A mesure qu’il parlait, une peine amère envahissait Marianne. D’autant plus cruelle que son instinct lui soufflait qu’il pouvait bien avoir raison. A cette minute, toute la belle confiance qu’elle avait gardée en la puissance de son amour, en son ascendant sur Napoléon, bascula et s’effondra pour ne plus jamais revenir. Certes, elle savait qu’elle lui plaisait, qu’il l’aimait autant peut-être qu’il lui était possible d’aimer une femme... mais pas plus. L’amour qu’une femme de chair et de sang pouvait inspirer à l’Empereur ne pouvait entrer en lutte avec celui qu’il portait à son empire et à sa gloire. Il avait aimé Joséphine et cependant épousée, couronnée, Joséphine avait dû redescendre les marches du trône, laisser la place à la rose génisse autrichienne. Il avait aimé la Polonaise, elle portait son enfant... et cependant Marie Walewska avait été contrainte de s’éloigner, de rejoindre sa lointaine Pologne en plein hiver pour y mettre au monde le fruit de cet amour. Que pèseraient Marianne et son seul charme, Marianne et son dévorant amour en face de celle dont il espérait l’héritier de cette gloire et de cet empire ? Avec amertume, Marianne se souvint du ton insouciant qu’il avait en lui disant : « J’épouse un ventre ! » Ce ventre était plus précieux pour lui que le plus bel amour de la terre.
Les yeux brouillés de larmes, elle regarda s’éloigner dans une brume de soleil la double silhouette étincelante des nouveaux époux qui, là-bas, vers le pont tournant, semblaient voguer sur un océan de têtes. La voix de Francis lui parvint comme du fond d’un rêve, insinuante, persuasive.
— Soyez donc raisonnable, Marianne, et sachez vous contenter de votre puissance à vous... une puissance qu’il serait bien sot de compromettre pour quelques centaines d’écus ! Que sont cinquante mille livres pour la reine de Paris ? Boney vous les aura rendues avant la semaine prochaine.
— Je ne les ai pas ! coupa Marianne en écrasant rageusement du bout de son doigt une larme prête à couler.
— Mais vous les aurez... disons, dans trois jours ! Je vous ferai savoir où et comment me les faire tenir.
— Et qui m’assure, si je vous les donne, que je serai à l’abri de vos infamies ?
Francis étira ses longs bras avec la grâce paresseuse d’un gros chat et enveloppa sa compagne d’un regard amusé.
— Je vous l’accorde, rien ne vous met à l’abri... sinon le fait que je n’aurai plus besoin d’argent... pendant un bon moment. On peut toujours composer un nouveau texte...
— Que tôt ou tard je verrai apparaître ? Rien à faire : dans ce cas, je ne marche pas, lord Cranmere ! Tôt ou tard vous vous attaquerez à moi... le jour par exemple où je n’aurai plus d’argent ! Non. Faites ce que vous voulez, vous n’aurez pas vos cinquante mille livres !
Tout en parlant, Marianne tirait déjà un plan. Ce soir, ce soir même, elle irait voir Fouché... ou même l’Empereur si cela était possible. Elle dirait le danger qui la menaçait et ensuite elle partirait, droit devant elle, n’importe où pour qu’au moins, si les sbires de Fouché ne parvenaient pas à empêcher la marée des libelles, il y eût entre l’Empereur et elle trop de distance pour que l’on pût encore accoler son nom au sien. Elle irait... en Italie, par exemple, où sa voix lui permettrait de gagner sa vie et où, peut-être, elle pourrait retrouver son parrain, obtenir l’annulation de ce mariage meurtrier. Ensuite, redevenue Marianne d’Asselnat – elle avait remarqué que son nom de jeune fille n’était pas mentionné dans le libelle, peut-être par crainte d’une réaction dangereuse de la haute noblesse française – elle pourrait peut-être se rapprocher un peu de Napoléon... De nouveau, la voix de lord Cranmere vint rompre le fil de ses projets.
— Ah ! j’oubliais, fit-il d’un ton aimablement railleur, connaissant l’impétuosité de vos réactions et cette déplorable manie que vous avez de disparaître sans laisser d’adresse, je me suis permis une précaution supplémentaire... en m’assurant de la personne de cette vieille folle qui vous sert à la fois de mère et de chaperon et qui est, je crois, votre cousine.
Le cœur de Marianne manqua un battement tandis que l’air, brusquement, faisait défaut à sa gorge contractée.
— Adélaïde ? balbutia-t-elle. Que vient-elle faire ici ?
— Mais... jouer, je crois, un rôle important. Si vous me connaissiez mieux, ma chère, vous sauriez que je ne suis pas homme à entamer une partie sans posséder plusieurs atouts en main. A l’heure présente, Mlle d’Asselnat, que l’on a été prendre chez vous en votre nom, doit avoir été mise en lieu sûr par les soins attentifs de quelques amis dévoués. Et si vous tenez à la revoir vivante...
La douleur qui vrilla le cœur de Marianne lui donna d’un seul coup la juste mesure de l’affection qu’elle portait à sa cousine. Pour retenir les larmes qu’elle ne voulait à aucun prix laisser voir à cet homme, elle ferma les yeux, un instant. Le misérable ! Il avait osé s’attaquer à l’aimable vieille fille, si bonne, si dévouée ! Et Marianne savait maintenant quelle sorte de relations il entretenait avec Fanchon-Fleur-de-Lys et sa bande ! En imaginant Adélaïde aux mains de ces gens-là, elle sentit une nausée lui soulever le cœur. Elle connaissait trop leur froide cruauté, leur absence totale de scrupule, la haine dont ils poursuivaient tout ce qui, de près ou de loin, touchait au régime impérial.
