— Puis-je savoir ce que j’ai dit de si drôle ?

— Ce que... oh, ma chère, vous êtes tout simplement impayable ! Ma parole, vous vous prenez pour l’impératrice ! Dois-je vous rappeler que ce n’est pas vous, mais une malheureuse archiduchesse que Boney vient d’épouser ?

L’ironie de Francis jointe à l’injurieux diminutif dont les Anglais se servaient pour qualifier Bonaparte fouettèrent la colère de Marianne.

— Impératrice ou pas, gronda-t-elle entre ses dents, je vais vous montrer non seulement que je ne vous crains pas, mais que l’on ne m’insulte pas en vain.

Elle se pencha vivement en avant pour appeler Arcadius qui devait être près de la voiture. Elle voulait lui demander d’appeler l’un des policiers dont les silhouettes noires, en longues redingotes et chapeau taupé, un solide gourdin au poing, émaillaient la foule endimanchée. Mais elle n’eut même pas le temps d’ouvrir la bouche. Francis l’avait saisie par l’épaule et, brutalement, l’avait rejetée dans le fond de la voiture.

— Restez-tranquille, petite sotte ! Outre que vous perdriez votre temps, vous voyez bien que cette foule nous assiège. Personne ne peut plus ni entrer ni sortir de cette voiture. Même si je voulais m’en aller, je ne pourrais pas.

C’était vrai. La foule serrait la voiture de si près que l’on n’apercevait plus, aux portières, qu’un moutonnement de têtes. Arcadius lui-même avait dû se réfugier sur le siège du cocher avec Gracchus pour ne pas être étouffé. On entendait au loin, dominant le brouhaha de la multitude, comme un roulement de tonnerre sur lequel flottait l’écho d’une musique encore vague. Le cortège, peut-être, qui s’annonçait enfin ? Mais pour Marianne, tout l’intérêt de cette journée s’était enfui. Dans cette voiture, la sienne pourtant, elle avait tout à coup l’impression d’étouffer. Elle se sentait mal à l’aise sans pouvoir préciser d’où cela lui venait. Peut-être du contact de cet homme détesté ? Il empoisonnait tout.

Rejetant la main qui s’attardait sur son épaule, elle lui décocha un regard plein de haine.

— Vous ne perdrez rien pour attendre ! Vous ne sortirez de cette voiture que pour prendre le chemin de Vincennes ou de la Force.

Mais, à nouveau, Francis se mit à rire et, à nouveau, Marianne sentit un frisson glacé parcourir sa peau.

— Si vous aimiez le jeu autant que je l’aime, fit-il avec une inquiétante douceur, je vous parierais qu’il n’en sera rien.

— Et qui m’en empêchera ?

— Vous-même, ma chère ! Outre qu’une dénonciation ne servirait à rien car je serais bien vite relâché avec des excuses, vous n’aurez plus aucune envie de me faire arrêter lorsque vous m’aurez entendu.

Marianne se raidit contre la peur insidieuse qu’elle sentait se glisser en elle, essayant de réfléchir. Comme il semblait sûr de lui ! Etait-ce le nom d’emprunt sous lequel il se cachait qui lui donnait cette assurance ?

Que lui avait dit Fouché, un jour ? Que le vicomte d’Aubécourt fréquentait chez Dorothée de Périgord ? Mais ce n’était pas suffisant pour le mettre à l’abri des griffes dudit Fouché toujours sur la piste d’espions ou de conspirateurs éventuels. Alors ?... Mon Dieu, si seulement elle pouvait dissiper cette angoisse qui lui venait !

Une fois de plus, la voix narquoise de Francis la rappela à la réalité. Elle murmurait, chargée d’une douceur à faire frémir :

— Savez-vous que vous me donnez des regrets ? Vous êtes admirablement belle, ma chère. En vérité, il faudrait n’être point homme pour ne pas vous désirer. La colère vous sied. Elle fait étinceler ces magnifiques yeux verts, palpiter cette gorge...

Son regard appréciateur enveloppait le ravissant visage sur lequel la capote mousseuse mettait une ombre rose, caressait le long cou gracieux, la gorge fière, largement découverte dans son écrin de dentelles et de soie. C’était un regard avide et sans tendresse, celui d’un maquignon devant une belle pouliche. Il évaluait et déshabillait tout à la fois, montrant un désir si nu, si brutal, que les joues de Marianne s’empourprèrent. Comme hypnotisé par cette beauté si proche l’Anglais se penchait vers elle, prêt peut-être à la saisir. Elle s’aplatit contre la paroi de la voiture, gronda entre ses dents serrées :

— N’approchez pas ! Ne me touchez pas ! Sinon, quoi qu’il puisse arriver, je hurle, vous entendez ! Je crierai si fort qu’il faudra bien que cette foule s’écarte.

Il tressaillit, se redressa. Son regard, si ardent l’instant précédent, retrouva son expression ennuyée. Il reprit sa place à l’autre bout de la voiture, se tassa dans son coin, ferma les yeux et soupira :

— Dommage !... Dommage surtout que tant de trésors ne soient réservés qu’aux plaisirs du seul Boney ! Ou bien lui donnez-vous quelques coadjuteurs ? On dit qu’une bonne moitié des hommes de cette ville sont amoureux de vous.

— Allez-vous cesser ? gronda Marianne. Dites une bonne fois ce que vous avez à dire et finissons-en. Que voulez-vous ?

