment ni plus tard, il me semble. Mais moi, j’ai voulu en savoir davantage et je me suis rendu quai Malaquais. J’ai... quelques relations dans l’entourage du ministre et j’ai appris ce que je voulais savoir : autrement dit, la raison pour laquelle le vicomte d’Aubécourt redoute si peu les atteintes de la police. Il est tout simplement en relations assez étroites avec Fouché... et peut-être à sa solde.

— Vous êtes fou ! souffla Marianne stupéfaite. Fouché n’entretiendrait pas de relations avec un Anglais...

— Pourquoi donc pas ? Outre que les agents doubles ne sont nullement le fruit d’une imagination surchauffée, il se trouve que le duc d’Otrante a, pour le moment, d’excellentes raisons de ménager un Anglais. Et il a certainement accueilli avec beaucoup de faveur votre noble époux.