— Vous avez osé ! gronda-t-elle entre ses dents serrées. Vous avez osé et vous croyez, grâce à cette ignominie, m’amener à composition ? Mais je saurai bien la retrouver. Je connais le repaire de l’affreuse vieille qui nous observe avec son vilain sourire.
— Il est possible que vous la retrouviez ! fit Francis paisiblement, mais je vous avertis que si les argousins de Fouché viennent traîner leurs redingotes crasseuses sur le territoire de mon amie Fanchon, ils ne retrouveront qu’un cadavre !
— Vous n’oseriez pas aller jusque-là !
— Pourquoi non ? En revanche, si vous vous montrez compréhensive, si, comme je l’espère, vous collaborez aimablement avec moi, je peux vous promettre de vous la rendre en parfait état.
— Comment voulez-vous que je croie en la parole d’un...
— Misérable, je sais, acheva Francis. Il me semble que vous n’avez pas le choix. Commencez par trouver les cinquante mille livres dont j’ai besoin, belle Marianne. Je vous promets de ne pas faire appel à votre aide financière avant... disons un an ! Et maintenant...
Il s’extrayait enfin des coussins de velours, prenait une main que Marianne, pétrifiée, ne songeait même pas à défendre et la portait vers ses lèvres. Un instinct sauva la jeune femme de ce contact. Sa main fine glissa entre les doigts gantés de Francis.
— Je vous hais ! dit-elle d’une voix blanche. Oh ! comme je vous hais !
— Je n’y vois aucun inconvénient, répondit-il avec son méchant sourire. Avec certaines femmes, la haine a encore plus de saveur que l’amour. J’aurai mon argent ?
— Vous l’aurez... mais prenez garde ! S’il tombe seulement un cheveu de la tête de ma cousine, il n’existe pas, dans toute l’Europe, de cachette assez secrète pour vous sauver de ma vengeance. J’en fais serment sur la mémoire de mon père ! Et, dussé-je porter ma propre tête à l’échafaud, je vous tuerai, avec ces mains-là !
Elle élevait jusqu’au visage de lord Cranmere ses mains gantées de lilas tendre. Le sourire s’effaça des lèvres de Francis. Il y avait tant de froide détermination, tant de fureur concentrée dans l’étincelant regard vert qu’il tressaillit. La pâleur qui avait envahi ce beau visage, la douleur qu’il exprimait si clairement impressionnèrent l’Anglais, allèrent peut-être toucher une fibre oubliée au fond de son égoïsme et de son scepticisme. Il ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais, se ravisant, il haussa les épaules avec agacement, en homme qui souhaite se débarrasser d’un fardeau, et sortit de la voiture. Une fois à terre, seulement, il maugréa sans regarder la jeune femme.
— Si vous veillez à me satisfaire, il ne se passera rien de regrettable pour personne. Et... débarrassez-vous donc de cette manie des grands mots et des grands gestes. Cela sent les tréteaux d’une lieue.
Il s’éloigna sur cette dernière méchanceté que Marianne n’eut pas le courage de relever. A quoi bon ? A travers les larmes qu’elle ne pouvait plus retenir, elle le vit monter dans le cabriolet, prendre les rênes sans répondre aux questions que lui adressait visiblement sa compagne et faire tourner l’attelage. Le cortège nuptial ayant disparu par le pont tournant des Tuileries, la foule maintenant s’écoulait vers les bateleurs, les boutiques de confiseries et les buffets en plein vent, les orchestres et les fontaines d’où, tout à l’heure, coulerait le vin. Mais Marianne ne regardait rien.
Envahie d’un affreux sentiment de défaite et d’impuissance, elle demeurait là, immobile, les mains nouées sur le manche brillant de son ombrelle, les joues inondées de larmes qui tombaient lentement sur la dentelle de sa robe sans plus songer à rappeler Arcadius ou à ordonner le départ. Toute sa pensée était tendue vers sa vieille cousine et ce qu’elle pouvait endurer aux mains des forbans de Fanchon-Fleur-de-Lys. Mais, dès que Jolival avait vu lord Cranmere quitter la voiture, il avait sauté à bas du siège et rejoint Marianne.
— Par tous les saints du Paradis ! Que vous est-il arrivé ? s’écria-t-il en la trouvant ainsi transformée en statue du désespoir. Que vous a fait cet homme ? Pourquoi ne pas m’avoir appelé ?
Elle tourna vers lui un regard de noyée, défroissa un peu le papier jaune qu’elle avait, machinalement, roulé en boule entre ses doigts et le tendit à Arcadius.
— Lisez ! articula-t-elle avec peine... Demain, tout Paris lira ça si je me refuse à donner l’argent que l’on exige de moi. De plus... pour m’y obliger plus sûrement encore, il a fait enlever Adélaïde. Il me tient, Arcadius, et il ne me lâchera pas ! Il sait trop qu’à aucun prix l’Empereur n’accepterait d’être mêlé à un scandale, de voir son nom accolé à celui d’une meurtrière.
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