Il ouvrit un œil, la regarda et sourit.

— La galanterie voudrait que je vous réponde : « Vous ! » et ce serait à la fois justice et vérité, mais nous en reparlerons plus tard... à loisir. Non, j’ai pour le moment des préoccupations infiniment plus terre à terre : j’ai besoin d’argent.

— Encore ! s’écria Marianne. Et vous vous imaginez peut-être que je vais vous en donner ?

— Je ne l’imagine pas : j’en suis sûr ! L’argent a toujours joué un grand rôle entre nous, chère Marianne, fit-il cyniquement. Je vous ai épousée à cause de votre fortune. Je l’ai dilapidée un peu vite, j’en suis assez navré, mais comme vous êtes toujours ma femme et que vous roulez visiblement sur l’or, il me semble tout naturel de vous en demander.

— Je ne suis plus votre femme, dit Marianne en qui la lassitude étouffait peu à peu la colère. Je suis la cantatrice Maria-Stella... et vous êtes le vicomte d’Aubécourt !

— Ah ! vous savez cela ? Au fond j’en suis ravi. Cela vous donne une idée de la position que j’occupe dans la société parisienne. On m’apprécie beaucoup.

— On vous appréciera moins lorsque j’en aurai fini avec vous ! On saura qui vous êtes : un espion anglais.

— Peut-être, mais, par la même occasion, on saura aussi votre véritable identité et, comme vous êtes très légitimement mon épouse, vous redeviendrez lady Cranmere, anglaise... et pourquoi donc pas espionne ?

— Personne ne vous croira ! fit Marianne en haussant les épaules et quant à l’argent...

— Vous vous arrangerez pour trouver aussi rapidement que possible cinquante mille livres, coupa Francis sans s émouvoir. Sinon...

— Sinon ? fit Marianne avec hauteur.

Sans se presser, Lord Cranmere fouilla dans l’une de ses poches, en tira un papier jaune plié en quatre, le déplia et le posa sur les genoux de la jeune femme en concluant :

— Sinon, dès demain, Paris tout entier sera inondé de papiers semblables à celui-ci.

La brise qui entrait par les glaces baissées fit trembler le papier jaune, imprimé de gros caractères noirs que Marianne lut avec épouvante : « L’Empereur aux mains de l’ennemi ! La trop belle maîtresse de Napoléon, la cantatrice Maria-Stella, est en réalité une meurtrière anglaise à la solde de la police du Royaume-Uni... »

Un instant, Marianne crut qu’elle devenait folle. Un voile rouge passa devant ses yeux tandis qu’au fond de son âme se levait une terrible tempête, une fureur telle qu’elle n’en avait jamais éprouvé et qui étouffa l’écœurante peur.

— Meurtrière ! gronda-t-elle. Je n’ai tué personne. Vous êtes vivant, hélas !

— Lisez plus avant, ma chère, souffla Francis suave, vous verrez que ce libelle n’exagère rien. Vous êtes, bel et bien, une meurtrière... celle de ma délicieuse cousine Ivy St Albans que vous avez si proprement assommée à l’aide d’un lourd chandelier auprès de ce que vous croyiez être mon cadavre. Pauvre Ivy ! Elle a eu moins de chance que moi, qui grâce à mon ami Stanton suis encore de ce monde. Mais elle était si fragile, si délicate. Malheureusement pour vous, elle a repris un moment connaissance avant d’expirer, un très court moment... juste le temps de vous accuser. Votre tête est mise à prix en Angleterre, belle Marianne !

Un goût de cendres emplit la bouche de la jeune femme. Elle avait oublié l’odieuse Ivy et, retrouvant Francis vivant, n’avait pas songé à sa cousine. D’ailleurs, jusque-là, elle avait toujours considéré comme une sorte de jugement de Dieu le duel et ce qui avait suivi... Mais, malgré son angoisse, elle fit front une fois encore.

— Nous ne sommes pas en Angleterre, mais en France. J’imagine cependant que c’est pour m’y ramener, afin de toucher cette prime, que vous êtes venu jusqu’ici.

— Ma foi, j’avoue y avoir songé un instant, répondit lord Cranmere sans se démonter. Les temps sont durs. Mais en vous retrouvant si bien installée au cœur de l’Empire français, mes pensées ont changé d’orientation. Vous pouviez me rapporter infiniment plus que quelques centaines de guinées.

Cette fois, Marianne ne releva pas le propos infâme. Elle avait atteint les limites les plus ultimes du dégoût et regardait toujours le libelle jaune... où elle était accusée d’avoir, dans une crise de dépit, froidement assassiné la douce et jolie cousine de son époux dont elle était follement jalouse... Allons, rien n’avait été laissé au hasard et la boue qui la menaçait était aussi nauséabonde, aussi ignoble que possible.

— Ensuite, dit Francis sans paraître s’apercevoir de son silence, j’ai songé à vous enlever purement et simplement. Je vous avais donné rendez-vous dans une vieille ruine appartenant à un ami et j’espérais que vous y viendriez, mais vous avez dû vous méfier, ce dont je me félicite d’ailleurs. Pressé par la nécessité, j’avais imaginé que Boney paierait un joli prix pour récupérer en bon état sa belle maîtresse, mais c’était un calcul un peu hâtif et, comme tel, un mauvais calcul... Il y a tellement mieux à faire !