Marianne ne répondit pas. Cette atmosphère de kermesse la distrayait et l’irritait en même temps. Un peu partout, sur les Champs-Elysées, se dressaient des mâts de cocagne, des attractions de tous genres, des petits théâtres en plein vent, des bals, des jeux de bagues ou de casse-cou dans lesquels, depuis la veille, les Parisiens essayaient d’oublier qu’on leur donnait une impératrice qui ne leur convenait guère. Un peu partout, d’ailleurs, autour de sa voiture, comme autour des autres voitures venues là pour voir, on entendait fuser ces solides plaisanteries qui traduisent si bien l’état d’âme secret des Parisiens. Nul, en effet, n’ignorait plus ce qui s’était passé à Compiègne et l’on savait que, tout à l’heure, Napoléon allait mener à l’autel une femme avec laquelle il dormait depuis une semaine, bien que le mariage civil ait seulement eu lieu la veille, à Saint-Cloud.
Il était midi et le canon tonnait depuis une bonne demi-heure. Tout au bout de la longue perspective, encore presque vierge, des Champs-Elysées, le long desquels foisonnaient, en mousse vert pâle, les tendres feuilles neuves des marronniers, le soleil tombait d’aplomb sur l’énorme arc de triomphe de bois et de toile peinte que l’on avait bâti à grand-peine pour suppléer à la construction, encore loin d’être achevée, du monument à la gloire de la Grande Armée. Et, sous les rayons printaniers, il avait assez bon air, le simulacre, avec ses drapeaux neufs, le gros bouquet dont l’avaient orné les charpentiers, les hauts reliefs en trompe-l’œil de ses flancs et l’inscription qui proclamait « A NAPOLÉON ET A MARIE-LOUISE, LA VILLE DE PARIS ». Ce naïf enthousiasme était d’ailleurs assez drôle, songea Marianne, quand on savait le nombre de grèves, de revendications et de mouvements divers dont sa construction avait été émaillée. Mais là s’arrêtait l’amusant de la chose. La jeune femme n’éprouvait aucun plaisir à voir ainsi rapprochés les noms de Napoléon et de Marie-Louise.
Tout au long du parcours tremblaient les plumets rouges sur les hauts bonnets poilus des Grenadiers de la Garde, relayés aux carrefours par les chapskas noirs à panache vert et rouge des Chasseurs. Une chanson voltigeait sur Paris, reprise incessamment par les orchestres disséminés un peu partout. C’était « Où peut-on être mieux qu’au sein de sa famille » et Marianne en fut vite agacée. Le jour où Napoléon épousait la nièce de Marie-Antoinette, c’était un drôle de choix. Et le canon lui donnait un bien étrange contrepoint.
Soudain, la main d’Arcadius, gantée de chamois clair, se posa sur celle de Marianne.
— Ne bougez pas et surtout ne vous retournez pas brusquement, souffla-t-il. Mais je voudrais que vous regardiez discrètement la voiture qui vient de se ranger à côté de la nôtre. Il y a dedans une femme et un homme. Comme moi, vous reconnaîtrez aisément la femme, mais l’homme m’est inconnu. J’ajoute qu’il est de haute mine, très beau... malgré une cicatrice qui lui coupe la joue gauche, une cicatrice mince comme une lame d’épée...
Au prix d’un gros effort, Marianne parvint à ne pas tressaillir mais, sous celle de Jolival, sa main avait tremblé. Elle bâilla avec quelque affectation, sous l’autre, comme si la longue attente imposée par le cortège nuptial l’ennuyait. Puis, très lentement, très naturellement, elle tourna la tête, juste ce qu’il fallait pour prendre la voiture voisine dans son champ de vision.
C’était un cabriolet jaune et noir, tout neuf et très élégant, qui portait la griffe de Keller, le maître carrossier des Champs-Elysées. Deux personnes l’occupaient. Dans la femme âgée, superbement vêtue de velours noir et de martre, Marianne fut à peine surprise de reconnaître sa vieille ennemie Fanchon-Fleur-de-Lys, parce que son compagnon attira aussitôt son regard, et si, à le reconnaître, son cœur manqua un battement, ce ne fut pas de surprise mais bien d’une désagréable émotion, bien proche de la répulsion. Elle s’attendait, en effet, depuis que Jolival l’avait décrit à identifier Francis Cranmere.
Cette fois, il n’y avait aucun doute : c’était bien lui et pas un fantôme né de son imagination bouleversée par le trac d’un soir de première. Marianne retrouvait les traits presque trop purs, figés par un perpétuel ennui, le front têtu, le menton un peu lourd dans les plis de la haute cravate de mousseline, l’irréprochable élégance d’un corps puissant mais sauvé, jusque-là, de l’épaisseur par une intense pratique du sport. Le costume était une admirable symphonie gris tourterelle sur laquelle tranchait la note sombre d’un col de velours noir.
— Ils ont dû nous suivre, souffla Jolival. Je jurerais qu’ils ne sont là que pour nous ! Voyez donc comme cet homme vous regarde ! C’est lui, n’est-ce pas ?... C’est... votre mari ?
— C’est bien lui, admit-elle d’une voix curieusement calme si l’on tenait compte de la tempête qu’abritait sa poitrine.
