— Laissez-moi lui parler quelques instants, Arcadius. Je crois que c’est préférable. De toute façon, il ne peut plus rien contre moi.

Avec un soupir, Jolival entreprit de s’extraire des profondeurs mœlleuses des coussins.

— C’est bon, je descends ! Mais je ne vous perds pas de l’œil. Au moindre geste, au moindre appel, je suis là avec Gracchus.

Il ouvrit la portière du côté opposé, descendit tandis que Francis montait de son côté. Lord Cranmere se mit à rire.

— Je vois qu’en effet, votre ami nourrit contre moi des préventions qui ne peuvent venir que de vos confidences, ma chère. Ma parole, il me prend pour une sorte de bandit de grand chemin.

— Mon opinion n’a rien à faire ici, Monsieur, riposta Arcadius très raide. Mais sachez du moins qu’il ne vous appartient plus de m’en faire changer.

— Comme vous dites, jeta l’Anglais en haussant les épaules, elle n’a rien à faire ici. Mais si vous craignez de vous ennuyer, mon cher monsieur, qui vous empêche d’aller tenir compagnie à la dame qui m’accompagne ? Je sais qu’elle serait fort désireuse de vous rencontrer ! Voyez, elle vous sourit.

Machinalement, Marianne tourna les yeux vers la voiture jaune et noire et fronça les sourcils en constatant qu’en effet, Fanchon souriait, aussi agréablement que le permettait son physique, en regardant Jolival. Celui-ci se contenta d’un haussement d’épaules et se glissa le long de la voiture pour causer un moment avec Gracchus, mais sans quittter des yeux les occupants de l’intérieur. Cependant, Marianne remarquait sèchement :

— Si, comme vous le dites, vous prétendez « causer » avec moi, mylord, vous pourriez vous y prendre autrement qu’en attaquant mon plus fidèle ami. Tout le monde n’a pas votre goût pour les relations douteuses. Et, en employant ce terme envers la dame à la fleur de lys, je fais preuve de beaucoup d’indulgence !

Sans répondre, Francis se laissa tomber lourdement sur les coussins de velours vert auprès de la jeune femme qui, instinctivement, recula pour éviter son contact. Un instant il lui offrit son profil immobile et il y eut un silence meublé seulement par la respiration un peu forte de l’Anglais. Marianne pensa, non sans une secrète et cruelle satisfaction, que c’était peut-être là un souvenir du coup d’épée qui lui avait traversé la poitrine, mais c’était vraiment une bien mince compensation au chagrin de le retrouver vivant. Pendant un instant, avec curiosité, comme s’il se fût agi d’un étranger, elle étudia l’homme qu’elle avait aimé, en qui elle avait cru comme en Dieu lui-même, auquel avec tant de joie elle avait juré obéissance, fidélité... C’était la première fois, depuis la terrible nuit, qu’elle se retrouvait seule avec lui. Et tant de choses avaient changé ! Elle était alors une enfant froidement sacrifiée, désespérée, perdue, aux prises avec un homme sans scrupules et sans cœur. Aujourd’hui, l’amour de l’Empereur la faisait forte, la protégeait... C’était elle qui, cette fois, imposerait sa volonté.

Elle nota que Francis, par contre, n’avait guère changé à l’exception, peut-être, de ce pli d’amer scepticisme qui, au coin des lèvres fortes, avait remplacé celui de l’ennui. Lord Cranmere était toujours aussi beau malgré la mince balafre qui coupait sa joue et ne faisait qu’ajouter une touche de romantisme tragique à la perfection de ses nobles traits. Et Marianne s’étonnait, après l’avoir tant aimé, de ne plus éprouver auprès de cet homme superbe qu’une antipathie bien proche de la répulsion. Mais, comme il s’obstinait dans son silence et se bornait à regarder avec attention le bout étincelant de ses bottes vernies, elle prit le parti d’ouvrir le feu. Il fallait en finir et en finir vite, sa seule présence ayant apporté dans l’étroit espace de la voiture une atmosphère de gêne pénible.

— Vous avez désiré me parler, fit-elle froidement, et vous me feriez plaisir en commençant. Je n’ai aucune intention d’éterniser cette rencontre.

Il tourna vers elle un regard endormi et un sourire ambigu.

— Pourquoi donc ? N’est-il pas délicieux le moment ou deux époux se retrouvent après une aussi longue absence... et surtout après s’être cru à jamais séparés ? N’êtes-vous pas heureuse, chère Marianne, de revoir à vos côtés l’homme que vous aimiez ? Car vous m’aimiez, ma chère... je dirais même que vous étiez folle de moi au jour bienheureux de notre mariage. Je revois encore vos grands yeux humides lorsque le cher vieil abbé-

La patience de Marianne diminuait rapidement.

— Assez ! coupa-t-elle. Vous êtes, en vérité, d’une impudence confondante ! Est-ce de l’inconscience ou bien avez-vous perdu le souvenir des agréables circonstances qui ont entouré notre mariage ? Dois-je vous rappeler que, à peine aviez-vous juré devant Dieu de me chérir et de me protéger votre vie durant, vous vous êtes hâté de jouer et de perdre non seulement le peu qui vous restait, mais la respectable fortune que je vous apportais... et pour laquelle vous m’aviez épousée ? Et comme ce n’était pas encore suffisant vous avez osé jeter sur un tapis de cartes l’amour qu’en effet je vous portais si naïvement, ma pudeur de jeune fille, ma virginité, mon honneur enfin. Et vous avez le front de persifler agréablement sur cette nuit où vous avez détruit ma vie comme s’il ne s’agissait que d’une de ces joyeuses aventures que les hommes aiment à se raconter, le soir, autour d’un flacon de vieux brandy ?

Lord Cranmere haussa les épaules avec mécontentement, mais détourna les yeux pour éviter le regard étincelant de Marianne.

— Si vous aviez été moins sotte, bougonna-t-il, cela n’aurait pu être, en effet, qu’une joyeuse histoire. C’est vous qui en avez fait un drame.

— Vraiment ! Voulez-vous m’expliquer ce que, selon vous, j’aurais dû faire ? Accueillir, j’imagine, le remplaçant que vous vous étiez trouvé.

— Sans aller jusque-là ! Une femme vraiment femme aurait su trouver les mots qui font tout espérer et emmènent les hommes au bout des plus longues patiences. Cet imbécile était fou de vous...

— Balivernes ! lança Marianne traversée d’une brusque émotion à l’évocation de Jason Beaufort. Il me voyait, ce jour-là, pour la première fois.

— Si vous croyez que cela ne suffit pas pour désirer une femme ! Il fallait l’entendre chanter votre grâce, le charme de votre visage, la splendeur de vos yeux. « S’il existe des sirènes, disait-il, lady Marianne ne peut être que leur reine... » Bon Dieu ! gronda Francis avec une soudaine rage, vous pouviez en faire ce que vous vouliez ! Il aurait été capable de tout vous rendre en échange d’une heure d’amour ! Peut-être même d’un seul baiser. Au lieu de cela vous en avez fait une tragédie, vous avez chassé l’homme qui tenait toute notre fortune entre ses mains...

— » Notre fortune », ironisa Marianne.

— Votre fortune, si vous y tenez ! C’est bien la raison pour laquelle vous auriez dû la défendre un peu plus âprement, essayer au moins d’en rattraper quelques bribes...

Marianne avait cessé d’écouter. A quoi bon ? Elle connaissait déjà la profonde amoralité de Francis et elle n’avait même plus à s’étonner de la dépravation mentale qui le poussait à cette indécence : lui reprocher de n’avoir pas su duper Jason et lui arracher ses gains. Elle n’entendait même plus... Brusquement, le souvenir lui revenait des derniers instants passés auprès de Jason, dans sa chambre de Selton. Ce baiser, elle ne l’avait pas donné, mais il l’avait pris tout de même et, avec un immense étonnement, Marianne découvrait qu’après tout ce temps elle en retrouvait encore la saveur violente et douce, inconnue et bouleversante malgré la colère qui l’habitait alors. C’était le premier baiser qu’elle eût jamais reçu... quelque chose d’inoubliable !

Marianne, qui, sur ce souvenir, avait un instant fermé les yeux, les rouvrit soudain. Que disait Francis à cet instant ?

— Ma parole... vous ne m’écoutez pas ?

— C’est que vous ne m’intéressez pas non plus ! Je n’ai pas l’intention de perdre mon temps à vous expliquer comment réagissent, en certains cas, les gens soucieux de leur honneur et, si vous voulez le fond de ma pensée, je vous dirai que je ne comprends même pas comment vous avez eu le front d’oser m’aborder. Je croyais bien vous avoir tué, Francis Cranmere, mais que le Diable votre maître vous ait ressuscité ou non, vous êtes mort pour moi et vous le demeurerez !

— Je conçois que cette attitude soit des plus confortables pour vous, mais le fait n’en demeure pas moins que je suis vivant et que j’entends le rester.

Marianne haussa les épaules et détourna la tête.

— Alors éloignez-vous de moi et tâchez d’oublier que l’on a uni un jour Marianne d’Asselnat et Francis Cranmere. Tout au moins si vous voulez rester, sinon vivant, du moins libre.

Francis regarda la jeune femme avec curiosité.

— Vraiment ? Je crois déceler une menace dans votre voix, ma chère, qu’entendez-vous par là ?

— Ne vous faites pas plus stupide que vous n’êtes. Vous le savez très bien : nous sommes en France, vous êtes un Anglais, un ennemi de l’Empire. Je n’ai qu’un geste à faire, qu’un mot à dire pour vous faire arrêter. Et, une fois arrêté, vous faire disparaître à jamais serait un jeu d’enfant. Croyez-vous que l’Empereur me refuserait votre tête si je la lui demandais ? Allons, soyez beau joueur, pour une fois. Admettez que vous avez perdu et retirez-vous sans plus chercher à me revoir. Vous savez très bien que vous ne pouvez plus rien contre moi.

Elle avait parlé doucement, mais fermement et avec une grande dignité. Elle n’aimait pas faire ostentation de sa puissance sur le maître de l’Europe mais, dans le cas présent, il était bon de mettre tout de suite les choses au point. Que Francis disparût de sa vie pour toujours et elle était certaine de parvenir un jour à lui pardonner... Mais, au lieu de méditer, comme il eût été convenable, les paroles qu’elle venait de prononcer, lord Cranmere se mit à rire à grands éclats... et Marianne sentit sa belle assurance fléchir un peu. Sèchement, elle demanda :