Le regard vert, hautain et méprisant de Marianne accrocha le regard gris de Francis et le soutint sans faiblir. Elle découvrait avec satisfaction qu’en se trouvant en face de lui, réellement, la vague angoisse qui l’avait habitée depuis son apparition au théâtre s’évanouissait. Elle ne craignait rien tant qu’un danger imprécis, sournois et fuyant. L’inconnu la mettait mal à l’aise, alors qu’un combat face à face la laissait en pleine possession de ses moyens. Elle avait trop de courage naturel pour ne pas choisir, en toutes choses et en tous lieux, l’affrontement.
Elle ne sourcilla même pas en observant le sourire moqueur dont l’enveloppaient Francis et sa compagne. Elle n’était qu’à peine étonnée de les voir ensemble et de retrouver, vêtue comme une duchesse, l’affreuse vieille du caveau de l’Homme Armé. Depuis longtemps Arcadius lui avait décrit les différents avatars de l’ancienne pensionnaire du Parc-aux-Cerfs. Elle la savait rouée, dangereuse, bien armée : une sorte de Protée femelle qu’elle n’eût pas été autrement surprise de rencontrer dans un salon des Tuileries. Mais elle n’entendait pas discuter ses affaires en présence de Fanchon-Fleur-de-Lys. Encore qu’elle ignorât par quelle alchimie Francis était entré en relation avec la Désormeaux et jusqu’à quel point il lui avait fait ses confidences en ce qui concernait leurs relations passées. Marianne avait trop d’amour-propre pour accepter l’ingérence dans sa vie privée d’une femme jadis flétrie par la main du bourreau. Et comme, avec ce genre de créatures, on ne pouvait jamais deviner quelles allaient être leurs réactions, la jeune femme décida de céder la place, si grand que fût son désir d’en finir une bonne fois avec lord Cranmere.
Elle se penchait déjà pour ordonner à Gracchus-Hannibal, qui, dans sa livrée neuve, prenait sur son siège des airs de tête superbes, de rebrousser chemin et de la ramener à la maison, quand la portière s’ouvrit tout à coup et Francis lui-même apparut. Le chapeau à la main, il saluait avec une insolente affectation de respect.
— Puis-je réclamer le bonheur d’offrir mes hommages à la reine de Paris ? fit-il d’un ton léger.
Francis souriait mais le sourire n’atteignait pas ses yeux, durs comme pierre, qui dévisageaient la jeune femme, devenue très pâle sous la capote de soie lilas voilée de Chantilly blanc assortie à l’élégante toilette qu’elle portait.
D’un geste vif de sa main gantée, elle retint Arcadius qui s’élançait déjà pour repousser le visiteur :
— Laissez, mon ami ! Ceci me regarde.
Puis, d’une voix dont le léger enrouement trahit seul son émotion, elle demanda, durement :
— Que voulez-vous ?
— Je vous l’ai dit : offrir mes devoirs à la plus belle, causer un moment, s’il lui plaît.
— Il ne me plaît pas, coupa Marianne avec arrogance. Si vous estimez avoir quelque chose à me dire, écrivez à Monsieur de Jolival qui veut bien se charger de mon courrier et de mes rendez-vous. Il vous dira quand je peux vous recevoir. On ne cause pas au milieu d’une foule. Mon adresse est...
— Je connais votre adresse et je suis flatté que vous préfériez les charmes d’un tête-à-tête, mais je vous rappelle, ma chère, ironisa Francis, que l’on n’est jamais mieux isolé qu’au milieu d’une grande foule et celle-ci augmente à chaque instant. Elle nous presse tant qu’il ne sera pas possible de bouger avant qu’elle ne consente à se disperser. Je crains qu’il ne vous faille me supporter, bon gré, mal gré. Autant causer de nos affaires, n’est-il pas vrai ?
La foule, en effet, était devenue si dense qu’elle interdisait tout mouvement à la voiture comme à toutes celles qui s’étaient hasardées sur la place. Elle entretenait un brouhaha, dominé de loin en loin par les échos des orchestres, mais qui permettait tout de même la conversation. Francis, resté debout auprès de la portière, avança la tête à l’intérieur de la voiture et désigna Jolival :
— Si ce gentilhomme voulait être assez bon pour me céder quelques instants sa place auprès de vous... commença-t-il...
Mais Marianne coupa sèchement, sans retirer la main qu’elle avait posée sur celle de son ami :
— Je n’ai rien à cacher au vicomte de Jolival qui sait tout de moi, je vous l’ai dit, et qui est plus qu’un ami. Vous pouvez parler devant lui.
— Grand merci ! fit Francis avec un sourire agacé. Vous n’avez peut-être rien à lui cacher, mais il n’en est pas de même pour moi. Au surplus, ajouta-t-il en replaçant son chapeau sur sa tête et en l’enfonçant d’une légère tape, si vous ne voulez pas que nous causions, libre à vous... mais je ne vous donne pas une heure pour le regretter. Serviteur, ma chère.
Il allait s’écarter. Une impulsion plus forte que sa volonté jeta Marianne en avant. Après tout, autant en finir tout de suite.
— Restez.
Elle tourna vers Arcadius un regard suppliant, serra légèrement la main de son ami.
"Marianne, et l’inconnu de Toscane" отзывы
Отзывы читателей о книге "Marianne, et l’inconnu de Toscane". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "Marianne, et l’inconnu de Toscane" друзьям в соцсетях.